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Date : 20210830


Dossier : IMM-796-20

Référence : 2021 CF 894

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 30 août 2021

En présence de madame la juge Walker

ENTRE :

EMMANUEL EMUZE

OMONOR EMUZE

OSOSE DANIEL EMUZE

EBEHIREMEN MICH EMUZE

EBOSETALE CHRIS EMUZE

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Les demandeurs sont des citoyens du Nigéria. Ils sollicitent le contrôle judiciaire de la décision du 10 janvier 2020 par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) a confirmé le rejet de leurs demandes d’asile. La SAR était d’accord avec la Section de la protection des réfugiés (la SPR) pour dire que les demandeurs disposaient d’une possibilité de refuge intérieur (PRI) viable dans les villes nigériennes d’Abuja, de Port Harcourt et d’Ibadan.

[2] Pour les motifs qui suivent, la demande sera accueillie. En bref, lorsqu’elle a examiné si les agents de persécution avaient la capacité de retrouver les demandeurs dans les villes proposées comme PRI, la SAR n’a pas tenu compte de la preuve selon laquelle leurs agents de persécution les avaient retracés à Lagos depuis leur maison de campagne. Cette omission constitue une erreur importante dans la décision de la SAR, car elle mine la justification offerte par le tribunal pour étayer sa conclusion principale sur le premier volet du critère relatif à la PRI.

I. Contexte

[3] Les demandeurs forment une famille de cinq membres. M. Emmanuel Emuze, le demandeur principal, est marié à Mme Omonor Emuze et père de leurs trois enfants mineurs. Les demandeurs craignent de retourner au Nigéria, car la famille paternelle du demandeur principal a l’intention de le soumettre à des rituels traditionnels en sa qualité de fils aîné de son défunt père, un adorateur d’idoles, et d’infliger la mutilation génitale féminine aux demanderesses.

[4] Après la mort de son père en octobre 2016, le demandeur principal était censé reprendre les fonctions de celui‑ci. Il a refusé de le faire et des membres de sa famille l’ont attaqué. Le demandeur principal a signalé l’attaque aux autorités, mais celles‑ci ne lui sont pas venues en aide. Les demandeurs ont déménagé à Lagos, car ils craignaient constamment les représailles de la famille du demandeur principal. Cependant, cette dernière a découvert l’endroit où ils se trouvaient.

[5] Les demandeurs ont quitté le Nigéria en décembre 2017. Ils sont arrivés au Canada le 23 décembre 2017 et ont demandé l’asile.

[6] La SPR a rejeté leurs demandes le 29 avril 2019 au motif qu’ils disposaient d’une PRI à Abuja, Port Harcourt et Ibadan, au Nigéria.

II. Décision faisant l’objet du contrôle

[7] La question de la PRI dont disposaient les demandeurs était déterminante en appel. La SAR a confirmé la décision de la SPR selon laquelle les demandeurs ne sont pas des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR) parce qu’ils disposent d’une PRI à Abuja, Port Harcourt et Ibadan.

[8] S’appuyant sur la décision Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1126 (au para 7) de notre Cour, la SAR a d’abord conclu que la SPR n’avait pas commis d’erreur dans son application du guide jurisprudentiel TB7‑19851 (GJ TB7-19851). Puis, le tribunal a examiné les deux volets du critère bien établi relatif à la PRI (Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CAF) (Rasaratnam)).

[9] La SAR a fait remarquer que les demandeurs n’avaient présenté aucun argument précis en appel pour contester la conclusion de la SPR selon laquelle ils n’avaient pas établi que leurs agents de persécution les chercheraient dans les villes proposées comme PRI. Néanmoins, le tribunal a confirmé la conclusion de la SPR en renvoyant au témoignage livré par le demandeur principal à l’audience devant la SPR. Dans le cadre de ce témoignage, on a demandé au demandeur principal si sa famille et lui pourraient déménager et vivre dans l’une des villes proposées comme PRI. En réponse, le demandeur principal n’a pas indiqué que sa famille paternelle serait en mesure de les retracer dans les villes proposées comme PRI. La SAR a également signalé que rien dans le mémoire d’appel des demandeurs n’indiquait que leurs agents de persécution avaient la motivation ou les moyens de les retrouver dans ces villes. En ce qui a trait aux problèmes généraux de sécurité dans les trois villes, y compris les enlèvements et les vols qualifiés, le tribunal a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi qu’ils s’exposeraient à un risque visé à l’article 97 de la LIPR en raison de la criminalité généralisée dans les villes proposées comme PRI.

[10] La SAR a par la suite confirmé les conclusions de la SPR relatives au caractère raisonnable de la PRI pour les demandeurs. Le tribunal a examiné leurs observations déposées en appel, à savoir qu’ils auraient de la difficulté à trouver un emploi ou un logement à Port Harcourt, que Boko Haram présenterait un risque pour eux à Abuja en raison de leur religion chrétienne et qu’ils seraient exposés à un risque de la part des bergers foulanis à Ibadan. La SAR a renvoyé au GJ TB7-19851 et à sa liste non exhaustive de facteurs pouvant être pris en compte dans l’examen du second volet du critère relatif à la PRI. Le tribunal a conclu que la SPR avait adéquatement examiné l’ensemble des facteurs, à l’exception de la religion, de l’identité autochtone ainsi que de l’accessibilité des soins médicaux et de santé mentale. La SAR a examiné ces facteurs et a conclu dans chacun des cas que ceux‑ci n’établissaient pas que les villes proposées comme PRI étaient déraisonnables.

