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Date : 20210812


Dossiers : IMM‑3162‑20

IMM‑3163‑20

Référence : 2021 CF 838

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 12 août 2021

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

Dossier : IMM‑3162‑20

ENTRE :

ELIAS BAHNA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

Dossier : IMM‑3163‑20

ET ENTRE :

BACHAR CHALHOUB

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Messieurs Bahna et Chahloub sont des citoyens syriens. M. Chahloub est le beau‑père de M. Bahna. Avec leurs familles, ils ont présenté une demande d’asile au titre de la catégorie de personnes de pays d’accueil. Un agent de migration de l’ambassade du Canada aux Émirats arabes unis a rejeté leurs demandes. Selon l’agent, MM. Bahna et Chahloub n’ont pas répondu véridiquement aux questions qui leur ont été posées lors d’une entrevue, ils ont présenté des documents frauduleux à l’appui de leur demande et ils n’étaient pas crédibles. Par conséquent, l’agent ne disposait pas d’une preuve crédible suffisante pour conclure que M. Bahna répondait aux exigences de la catégorie de personnes de pays d’accueil. En outre, selon l’agent, M. Chahloub avait une possibilité d’établissement durable en Arménie, parce qu’il avait probablement droit d’obtenir la citoyenneté arménienne.

[2] MM. Bahna et Chahloub ont sollicité le contrôle judiciaire des décisions de l’agent. Bien que distinctes, leurs demandes ont été entendues ensemble, et la présente décision s’applique aux deux.

[3] Je rejetterai les demandes de contrôle judiciaire de MM. Bahna et Chahloub. Ils me demandent essentiellement d’écarter les conclusions de fait de l’agent, et invoquent des arguments qui n’ont pas été présentés à l’agent. Dans le cadre d’un contrôle judiciaire, il ne m’appartient pas de substituer mes propres conclusions à celles de l’agent; je ne peux pas non plus autoriser les demandeurs à présenter de nouveaux arguments. Mon rôle est simplement de m’assurer que les conclusions de fait de l’agent étaient raisonnables à la lumière de la preuve. En l’espèce, elles l’étaient.

I. Le contexte

[4] La présente affaire tire son origine de deux demandes d’asile : l’une présentée par M. Chahloub pour lui‑même et son épouse, et l’autre présentée par M. Banha pour lui‑même et son épouse, Noura, qui est la fille de M. et Mme Chahloub.

[5] Le 11 septembre 2018, conformément à la procédure habituelle, l’agent de migration a interrogé les demandeurs au sujet du fondement de leur demande d’asile. À un moment donné pendant l’examen du dossier, l’agent a appris que l’autre fille de M. et Mme Chahloub, Noha, avait obtenu un passeport arménien. D’autres documents du dossier, dont des extraits du registre d’état civil et l’acte de mariage de M. Bahna, indiquent que certains membres de la famille font partie de l’Église catholique arménienne. De plus, M. et Mme Chahloub ont un fils dont le prénom est Sarkis, lequel, selon l’agent, est un prénom arménien traditionnel. Comme je l’explique plus loin, l’ethnicité arménienne des demandeurs et leur capacité à obtenir la citoyenneté arménienne sont directement liées à l’une des conditions d’obtention du statut de réfugié au Canada, à savoir l’absence de solution durable dans un autre pays.

[6] Le 8 janvier 2020, l’agent a envoyé une lettre relative à l’équité procédurale à MM. Chahloub et Bahna, les informant de préoccupations concernant leur manque de sincérité et leur admissibilité à demander la citoyenneté arménienne. Le 18 janvier 2020, M. Bahna a envoyé un courriel à l’agent, indiquant que ni lui ni sa famille n’avaient la citoyenneté arménienne, et qu’ils ne pouvaient pas la demander. Le 29 janvier 2020, M. Chahloub a fait de même. Il a souligné qu’aucun de ses ancêtres n’était arménien. Il a ajouté que sa fille Noha était la seule de la famille à avoir la citoyenneté arménienne, et que la citoyenneté ne pouvait pas être transmise à ses parents.

