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Date : 20210830


Dossier : IMM‑5583‑20

Référence : 2021 CF 897

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 30 août 2021

En présence de madame la juge Roussel

ENTRE :

CHRISTINE NANKUMBA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse est de citoyenneté ougandaise. Arrivée au Canada en janvier 2017, elle a présenté une demande d’asile fondée sur sa crainte d’être victime de persécution ou de représailles aux mains de l’ex‑petit ami de sa nièce décédée. Elle a allégué que, parce qu’elle avait accusé ce dernier du meurtre de sa nièce, des individus se disant associés à lui l’avaient menacée, enlevée et agressée sexuellement. Elle a aussi allégué qu’elle était exposée à un risque exacerbé de violence fondée sur le sexe en raison des circonstances de sa collaboration dans le dossier du meurtre de sa nièce.

[2] Le 30 novembre 2018, la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté la demande d’asile de la demanderesse. La SPR a conclu que la demanderesse n’était en général pas crédible et elle n’a prêté foi à aucune des allégations de mauvais traitements ou de préjudice décrits par la demanderesse dans sa demande d’asile. La SPR a fondé sa conclusion défavorable concernant la crédibilité sur les éléments suivants :

1. les contradictions entre le témoignage et l’exposé circonstancié écrit de la demanderesse en ce qui concerne la date à laquelle elle avait identifié le corps de sa nièce (le 13 ou le 15 juillet 2015) et la date de la veillée tenue par la famille (le 15 ou le 16 juillet 2015);

2. l’incapacité de la demanderesse d’expliquer pourquoi elle serait toujours prise pour cible quand, d’après les renseignements contenus dans un article qu’elle a déposé en preuve, l’ex‑petit ami de sa nièce avait avoué le meurtre et, par conséquent, n’aurait plus de raison de craindre son témoignage;

3. la contradiction entre le témoignage de la demanderesse et la preuve qu’elle a produite au sujet du nom de la femme qui l’a trouvée après que les ravisseurs l’eurent libérée (Justine ou Jane).

[3] La SPR a aussi conclu que la demanderesse, qui vivait dans une résidence sûre avec d’autres membres de sa famille, n’avait pas fait la preuve qu’elle s’exposait à un risque de violence fondée sur le sexe en retournant dans son pays.

[4] La demanderesse a interjeté appel de la décision auprès de la Section d’appel des réfugiés [la SAR]. Le 7 octobre 2020, la SAR a rejeté l’appel et confirmé la décision de la SPR selon laquelle la demanderesse n’était ni une réfugiée au sens de la Convention ni une personne à protéger.

[5] Comme la SPR, la SAR n’a pas prêté foi aux allégations de mauvais traitements ou de préjudice de la demanderesse. La SAR a relevé une contradiction supplémentaire dans la preuve déposée par la demanderesse concernant l’enlèvement et l’agression sexuelle allégués, et jugé que l’absence d’explication au sujet de cette contradiction minait davantage la crédibilité de la demanderesse. De plus, la SAR partageait l’avis de la SPR selon lequel les éléments de preuve incohérents de la demanderesse en ce qui a trait aux dates importantes dans son récit et à l’identité de la femme qui l’avait trouvée après sa libération minaient sa crédibilité. La SAR n’a pas jugé nécessaire d’examiner la question des aveux, puisqu’elle avait conclu que les menaces et l’enlèvement allégués n’avaient pas eu lieu. La SAR a ensuite traité de trois documents déposés par la demanderesse : un rapport de la clinique et deux déclarations sous serment, l’une de la sœur de la demanderesse et l’autre de la femme qui avait trouvé la demanderesse après sa libération. La SAR a conclu que la SPR avait eu raison d’accorder moins de poids à ces documents, parce qu’ils ne constituaient pas des éléments de preuve indépendants à l’appui de l’enlèvement et de l’agression. Enfin, la SAR a conclu que la demanderesse ne risquait pas d’être victime de violence fondée sur le sexe, parce que, selon le récit de la demanderesse, ce risque était fondé sur la menace que représentait l’ex‑petit ami de sa nièce, menace qui n’était d’aucune façon liée au fait qu’elle est une femme.

[6] La demanderesse sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SAR. Elle soutient que la SAR a effectué une analyse d’une minutie excessive, a commis une erreur dans l’analyse de sa crédibilité et a mal interprété la preuve au dossier.

