Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20210901


Dossier : IMM-4707-20

Référence : 2021 CF 911

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 1er septembre 2021

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

JEAN-PAUL NIYONGIRA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Monsieur Jean-Paul Niyongira prétend qu’il a fui le Rwanda pour demander l’asile au Canada après avoir été torturé par des soldats qui ont tué son collaborateur au cours de la même séance de torture. La Section de la protection des réfugiés (la SPR) a rejeté sa demande le 6 juin 2019. La Section d’appel des réfugiés (la SAR) a confirmé la décision de la SPR le 31 août 2020. Le demandeur sollicite présentement le contrôle judiciaire de la décision de la SAR.

[2] L’essentiel de la décision de la SAR se résume au fait que celle-ci n’a pas cru M. Niyongira lorsqu’il a déclaré qu’il avait été torturé. La SAR a conclu que les contradictions et les lacunes dans son témoignage ont soulevé des doutes quant à sa crédibilité qui suffisaient à justifier le rejet de la demande.

[3] Je conclus que la SAR s’est livrée à une analyse microscopique de détails périphériques. Je conclus aussi qu’elle a remis en cause la crédibilité du témoignage du demandeur en se fondant sur des lacunes et des omissions, mais sans expliquer comment elle a appréhendé et appliqué les documents d’orientation qui montrent que les victimes de torture peuvent éprouver de la difficulté à témoigner de leur calvaire. De plus, la SAR semble avoir omis de se pencher sur l’affidavit supplémentaire que M. Niyongira a fourni à l’appui de son appel. En raison de ces lacunes, la décision de la SAR est déraisonnable.

[4] En se fondant sur les éléments de preuve soumis par M. Niyongira, la SAR a très bien pu avoir des raisons de douter de ses prétentions. Pourtant, ses motifs et son raisonnement ne font pas le poids face à un examen rigoureux, et ce, vu la nature de la cause, les répercussions potentielles sur l’individu et les exigences propres à l’application de la norme de la décision raisonnable. Il s’agit précisément du genre de situation analysée dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], au paragraphe 86 :

En somme, il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux‑ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique. Si certains résultats peuvent se détacher du contexte juridique et factuel au point de ne jamais s’appuyer sur un raisonnement intelligible et rationnel, un résultat par ailleurs raisonnable ne saurait être non plus tenu pour valide s’il repose sur un fondement erroné.

[Souligné dans l’original.]

[5] Il n’est pas nécessaire de revenir sur l’ensemble des observations du demandeur concernant les failles de la décision. Quelques exemples suffisent.

[6] En commençant par l’affidavit, la décision de la SAR énonce que « [l]’appelant ne demande pas à présenter un nouvel élément de preuve en vertu du paragraphe 110(4) […] » (décision de la SAR, para 6). Le problème avec cette affirmation tient au fait que M. Niyongira avait déposé un affidavit devant la SAR, qui expliquait certaines préoccupations quant à la manière dont l’audience s’était déroulée devant la SPR. Ces préoccupations englobaient des problèmes relatifs à la traduction de son témoignage par l’interprète. M. Niyongira avait aussi déclaré dans son affidavit : « Je présente, un nouvel élément de preuve, soit la copie de mon laissez-passer pour répondre à la question soulevée en salle de mes voyages Ouganda [sic] ».

[7] Il ne fait aucun doute que l’affidavit de M. Niyongira était inclus dans le dossier soumis à l’examen de la SAR. À la lumière de ce qui précède, la déclaration de la SAR selon laquelle il n’avait pas demandé à présenter un nouvel élément de preuve est incompréhensible. Il ne s’agit pas de prétendre que la SAR était tenue d’accepter le nouvel élément de preuve. Sa seule obligation était d’en prendre connaissance pour ensuite décider s’il était admissible sous le régime de la loi (Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, art 110(4)) et de la jurisprudence pertinente (en particulier, Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CFA 96). Cette omission de la part de la SAR est déraisonnable.

[8] De surcroît, il existe deux problèmes majeurs avec l’évaluation faite par la SAR de la crédibilité du demandeur : (i) elle s’est concentrée sur certains détails périphériques; (2) elle n’a pas tâché de savoir si et comment la torture subie par M. Niyongira avait influé sur la manière dont il avait témoigné.

[9] Monsieur Niyongira a affirmé qu’il avait été victime de torture à la suite de sa collaboration avec M. Mutunzi, un avocat accusé d’être un opposant politique parce qu’il avait défendu auparavant Léon Mugesera, un des acteurs du génocide au Rwanda (voir Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40). Il allègue que ses malheurs ont commencé le 13 avril 2018 lorsqu’il a rencontré M. Mutunzi et qu’ils ont été enlevés.

[10] La SAR a conclu que la preuve présentée par M. Niyongira manquait de crédibilité en raison de contradictions quant à la question de savoir qui avait appelé qui ce jour-là. Elle a remarqué que, bien que « cet imbroglio [ne soit] pas fatal à un témoignage entier », il révélait que le demandeur ne pouvait pas décrire adéquatement l’origine de ses problèmes. Il s’agit d’une analyse indûment microscopique d’un détail périphérique et la SAR a agi déraisonnablement en omettant d’écarter cet élément de son évaluation de la crédibilité du demandeur.

