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Date : 20210811


Dossiers : IMM‑972‑20

IMM‑973‑20

IMM‑974‑20

Référence : 2021 CF 760

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 11 août 2021

En présence de monsieur le juge Ahmed

Dossier : IMM‑972‑20

ENTRE :

AMRINDER SINGH SANGHA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

Dossier : IMM‑973‑20

ET ENTRE :

GURTEJ SINGH SANGHA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L’IMMIGRATION

défendeur

Dossier : IMM‑974‑20

ET ENTRE :

KULDEEP KAUR SANGHA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le présent jugement concerne trois demandes distinctes de contrôle judiciaire qui sont jugées ensemble : IMM‑972‑20, IMM‑973‑20 et IMM‑974‑20.

[2] Les demandeurs, trois membres de la même famille, sollicitent le contrôle judiciaire de la décision d’un agent des visas (l’agent) d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC), ayant refusé les demandes de visa de résident temporaire (VRT) des demandeurs. L’agent n’était pas convaincu que les demandeurs quitteraient le Canada à la fin de leur séjour autorisé, comme l’exige l’alinéa 179b) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (le RIPR).

[3] Les demandeurs prétendent que l’agent a conclu de façon déraisonnable qu’ils ne quitteraient probablement pas le Canada à la fin de leur séjour autorisé. Plus précisément, les demandeurs font valoir que l’agent a commis une erreur en concluant que les demandeurs ne disposent pas de fonds et d’actifs personnels suffisants pour faciliter leur visite au Canada; qu’ils n’ont pas suffisamment d’attaches en Inde; et que l’objectif déclaré de leur visite est vague. En outre, les demandeurs soutiennent que l’agent a manqué à son devoir d’équité en soulevant des problèmes de crédibilité sans leur donner l’occasion d’aborder ces problèmes.

[4] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable. L’agent a refusé les demandes de VRT des demandeurs en se fondant sur des détails infimes plutôt que d’examiner les éléments de preuve pertinents. J’accueille donc la présente demande de contrôle judiciaire.

II. Les faits

A. Les demandeurs

[5] Les demandeurs sont au nombre de trois et sont des ressortissants indiens membres de la même famille : il s’agit de Mme Kuldeep Kaur Sangha, M. Gurtej Singh Sangha et de leur fils de 16 ans, Amrinder Singh Sangha (le demandeur mineur). M. Sangha possède des terres agricoles en Inde et travaille comme producteur laitier, Mme Sangha travaille comme femme au foyer et le demandeur mineur est étudiant.

[6] Le 30 janvier 2019, les demandeurs ont demandé des VRT pour assister à l’anniversaire de mariage d’un oncle, M. Angrej Singh Sangha, et de son épouse, Mme Mandeep Kaur Sangha, qui résident tous deux au Canada (les membres de la famille).

[7] Les demandeurs ont indiqué dans leur demande de VRT qu’ils avaient l’intention de rester au Canada pendant 11 jours. Les demandeurs ont présenté des éléments de preuve de leurs actifs à l’appui du voyage, notamment un rapport d’un comptable indiquant que l’avoir net combiné des demandeurs s’élève à 235 437 $, un formulaire de vérification de la déclaration de revenus indienne et une lettre de la Kore Wala Kalan Milk Producers Co‑Op Society Ltd confirmant le revenu net annuel de M. Sangha provenant de la production laitière.

[8] Les demandeurs ont également présenté une lettre de soutien des membres de leur famille, dans laquelle il est indiqué que ceux‑ci sont disposés à fournir tout le soutien financier et l’hébergement nécessaires aux demandeurs pendant leur visite au Canada. Les membres de la famille ont également fourni un certificat de mariage, un relevé bancaire, une preuve d’emploi et un certificat de titre relatif à une maison hypothéquée au Canada.

[9] Dans une lettre datée du 20 février 2019, un agent des visas d’IRCC (l’agent précédent) a refusé les demandes de VRT des demandeurs (la décision précédente). Les demandeurs ont sollicité le contrôle judiciaire de cette décision.