[7] Les deux demandeurs ont été convoqués à une deuxième entrevue le 26 février 2020. Au cours de cette entrevue, M. Chahloub a déclaré que sa famille était membre de l’Église catholique arménienne, mais a nié qu’elle ait été d’origine arménienne. Les deux demandeurs ont déclaré qu’un fonctionnaire du gouvernement arménien avait modifié la mention de leur appartenance ethnique sur des documents officiels afin de faciliter la demande de citoyenneté de Noha. L’agent a alors averti verbalement les demandeurs que cette explication ne semblait pas crédible, et il a réitéré sa préoccupation quant à la possibilité qu’ils disposent d’une solution durable en Arménie et qu’ils aient présenté des documents falsifiés.

[8] Le 29 février 2020, M. Chahloub a envoyé un courriel à l’agent afin de clarifier des ambiguïtés lors de l’entrevue. Il a déclaré que la famille s’était convertie à la religion catholique arménienne en 2015 pour faciliter la demande de citoyenneté arménienne de Noha. Il a également laissé entendre que Noha avait été invitée à demander la citoyenneté arménienne en raison de son militantisme en faveur de la communauté arménienne en Syrie.

[9] Une décision a été rendue le 13 mai 2020. L’agent a conclu que MM. Bahna et Chahloub n’avaient pas été sincères et que leur crédibilité était affectée. Après avoir écarté les informations entachées, l’agent a conclu qu’il ne disposait pas de renseignements suffisants pour rendre une décision favorable à l’égard de M. Bahna et a donc rejeté sa demande. Quant à la demande de M. Chahloub, elle a été rejetée, parce que ce dernier disposait d’une possibilité raisonnable de trouver une solution durable en Arménie.

[10] Les notes de l’agent dans le Système mondial de gestion des cas fournissent plus de précisions quant aux motifs des conclusions défavorables en matière de crédibilité. L’agent souligne le fait que Noha a obtenu la citoyenneté arménienne sans avoir jamais vécu dans le pays. Compte tenu de la structure de la loi arménienne sur la citoyenneté, cela laisse penser que Noha appartient à l’ethnie arménienne. En outre, l’agent ne croit pas qu’un fonctionnaire arménien aurait été en mesure de modifier les documents d’identité syriens des demandeurs. Enfin, l’agent a conclu que l’explication fournie par M. Chahloub dans son courriel du 29 février 2020, à savoir que la famille s’était convertie à la religion catholique arménienne en 2015, contredisait ses déclarations antérieures.

II. Analyse

[11] Pour obtenir gain de cause, les demandeurs doivent démontrer que la décision de l’agent est déraisonnable. Une décision peut être déraisonnable parce qu’elle n’est pas justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux paragraphes 105 à 107 [Vavilov]. En l’espèce, le cadre juridique applicable n’est pas contesté et sera décrit brièvement. Les demandeurs ne font essentiellement que contester les conclusions factuelles de l’agent. À cet égard, « le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise et […] à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait » : Vavilov, au paragraphe 125. Les conclusions factuelles ne seront déraisonnables que si « le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » : Vavilov, au paragraphe 126.

[12] Seuls quelques éléments du cadre juridique applicable doivent être soulignés ici. Une personne qui sollicite le statut de réfugié à l’étranger doit demander un visa. Selon le paragraphe 11(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi], un visa peut être délivré si l’agent de migration est convaincu « que l’étranger n’est pas interdit de territoire et se conforme à la présente loi ». Il incombe donc aux demandeurs de fournir des renseignements suffisants pour démontrer qu’ils satisfont aux exigences. En outre, conformément à l’article 16 de la Loi, les demandeurs doivent répondre véridiquement à toutes les questions qui leur sont posées.