III. Question préliminaire

[11] Selon le défendeur, le fait que les demandeurs n’ont pas déposé d’affidavit à l’appui de leur demande de contrôle judiciaire peut être suffisant pour rejeter celle‑ci (auparavant l’alinéa 10(2)d) des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22, modifiées le 27 juin 2021, et maintenant le sous-alinéa 10(2)a)(v)). Le défendeur reconnaît que l’absence d’un affidavit personnel ne commande pas le rejet automatique d’une demande de contrôle judiciaire, mais fait valoir qu’il s’agit d’une pratique exemplaire reconnue.

[12] Au lieu d’un affidavit personnel, les demandeurs ont déposé un affidavit souscrit par un stagiaire en droit qui travaillait avec leur avocat (l’affidavit de M. Gossin). Dans son affidavit, M. Gossin ne sollicite pas le dépôt de nouveaux éléments de preuve devant la Cour. Il produit plutôt comme pièces des copies de documents divers, y compris la décision de la SPR, les documents de réfugié des demandeurs, ainsi que leurs observations écrites présentées à la SPR. Ces documents figurent également dans le dossier certifié du tribunal (le DCT).

[13] À mon avis, les faits essentiels dont j’ai besoin pour trancher la demande figurent dans l’affidavit de M. Gossin et le DCT, qui sont à ma disposition. L’absence d’un affidavit personnel importe peu et je conclus que le fait que les demandeurs n’en ont pas présenté un ne leur est pas fatal dans les circonstances.

IV. Question en litige et norme de contrôle

[14] La demande soulève la question de savoir si la SAR a commis une erreur en concluant que les demandeurs disposaient d’une PRI viable dans les villes d’Abuja, de Port Harcourt et d’Ibadan. La décision de la SAR est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 10, 23 (Vavilov); Onuwavbagbe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 758 au para 20). Une décision raisonnable doit être fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et « est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85).

[15] Il incombe aux demandeurs de démontrer que la décision de la SAR est déraisonnable. Avant de pouvoir infirmer la décision pour ce motif, la Cour doit être convaincue « qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

V. Analyse

[16] Le concept de PRI fait partie intégrante de la définition de réfugié au sens de la Convention. Si un demandeur peut chercher refuge dans son propre pays, il n’y a aucune raison de conclure qu’il ne peut ou ne veut se réclamer de la protection de ce pays. Autrement dit, pour avoir droit à la protection du Canada, le demandeur d’asile doit être un réfugié du pays et pas seulement d’une région particulière du pays (Sadiq c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 430 au para 39).

[17] Comme je l’ai déjà mentionné, la Cour d’appel fédérale a énoncé le critère permettant d’établir l’existence d’une PRI viable dans l’arrêt Rasaratnam. La SAR doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que :

  1. Les demandeurs ne seront pas exposés à une possibilité sérieuse de persécution ou à un risque au sens de l’article 97 dans les villes proposées comme PRI;

  2. La situation dans les parties du pays proposées comme PRI doit être telle qu’il ne serait pas déraisonnable pour les demandeurs de s’y réfugier compte tenu de toutes les circonstances, y compris celles qui leur sont propres.

[18] La Cour a cité le critère à de nombreuses reprises dans sa jurisprudence. Il incombe aux demandeurs de démontrer qu’au moins un volet du critère n’est pas rempli (Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589 (CAF); Obotuke c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 407 au para 16).

[19] Les demandeurs contestent l’analyse effectuée par la SAR des deux volets du critère énoncé dans l’arrêt Rasaratnam. Ils soutiennent que la SAR a commis des erreurs : 1) en faisant abstraction des risques auxquels ils seraient personnellement exposés; 2) en rejetant leur témoignage irréfuté et accepté; 3) en concluant qu’il ne serait pas déraisonnable qu’ils déménagent dans les villes proposées comme PRI sans tenir compte de leur situation personnelle.

[20] Il n’est pas nécessaire d’aborder chacune de ces questions en détail puisque je conclus que, en n’examinant pas la preuve selon laquelle les agents de persécution des demandeurs les avaient retrouvés à Lagos, la SAR a suivi un raisonnement illogique et a rendu une décision qui n’est pas justifiée au vu de la preuve. Cette omission constitue une erreur importante dans la décision et commande un nouvel examen de l’appel des demandeurs devant la SAR.