[10] Dans une décision datée du 16 janvier 2020, la Cour a annulé la décision précédente et l’a renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision (Sangha et al c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 62 (Sangha)). La Cour a conclu que l’agent précédent, à la lumière des éléments de preuve pertinents, avait conclu de manière déraisonnable que les demandeurs ne disposaient pas de fonds suffisants pour leur voyage proposé (Sangha, aux para 16 et 17).

B. Décision faisant l’objet du contrôle

[11] Le 23 janvier 2020, l’agent a envoyé aux demandeurs une lettre, demandant des documents supplémentaires ou mis à jour pour la nouvelle décision relative à leurs demandes. N’ayant pas reçu de réponse des demandeurs avant la date limite stipulée du 2 février 2020, l’agent a fondé sa décision sur les renseignements contenus dans les demandes originales de VRT des demandeurs.

[12] Dans une décision datée du 4 février 2020, l’agent a de nouveau refusé les demandes de VRT des demandeurs, estimant que ceux‑ci ne quitteraient probablement pas le Canada à la fin de leur séjour autorisé. La décision de l’agent est en grande partie contenue dans les notes du Système mondial de gestion des cas (SMGC), qui font partie des motifs de sa décision (Torres c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 150 au para 19).

[13] L’agent a refusé les demandes de VRT des demandeurs pour les mêmes raisons que l’agent précédent, à savoir :

  1. Les demandeurs ne disposent pas de fonds et de biens personnels suffisants pour faciliter leur visite au Canada;

  2. Les demandeurs ont des attaches insuffisantes en Inde;

  3. L’objectif déclaré par les demandeurs quant à leur visite est vague.

III. Dispositions pertinentes

[14] Selon le paragraphe 11(1) et l’alinéa 20(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, un étranger a besoin d’un VRT pour entrer au Canada en tant que résident temporaire :

Visa et documents

Application before entering Canada

11 (1) L’étranger doit, préalablement à son entrée au Canada, demander à l’agent les visa et autres documents requis par règlement. L’agent peut les délivrer sur preuve, à la suite d’un contrôle, que l’étranger n’est pas interdit de territoire et se conforme à la présente loi.

11 (1) A foreign national must, before entering Canada, apply to an officer for a visa or for any other document required by the regulations. The visa or document may be issued if, following an examination, the officer is satisfied that the foreign national is not inadmissible and meets the requirements of this Act.

Obligation à l’entrée au Canada

Obligation on entry

20 (1) L’étranger non visé à l’article 19 qui cherche à entrer au Canada ou à y séjourner est tenu de prouver :

20 (1) Every foreign national, other than a foreign national referred to in section 19, who seeks to enter or remain in Canada must establish,

[…]

[…]

b) pour devenir un résident temporaire, qu’il détient les visa ou autres documents requis par règlement et aura quitté le Canada à la fin de la période de séjour autorisée.

(b) to become a temporary resident, that they hold the visa or other document required under the regulations and will leave Canada by the end of the period authorized for their stay.

[15] Selon l’alinéa 179b) du RIPR, l’agent des visas doit être convaincu que l’étranger quittera le Canada à la fin de son séjour autorisé pour délivrer un VRT :

Délivrance

Issuance

179 L’agent délivre un visa de résident temporaire à l’étranger si, à l’issue d’un contrôle, les éléments suivants sont établis :

179 An officer shall issue a temporary resident visa to a foreign national if, following an examination, it is established that the foreign national

[…]

[…]

b) il quittera le Canada à la fin de la période de séjour autorisée qui lui est applicable au titre de la section 2;

(b) will leave Canada by the end of the period authorized for their stay under Division 2;

IV. Questions en litige et norme de contrôle

[16] La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

  1. L’agent a‑t‑il commis une erreur en concluant que les demandeurs ne disposent pas de fonds et de biens personnels suffisants pour faciliter leur visite au Canada?