[13] L’exigence qui est au cœur de la présente affaire est énoncée au paragraphe 139(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le Règlement], qui est libellé ainsi :

139 (1) Un visa de résident permanent est délivré à l’étranger qui a besoin de protection et aux membres de sa famille qui l’accompagnent si, à l’issue d’un contrôle, les éléments suivants sont établis :

139 (1) A permanent resident visa shall be issued to a foreign national in need of refugee protection, and their accompanying family members, if following an examination it is established that:

[…]

[…]

(d) aucune possibilité raisonnable de solution durable n’est, à son égard, réalisable dans un délai raisonnable dans un pays autre que le Canada, à savoir :

(d) the foreign national is a person in respect of whom there is no reasonable prospect, within a reasonable period, of a durable solution in a country other than Canada, namely

(i) soit le rapatriement volontaire ou la réinstallation dans le pays dont il a la nationalité ou dans lequel il avait sa résidence habituelle, […]

(i) voluntary repatriation or resettlement in their country of nationality or habitual residence, […]

[14] La résolution des questions soulevées en l’espèce est plus facile si l’on garde à l’esprit la distinction entre les marqueurs identitaires d’un individu, notamment la citoyenneté, l’ethnicité ou l’ascendance, la résidence et la religion. Bien que distincts, ces concepts peuvent être liés entre eux. Ces liens peuvent découler de la loi. Par exemple, les lois sur la citoyenneté utilisent souvent des distinctions fondées sur l’ethnicité, l’ascendance ou la résidence. Il peut également exister des liens factuels, par exemple lorsque des personnes d’une certaine ethnie adhèrent généralement à une religion en particulier.

[15] Essentiellement, les demandeurs soutiennent que la décision est déraisonnable du point de vue des faits. Ils affirment n’avoir aucune relation avec l’Arménie. Ils nient que les dispositions pertinentes de la loi arménienne leur donnent droit à la citoyenneté. S’ils concèdent que Noha a peut‑être agi illégalement en obtenant son passeport arménien, ils affirment que cela ne devrait pas affecter leurs demandes, et ils nient avoir présenté de faux documents. Ils affirment que les conclusions de l’agent concernant la citoyenneté arménienne sont de simples suppositions.

[16] Pour apprécier ces arguments, il faut garder à l’esprit que le contrôle judiciaire n’est pas un nouveau procès. Les demandeurs ne peuvent pas soulever de nouveaux motifs qui n’ont pas été invoqués devant le décideur. En d’autres termes, une décision n’est pas déraisonnable si elle ne tient pas compte d’arguments qui n’ont pas été présentés. Les cours de révision doivent plutôt se concentrer sur la logique générale de la décision, et déterminer si elle est intrinsèquement cohérente et compatible avec les contraintes pertinentes : Vavilov, aux paragraphes 99 à 101.

[17] Le raisonnement qui sous‑tend la décision contestée est le suivant. L’agent a d’abord relevé des indices donnant à entendre que les demandeurs pouvaient obtenir la citoyenneté arménienne du fait qu’ils étaient arméniens sur le plan ethnique. Cela leur offrirait une solution durable dans ce pays. L’agent a fait part de ces préoccupations aux demandeurs, et les a convoqués pour une nouvelle entrevue afin de leur permettre de fournir une réponse. Les demandeurs ont tenté de persuader l’agent qu’ils n’appartenaient pas à l’ethnie arménienne. Toutefois, leurs explications étaient contradictoires et non crédibles, et laissaient entendre qu’ils avaient fourni des documents falsifiés. L’agent a donc conclu que ses préoccupations initiales demeuraient valables.

[18] L’argument majeur des demandeurs est que leur histoire est vraie, qu’ils n’appartiennent pas à l’ethnie arménienne et que l’agent aurait dû les croire. À mon avis, cependant, l’agent a raisonnablement conclu que les demandeurs n’étaient ni sincères ni crédibles. Les deux demandeurs ont déclaré que les documents attestant leur appartenance à l’Église catholique arménienne avaient été modifiés par un fonctionnaire arménien afin de faciliter la demande de citoyenneté de Noha. Soit l’explication est incroyable et fausse, soit elle est exacte, auquel cas les documents soumis par les demandeurs à l’agent des visas étaient faux. Dans les deux cas, les demandeurs n’ont pas été sincères. De plus, dans son courriel du 29 février 2020, M. Chahloub a fourni une explication entièrement différente, à savoir que les membres de la famille s’étaient convertis à la foi catholique arménienne en 2015. Si cela est vrai, alors l’explication précédente, à savoir que les documents d’identité ont été modifiés par un fonctionnaire arménien, est fausse. Face à ces déclarations contradictoires, il était tout à fait raisonnable pour l’agent de conclure que les demandeurs n’étaient pas sincères ni crédibles.