[21] Je traiterai brièvement de l’observation des demandeurs selon laquelle il était déraisonnable pour la SAR de ne pas tenir compte des risques de persécution auxquels ils seraient personnellement exposés, notamment le risque que les demanderesses subissent la mutilation génitale féminine. Les demandeurs ont raison de dire que la SAR n’a pas examiné ce risque, mais je conclus que cela ne constitue pas une erreur susceptible de contrôle. La SAR a conclu que les demandeurs n’avaient pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, que leurs agents de persécution avaient les moyens ou la motivation de les trouver dans les villes proposées comme PRI. L’analyse du tribunal ne reposait pas sur les risques auxquels les demandeurs seraient personnellement exposés. Elle portait sur la capacité et le désir des membres de la famille du demandeur principal de les trouver. Bien que j’examinerai la question des lacunes dans l’analyse du tribunal à cet égard, la SAR n’a pas commis d’erreur susceptible de contrôle en axant son analyse sur les agents de persécution plutôt que sur les risques auxquels les demandeurs seraient personnellement exposés. Autrement dit, si les demandeurs ne courent pas de risques aux mains des agents de persécution dans les villes proposées comme PRI, la nature du préjudice ne constitue pas un facteur déterminant.

[22] En outre, dans leurs observations présentées en appel, les demandeurs n’ont soulevé aucune question concernant l’analyse par la SPR du premier volet du critère relatif à la PRI. Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême a affirmé que la cour de révision doit « interpréter les motifs du décideur en fonction de l’historique et du contexte de l’instance dans laquelle ils ont été rendus » (au para 94). La SAR n’est pas tenue d’examiner les questions potentielles que les appelants n’ont pas soulevées (alinéa 3(3)g) des Règles de la Section d’appel des réfugiés, DORS/2012‑257; Kanawati c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 12 aux para 23‑24).

[23] En l’espèce, la SAR a commis une erreur dans son analyse relative aux agents de persécution et à leur capacité de retrouver les demandeurs au-delà du contexte rural qu’ils ont fui pour rejoindre des grandes villes nigériennes. Le problème de cette analyse repose sur le fait que, plus tôt dans sa décision, la SAR avait admis que les agents de persécution avaient réussi à savoir que les demandeurs s’étaient enfuis à Lagos.

[24] Pour conclure que les demandeurs n’avaient pas établi de risque sérieux de persécution ou de risque visé à l’article 97, la SAR s’est essentiellement fondée sur sa conclusion selon laquelle les agents de persécution n’avaient pas la capacité ni la motivation de les retracer dans les villes proposées comme PRI. Au cours de son analyse, la SAR a signalé que, dans son témoignage, le demandeur principal n’avait pas mentionné que des membres de sa famille paternelle seraient en mesure de les trouver dans les villes proposées comme PRI. Il n’y avait pas non plus d’observation à cet égard dans le mémoire d’appel des demandeurs. Cependant, dans son énumération des faits à l’origine de la demande des demandeurs, la SAR a mentionné que ces derniers ont déménagé à Lagos à la suite de l’attaque menée contre le demandeur principal, mais que la famille avait découvert leur nouvelle adresse. Cette déclaration est cohérente avec l’exposé des faits qui figure dans les observations que les demandeurs ont présentées en appel.

[25] L’évaluation menée par la SAR au sujet de la capacité de la famille paternelle à retrouver les demandeurs au Nigéria est intrinsèquement incohérente. Le tribunal n’a pas établi de lien entre le fait que les agents de persécution savaient que les demandeurs avaient déménagé à Lagos et sa conclusion selon laquelle les agents de persécution ne seraient pas en mesure de les retracer dans les villes proposées comme PRI. Le fait que le défendeur se soit fondé sur l’absence d’argument distinct sur cette question dans les observations présentées en appel ne saurait justifier cette omission. Bien qu’ils ne l’aient pas fait sous forme d’observations distinctes, les demandeurs renvoient à cette capacité de les retracer dans leurs observations présentées en appel. La SAR prend acte de l’observation dans la décision.

[26] Je reconnais que le fait que les agents de persécution aient retrouvé les demandeurs à Lagos à la fin de l’année 2017 n’est pas déterminant quant à la question de savoir s’ils ont la capacité de les trouver dans les villes proposées comme PRI ou s’ils ont toujours la motivation de le faire. J’accepte les observations du défendeur à cet égard. Cependant, le fait que la SAR n’ait pas mentionné un élément important et incontesté de l’exposé circonstancié des demandeurs, qui concerne directement sa conclusion déterminante quant au premier volet du critère relatif à la PRI, constitue une erreur susceptible de contrôle (Zablon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 58 aux para 21-22).

VI. Conclusion

[27] La demande est accueillie.

[28] Les parties n’ont proposé aucune question à certifier et l’affaire n’en soulève aucune.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-796-20

LA COUR DÉCLARE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Elizabeth Walker »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-796-20

 

INTITULÉ :

EMMANUEL EMUZE, OMONOR EMUZE, OSOSE DANIEL EMUZE, EBEHIREMEN MICH EMUZE,
EBOSETALE CHRIS EMUZE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 JUIN 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE WALKER

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 30 AOÛT 2021

 

COMPARUTIONS :

Me Ivan Skafar

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Me Edith Savard

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Hasa Avocats

Avocats

Montréal (Québec)

 

pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

pour le défendeur

 

 

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