  2. L’agent a‑t‑il commis une erreur en concluant que les demandeurs n’ont pas d’attaches suffisantes en Inde?

  3. L’agent a‑t‑il commis une erreur en concluant que l’objectif déclaré de la visite des demandeurs est vague?

  4. L’agent a‑t‑il manqué à son obligation d’équité procédurale?

[17] Il est acquis de part et d’autre que la norme de contrôle applicable aux première, deuxième et troisième questions est celle de la décision raisonnable. Les demandeurs prétendent que la norme de contrôle applicable à la quatrième question est celle de la décision correcte, ce que le défendeur ne conteste pas.

[18] Je suis du même avis que les demandeurs. Les questions relatives au bien‑fondé de la décision d’un agent des visas de refuser une demande de VRT sont examinées selon la norme de la décision raisonnable (Sangha, au para 10, renvoyant à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov), tandis que les questions d’équité procédurale sont examinées en fonction de la norme de contrôle qui s’apparente le plus à celle de la décision correcte (Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35).

[19] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable commande la retenue, mais demeure rigoureux (Vavilov, aux para 12 et 13). La cour de révision doit établir si la décision faisant l’objet du contrôle, notamment le résultat et le raisonnement, est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov, au para 15). Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). La question de savoir si une décision est raisonnable dépend du contexte administratif, du dossier dont le décideur est saisi et de l’incidence de la décision sur les personnes qui en subissent les conséquences (Vavilov, aux para 88 à 90, 94, 133 à 135).

[20] La partie qui entend établir qu’une décision est déraisonnable doit démontrer que celle‑ci comporte des lacunes capitales ou importantes (Vavilov, au para 100). La cour de révision doit s’abstenir d’apprécier la preuve examinée par le décideur et ne doit modifier les conclusions de fait qu’en présence de circonstances exceptionnelles (Vavilov, au para 125).

[21] La norme de la décision correcte, en revanche, est une norme de contrôle qui ne commande aucune déférence. La question centrale pour les questions d’équité procédurale est de savoir si la procédure était équitable compte tenu de toutes les circonstances, y compris les facteurs énumérés dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 aux para 21 à 28 (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54).

V. Analyse

A. L’agent a‑t‑il commis une erreur en concluant que les demandeurs ne disposent pas de fonds et de biens personnels suffisants pour faciliter leur visite au Canada?

[22] En concluant que les demandeurs ne disposent pas de fonds et d’actifs suffisants, l’agent a mis en doute l’état réel de la situation financière des demandeurs et la capacité des membres de la famille à subvenir aux besoins des demandeurs pendant leur séjour :

[traduction]

Éléments de preuve insuffisants de la situation financière/dépôts multiples importants et récents constatés sur le compte (26122015732608) pour augmenter considérablement les fonds; aucun détail de transaction fourni pour le compte (28122018113941); et une seule [déclaration d’impôt sur le revenu] (2018‑2019) soumise le 3 décembre 2018 constatée dans le dossier. Le compte en banque de l’auteur de l’invitation montre un avoir net de ‑443 493,13; voir preuve des fonds dans le dossier.

[23] À mon avis, l’agent a tiré une conclusion de crédibilité voilée relativement aux biens personnels des demandeurs d’une manière qui n’est pas suffisamment justifiée, intelligible et transparente (Vavilov, au para 99). Les demandeurs ont fourni un rapport d’un comptable indiquant que leur avoir net est de 235 437 $, dont 13 775 $ en espèces. L’agent n’a pas expliqué pourquoi cet élément de preuve était insuffisant, et a plutôt mis en doute la source de revenus des demandeurs en supposant que les récents dépôts étaient destinés à [traduction] « augmenter considérablement les fonds [des demandeurs] ». Comme l’ont noté les demandeurs, M. Sangha est un producteur laitier indépendant et il n’est donc pas nécessairement suspect qu’il reçoive des paiements importants à intervalles irréguliers.

[24] En substance, l’agent a estimé que la preuve des demandeurs n’est pas crédible en présumant qu’ils ont injecté des fonds dans leur compte bancaire pour renforcer leur demande. Comme l’agent ne fait pas valoir de manière transparente cette conclusion défavorable en matière de crédibilité ou ne la justifie pas par rapport aux éléments de preuve, je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable.