[11] Il en va de même pour les réserves exprimées par la SAR concernant le moment où le demandeur a obtenu son passeport et pour ses critiques quant au rapport médical (qui, après lecture, ne traite pas en substance de la condition médicale ou du traitement de M. Niyongira). Il n’est pas raisonnable de tirer des conclusions sur la crédibilité à partir d’éléments aussi marginaux du récit. Il ne s’agit pas ici d’une situation où l’analyse de la SAR était simplement « exhaustive » (voir Mirzaee c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 972 au para 45). Plutôt, elle s’est enlisée dans une revue détaillée d’éléments de preuve insignifiants, ce qui est parfois désigné comme l’erreur de procéder à une « analyse microscopique ».

[12] Bien que ces problèmes en eux-mêmes puissent ne pas avoir été suffisamment graves pour rendre toute la décision déraisonnable, ils ne constituent pas le seul fondement pour annuler la décision de la SAR. Une question plus fondamentale concerne l’omission totale par la SAR de mentionner les répercussions possibles de la torture sur la qualité ou l’exactitude du témoignage de M. Niyongira.

[13] Comme je l’ai fait remarquer plus tôt, la demande d’asile de M. Niyongira reposait sur son récit selon lequel il avait été victime de torture, ses tortionnaires avaient tué son collaborateur et il craignait de retourner au Rwanda parce qu’il pouvait relier ses bourreaux au meurtre de son collaborateur, leur fournissant ainsi une raison supplémentaire de lui faire du mal. Compte tenu de ce qui précède, la SAR était tenue de considérer les répercussions possibles de la torture sur le témoignage du demandeur.

[14] La Commission de l’immigration et du statut de réfugié a reconnu avec raison qu’un décideur se doit de considérer si la torture ou d’autres formes de mauvais traitements a eu des répercussions sur la capacité d’une personne à témoigner, au moyen des Directives numéro 8 : Procédures concernant les personnes vulnérables qui comparaissent devant la CISR (les Directives) et du Guide de formation concernant les victimes de torture de la SAR (le Guide).

[15] Le cadre établi dans l’arrêt Vavilov pour l’application de la norme de la décision raisonnable comprend l’examen de la façon dont un décideur a composé avec les précédents ayant force obligatoire et les politiques ou les directives adoptées pour l’éclairer lorsqu’il aborde certaines affaires (Vavilov, aux para 129-131).

[16] En l’espèce, la SAR a omis d’examiner comment la torture que M. Niyongira a subie pouvait avoir influé sur son témoignage. Des décisions antérieures de la Cour ont reconnu que l’expérience de la torture — et de ses répercussions importantes sur l’intégrité physique, morale et psychologique d’une personne — doit être prise en considération pour évaluer la crédibilité d’un témoignage, que les Directives ou le Guide s’appliquent ou non : « les victimes de torture peuvent éprouver des difficultés sur les plans de la mémoire et de la cohérence de leurs propos » (Wardi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1509 [Wardi] au para 15). Comme l’explique la Cour dans la décision Wardi, l’erreur commise en omettant de considérer les répercussions de la torture sur la capacité d’une personne à témoigner « tire son origine des principes généraux qui régissent l’appréciation de la preuve, et non d’un manquement à des politiques » (Wardi, au para 25).

[17] À mon avis, la SAR a commis l’erreur précise que le Guide dénonce, parce qu’elle n’a pas expliqué comment elle a apprécié les répercussions de la torture alléguée sur le témoignage du demandeur. La SAR a écarté le témoignage du demandeur à cause de contradictions entre son récit écrit et son témoignage oral à propos du nombre de soldats qui l’ont torturé, de la nature précise du matériel utilisé lors de la dernière séance de torture et de la déchirure de son chandail à manches courtes juste avant le dernier incident de torture. Les explications du demandeur sur ces contradictions n’ont pas été prises en compte, mais la SAR n’a rien dit quant à savoir si et comment la torture pouvait avoir influé sur son témoignage. C’est déraisonnable.

[18] Finalement, l’arrêt Vavilov souligne qu’un des facteurs utilisés pour apprécier le caractère raisonnable d’une décision sont les répercussions de la décision sur l’individu : « Lorsque la décision a des répercussions sévères sur les droits et intérêts de l’individu visé, les motifs fournis à ce dernier doivent refléter ces enjeux » (au para 133). Il est difficile d’imaginer des répercussions plus sévères que la possibilité d’être expulsé et de devoir faire face à ses tortionnaires (voir Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1 au para 118). À cet égard, les motifs de la SAR ne satisfont tout simplement pas à la norme qui s’applique : ils ne justifient pas l’exercice, par la SAR, de son pouvoir public en rapport avec des intérêts aussi fondamentalement importants, tant pour M. Niyongira que pour l’ensemble du Canada.

[19] Par conséquent, je conclus que la décision est déraisonnable. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvel examen.

[20] Il n’y a aucune question d’intérêt général à certifier.

[21] Un dernier point à aborder concerne l’intitulé de la cause. Le demandeur avait auparavant désigné le « ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté » comme défendeur, mais les parties ont convenu à l’audience que le bon défendeur est le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22, alinéa 5(2)a)). L’intitulé de la cause est modifié en conséquence, avec effet immédiat.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4704-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision du 31 août 2020 de la Section d’appel des réfugiés est annulée.

  3. L’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Section d’appel des réfugiés pour nouvel examen.

  4. Il n’y a aucune question d’intérêt général à certifier.

  5. L’intitulé de la cause est modifié pour désigner le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration comme défendeur.

« William F. Pentney »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Blain McIntosh


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4704-20

 

INTITULÉ :

JEAN PAUL NIYONGIRA C Le MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 JUIN 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PENTNEY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 1er SEPTEMBRE 2021

 

COMPARUTIONS :

Heather Neufeld

 

POUR LE DEMANDEUR

Julie Chung

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Heather Neufeld Law

Ottawa (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.