[19] Par conséquent, l’agent était en droit de conclure que M. Chahloub n’avait pas réfuté le fait que sa femme et lui appartenaient à l’ethnie arménienne et avaient donc droit à la citoyenneté arménienne. Je souligne qu’une conclusion similaire a été jugée raisonnable dans l’affaire Shahbazian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 680.

[20] À cet égard, les demandeurs font valoir qu’ils n’ont aucun lien avec l’Arménie, puisqu’ils ne se sont jamais rendus dans ce pays. Cet argument confond toutefois l’origine ethnique et la résidence. Lorsqu’un groupe ethnique particulier comprend une diaspora importante, les membres de ce groupe peuvent très bien ne jamais avoir mis les pieds dans le pays qui en est la patrie. Les demandeurs n’ont pas démontré en quoi la conclusion de l’agent, selon laquelle leur appartenance à l’ethnie arménienne leur donnait droit à des conditions plus favorables pour obtenir la citoyenneté arménienne, était déraisonnable.

[21] Les demandeurs soutiennent également qu’ils ne rempliraient pas les conditions requises par la loi arménienne sur la citoyenneté. Le fondement de cet argument n’est pas clair. Il se heurte cependant à un obstacle plus fondamental. Cet argument n’a jamais été expliqué en détail à l’agent. L’essentiel des arguments présentés par les demandeurs à l’agent était qu’ils n’appartenaient pas à l’ethnie arménienne. Ils n’ont pas tenté de démontrer que, même s’ils l’étaient, ils n’auraient pas droit à la citoyenneté. Ils ne peuvent maintenant contester la décision de l’agent parce qu’elle ne tient pas compte d’un argument qu’ils n’ont jamais expliqué de manière adéquate.

[22] Enfin, selon les demandeurs, les conclusions de l’agent concernant leur capacité à obtenir la citoyenneté arménienne ne sont que des hypothèses. Cet argument vise toutefois à renverser le fardeau de la preuve. Les demandeurs doivent démontrer qu’ils répondent aux exigences de la Loi et du Règlement, y compris le fait qu’ils n’ont pas de solution durable ailleurs. Étant donné les éléments laissant penser qu’ils pourraient avoir droit à la citoyenneté arménienne, il était raisonnable pour l’agent d’exiger la preuve que les demandeurs ne pouvaient pas obtenir ce statut.

[23] Cela dispose de la demande de M. Chahloub. La situation de M. Bahna est toutefois légèrement différente. Rien n’indique que M. Bahna soit d’origine arménienne. Sa demande a été rejetée uniquement parce qu’il n’avait pas présenté suffisamment de renseignements crédibles pour trancher sa demande. L’agent a cité les articles 11 et 16 de la Loi, mais pas l’article 139 du Règlement. Cela, à mon avis, est raisonnable. Selon la jurisprudence de la Cour, une demande peut être rejetée lorsque le manque de sincérité ou de crédibilité du demandeur ne permet pas de déterminer s’il satisfait aux exigences de la Loi : Alkhairat c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 285 au paragraphe 9; Noori c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1095 au paragraphe 18; Sadeq Samandar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1117 aux paragraphes 20 à 24; Zeweldi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 114 au paragraphe 81.

III. Conclusion

[24] Par conséquent, les deux demandes de contrôle judiciaire seront rejetées.


JUGEMENT dans les dossiers IMM‑3162‑20 et IMM‑3163‑20

LA COUR STATUE :

1. La demande de contrôle judiciaire dans le dossier IMM‑3162‑20 est rejetée.

2. La demande de contrôle judiciaire dans le dossier IMM‑3163‑20 est rejetée.

3. Aucune question n’est certifiée.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIERS:

IMM‑3162‑20

 

INTITULÉ :

ELIAS BAHNA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

ET DOSSIER :

IMM‑3163‑20

INTITULÉ :

BACHAR CHALHOUB c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 AOÛT 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DES MOTIFS :

LE 12 AOÛT 2021

COMPARUTIONS :

Harry Blank, c.r.

POUR LES DEMANDEURS

 

Michel Pepin

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Harry Blank, c.r.

Avocat

Montréal (Québec)

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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