[25] En ce qui concerne les biens des membres de la famille, ceux‑ci ont fourni des éléments de preuve établissant qu’ils ont des ressources leur permettant de soutenir les demandeurs pendant leur visite. Les membres de la famille ont fourni un relevé bancaire, indiquant que leur avoir net est négatif de 443 493 $ parce qu’ils détiennent une hypothèque sur une maison au Canada. En plus de posséder une maison, bien qu’hypothéquée, la preuve des membres de la famille établit qu’ils ont près de 28 158 $ en liquidités et un revenu d’emploi stable, l’un des parents gagnant 11 000 $ par mois. L’agent, cependant, n’aborde pas cet élément de preuve et se concentre plutôt sur le fait que les membres de la famille ont des dettes s’élevant à 443 493 $, ce qui donne l’impression que ceux‑ci ne possèdent pas un sou à leur nom.

[26] Le défendeur prétend que l’agent a de façon raisonnable tenu compte des éléments de preuve pour conclure que les demandeurs ne disposent pas de fonds suffisants pour leur visite. Ce faisant, le défendeur avance essentiellement les mêmes arguments que ceux qu’il a avancés dans le cadre du contrôle judiciaire de la décision antérieure (Sangha, au para 14). Plus précisément, le défendeur affirme qu’il était raisonnable pour l’agent de conclure que les demandeurs ont des fonds insuffisants parce que leurs demandes de VRT indiquent que les fonds dont ils disposent pour leur visite ne s’élèvent qu’à 3 500 $.

[27] Compte tenu de la similitude des arguments du défendeur, j’estime que le raisonnement de la Cour dans la décision Sangha s’applique également aux arguments invoqués par le défendeur en l’espèce :

[15] À mon avis, l’agent a commis une erreur en faisant fi des éléments de preuve contradictoires et en tirant des conclusions subjectives et arbitraires, erreur qui rend la décision déraisonnable. Il a conclu que les fonds réservés au voyage étaient insuffisants, alors qu’il disposait d’une preuve contraire importante. Il était indiqué sur chaque demande que le demandeur disposait d’une somme de 3 500 $ CAN pour le voyage. Comme chaque demande a été présentée individuellement, l’explication la plus évidente serait que chaque demandeur disposait d’une somme de 3 500 $ CAN pour le voyage de 11 jours, et non que la famille était limitée à une telle somme. Même suivant le dernier scénario, la conclusion de l’agent ne tient pas compte des autres éléments de preuve contradictoires, puisque les demandeurs avaient à leur disposition des fonds s’élevant à près de 55 000 $ CAN.

[28] Le défendeur se fonde également sur la décision Clement c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 703 (Clement), pour invoquer le principe selon lequel le dépôt d’un cautionnement ne nécessite pas l’octroi d’un VRT.

[29] Je conclus qu’il faut distinguer la décision Clement de l’espèce. Dans la décision Clement, le parent du demandeur a simplement déclaré qu’il était prêt à signer un cautionnement pour le compte du demandeur (Clement, aux para 28 et 29). En l’espèce, les membres de la famille ont fourni plus qu’une promesse; ils ont fourni des éléments de preuve substantiels sur la façon dont ils ont l’intention de soutenir les demandeurs pendant leur visite.

B. L’agent a‑t‑il commis une erreur en concluant que les demandeurs n’ont pas d’attaches suffisantes en Inde?

[30] L’agent a estimé que les demandeurs n’avaient pas suffisamment d’attaches en Inde, car ils voyageaient ensemble en tant que famille :

[traduction]

La demanderesse principale ou la famille ne démontre pas un degré d’établissement suffisant ou des attaches suffisantes pour justifier un retour; toute la famille voyage ensemble pour se rendre au Canada. Compte tenu de ce qui précède, la demanderesse principale n’a pas démontré un degré d’établissement suffisant dans son pays d’origine ou des attaches suffisantes pour justifier un retour.

[31] J’admets que les attaches familiales d’un demandeur de visa au Canada et dans son pays d’origine sont un élément à prendre en considération pour évaluer s’il quittera le Canada à la fin de son séjour autorisé (Salman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 270 au para 6).

[32] Je n’accepte pas, cependant, que le fait que les membres d’une famille voyagent ensemble constitue à lui seul un motif raisonnable de conclure que la famille n’a pas suffisamment de liens avec son pays d’origine. Si tel était le cas, d’innombrables familles dont les membres souhaitent se rendre ensemble au Canada ne satisferaient pas à l’exigence de l’alinéa 179b) du RIPR.

[33] En outre, je ne peux m’empêcher de me demander si un tel raisonnement serait utilisé à l’égard des familles issues de pays plus riches. Je soupçonne que l’agent hésiterait davantage à conclure qu’une famille du Royaume‑Uni ou de la France n’a pas suffisamment de liens avec son pays d’origine parce que ses membres ont l’intention de se rendre ensemble au Canada. Ainsi, la notion implicite dans le raisonnement de l’agent est que, sans la majorité des membres de la famille immédiate d’une personne, il n’y a pas grand‑chose qui lie la famille à un pays comme l’Inde. Comme nous le verrons plus loin, cette notion est déraisonnable.

[34] Le raisonnement de l’agent n’est pas justifié au regard de la pléthore d’éléments de preuve qui établissent les attaches qu’ont les demandeurs en Inde (Vavilov, au para 85). Les demandeurs exposent avec justesse leurs arguments sur cette question dans leur mémoire d’argumentation :

[traduction]

[22] La preuve présentée à l’agent établissait que le demandeur était agriculteur en Inde depuis 1998 et qu’il exploitait une ferme laitière. La preuve de son activité agricole a été jointe à la demande, ainsi que la preuve de la propriété du demandeur en Inde. Il est incompréhensible que quelqu’un qui a résidé dans un pays pendant toute sa vie, qui a occupé un emploi de longue durée dans ce pays en dirigeant une exploitation agricole, qui possède des biens dans ce pays, qui a élevé une famille dans ce pays et dont le fils est scolarisé dans ce pays, ne soit pas établi. En outre, le demandeur a également des attaches familiales fortes en Inde – son père âgé.

[35] Si je remplace le mot « incompréhensible » par « déraisonnable », je souscris aux arguments des demandeurs. En concluant que les demandeurs étaient peu susceptibles de quitter le Canada à la fin de leur séjour autorisé uniquement parce qu’ils ont l’intention de voyager en famille, l’agent a négligé la constellation d’éléments de preuve qui contredisent sa conclusion. La Cour doit s’abstenir d’examiner de nouveau les éléments de preuve qui ont été présentés à l’agent; cependant, comme l’agent n’a pas justifié sa décision à la lumière des faits pertinents, j’estime que la décision de l’agent est déraisonnable (Vavilov, aux para 125 et 126).

[36] Pour soutenir le contraire, le défendeur s’appuie sur la décision Watts c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 158 (Watts), au paragraphe 28, pour invoquer le principe selon lequel l’agent n’est pas tenu de donner des motifs détaillés pour justifier sa décision. Dans la décision Watts, le juge Brown a été saisi d’un dossier différent, donnant ainsi lieu à une décision différente, ce qui lui a permis de suivre le raisonnement du décideur sans relever une faille décisive dans la logique globale (Watts, au para 32, renvoyant à l’arrêt Vavilov, au para 102). En l’espèce, la raison pour laquelle l’agent a écarté ces éléments essentiels de la preuve des demandeurs n’est pas abordée dans les motifs et ne peut être déduite du dossier, ce qui rend la décision de l’agent déraisonnable (Vavilov, au para 98).

C. L’agent a‑t‑il commis une erreur en concluant que l’objectif déclaré de la visite des demandeurs est vague?

[37] L’agent a estimé que la raison invoquée par les demandeurs pour visiter le Canada était vague, car les demandeurs ont fourni une raison différente pour leur visite dans leur précédente demande de VRT :

[traduction]

L’objet de la visite est vague; selon l’IMM5275, la demanderesse principale assiste à la pendaison de crémaillère d’une nouvelle maison et à une cérémonie religieuse, la même raison a été fournie lors du précédent refus de VRT soumis le 11 mai 2018 et refusé le 5 juin 2018; cependant, la lettre de soutien de la présente demande indique que l’objet est d’assister à l’anniversaire de mariage d’un oncle le 23 février 2019, la date de mariage indiquée sur le registre des mariages hindous était le 14 février 1987 et la date d’enregistrement était le 7 avril 2008.

[38] À mon avis, la décision de l’agent n’est pas suffisamment justifiée, transparente et intelligible (Vavilov, au para 99). Les demandeurs, comme l’a noté l’agent, ont fourni une raison différente pour leur visite dans leur précédente demande de VRT. Toutefois, dans la demande de VRT en litige, les demandeurs ont affirmé qu’ils allaient assister à l’anniversaire de mariage de leur oncle le 23 février 2019. L’agent ne fournit aucune justification pour écarter cet objectif déclaré; il se contente de noter la date du mariage figurant sur le registre des mariages hindous et la date d’enregistrement. Il n’est pas clair comment l’agent s’est appuyé sur ces dates, si tant est qu’il l’a fait, pour conclure que l’objet de la visite des demandeurs est vague.

[39] Le défendeur fait valoir que l’agent s’est de façon raisonnable fondé sur le fait que la date de l’anniversaire de mariage de l’oncle était passée au moment où la demande de VRT des demandeurs a été renvoyée pour nouvelle décision. L’agent ne fournit pas de tels motifs dans sa décision. Il n’appartient pas au défendeur de fournir des motifs dans le but de renforcer une décision autrement déficiente.

[40] Les motifs de l’agent – tels qu’ils sont énoncés dans la décision – constituent le point de départ pour déterminer si sa décision est raisonnable (Vavilov, au para 84). Lorsqu’on lit les motifs de l’agent conjointement avec le dossier, le raisonnement de l’agent sur ce point critique n’est pas compréhensible, ce qui rend sa décision déraisonnable (Vavilov, au para 103).

[41] Ayant conclu que la décision de l’agent est déraisonnable, je n’estime pas nécessaire d’examiner si l’agent a violé son obligation d’équité procédurale.

VI. Conclusion

[42] Il s’agit de la deuxième fois que le refus par le défendeur d’accueillir les demandes de VRT des demandeurs a été renvoyé pour nouvelle décision. Plutôt que d’appliquer les motifs du jugement rendu dans la décision Sangha, l’agent a, en l’espèce, apparemment décidé que les demandeurs ne quitteraient probablement pas le Canada à la fin de leur séjour autorisé. Ce faisant, l’agent n’a pas tenu compte d’un ensemble d’éléments de preuve qui contredisaient ses conclusions, mais s’est plutôt concentré sur des motifs de refus particuliers et peu convaincants.

[43] Les demandeurs demandent que la décision de l’agent soit renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision conformément aux directives de la Cour. J’estime que cette mesure de redressement est raisonnable. Lors de la nouvelle décision, le délégué du défendeur doit se pencher de façon raisonnable sur la preuve des demandeurs concernant les actifs personnels et familiaux importants, leurs attaches en Inde, et la raison clairement déclarée de leur visite, tous ces éléments étant décrits en détail dans la présente décision.

[44] Les parties n’ont pas proposé de question à certifier et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans les dossiers IMM‑972‑20 et IMM‑973‑20 et IMM‑974‑20

LA COUR ORDONNE :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de l’agent est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision conformément aux directives de la Cour.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

  3. Une copie du présent jugement et de ses motifs sera versée dans les dossiers IMM‑973‑20 et IMM‑974‑20.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑972‑20

INTITULÉ :

AMRINDER SINGH SANGHA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

ET DOSSIER :

IMM‑973‑20

INTITULÉ :

GURTEJ SINGH SANGHA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

ET DOSSIER :

IMM‑974‑20

INTITULÉ :

KULDEEP SINGH SANGHA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 8 juin 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

Le 11 août 2021

 

COMPARUTIONS :

Gen Zha

 

Pour les demandeurs

 

Galina Bining

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stewart Sharma Harsanyi

Avocats

Calgary (Alberta)

 

Pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

Pour le défendeur

 

 

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