II. Analyse

[7] La norme de contrôle applicable aux décisions de la SAR portant sur la crédibilité et sur l’évaluation de la preuve est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 143 [Vavilov]; Canada (Citoyenneté et de l’Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 au para 35).

[8] Lorsque la norme de la décision raisonnable s’applique, la Cour examine « la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » (Vavilov au para 83). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov au para 99). Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable (Vavilov au para 100).

[9] Après examen du dossier, je conclus que la décision de la SAR doit être annulée.

[10] Je conviens avec la demanderesse que la SAR a commis une faute dans son évaluation du rapport médical, de la déclaration sous serment de la sœur de la demanderesse et de la déclaration sous serment de la femme qui avait trouvé la demanderesse après sa libération.

[11] La SAR a conclu que les renseignements figurant dans ces documents étaient basés sur ceux fournis par la demanderesse. De l’avis de la SAR, les professionnels de la santé, la sœur de la demanderesse et la femme qui avait trouvé cette dernière après sa libération ne pouvaient pas savoir de façon indépendante si la demanderesse avait été enlevée et agressée, [traduction] « car ils n’y étaient pas ». Bien que ce soit vrai, la SAR n’a pas tenu compte d’éléments dans ces documents que leurs auteurs avaient décrits à partir de leurs connaissances personnelles et qui corroboraient la description des circonstances qui prévalaient dans la foulée immédiate de l’enlèvement et de l’agression.

[12] D’après le rapport médical, les blessures de la demanderesse étaient des [traduction] « ecchymoses mineures, surtout aux membres inférieurs, avec taches de sang sur les vêtements », et on ajoute [traduction] « examen gynécologique : aucun signe de viol n’a été relevé ». En l’occurrence, il ne s’agit pas d’un rapport faisant simplement état de ce que la demanderesse a déclaré au professionnel de la santé, comme dans la décision Egwuonwu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 231, citée par le défendeur. Un professionnel de la santé y a noté ses observations à propos des blessures de la demanderesse quelques heures après l’agression et la libération alléguées de celle‑ci. Il témoigne aussi de la nécessité, d’après le professionnel de la santé, de procéder à un examen gynécologique.

[13] Pour ce qui est de la femme qui avait trouvé la demanderesse après sa libération, celle‑ci a expliqué dans sa déclaration sous serment qu’elle accompagnait ses fils à l’école et qu’elle avait alors entendu [traduction] « le cri d’une femme », puis trouvé la demanderesse couchée dans les ordures et paraissant très faible. Elle a affirmé que la demanderesse avait quelques ecchymoses et les mains liées. Elle a ajouté l’avoir ramenée chez elle, puis avoir voulu appeler la police, mais que la demanderesse ne voulait pas, et qu’elle avait plutôt appelé la sœur de la demanderesse. Elle a aussi affirmé avoir dit à la demanderesse qu’elle ne devait pas prendre une douche, car elle avait peut‑être été violée. Cet élément de preuve repose sur une connaissance personnelle, et non pas sur des renseignements fournis par la demanderesse.

[14] En outre, la sœur de la demanderesse a confirmé dans sa déclaration sous serment que, le 28 juillet 2016, elle avait reçu un appel de cette femme, qu’elle était passée au domicile de celle‑ci pour y récupérer sa [traduction] « sœur très apeurée » et avait conduit cette dernière à la clinique. À nouveau, cet élément de preuve ne repose pas sur des renseignements fournis par la demanderesse.

[15] Bien que je reconnaisse qu’il ne revient pas à la Cour d’apprécier de nouveau la preuve, je conclus qu’il était déraisonnable de la part de la SAR de rejeter ces documents sans examiner les éléments du récit de la demanderesse qui n’étaient pas des renseignements indirects fournis par cette dernière aux auteurs. La demanderesse a produit cette preuve pour corroborer la description des circonstances qui prévalaient dans la foulée immédiate de l’enlèvement et de l’agression, et pour en démontrer la véracité. Le traitement qu’a réservé la SAR à ces éléments de preuve constitue une interprétation erronée de la preuve.

[16] Qui plus est, je juge convaincant l’argument de la demanderesse selon lequel la SAR ne pouvait pas raisonnablement s’attendre à ce qu’elle produise des éléments de preuve corroborante provenant de témoins oculaires de l’enlèvement et de l’agression sexuelle. Rien dans la preuve ne laisse croire qu’il y a eu un témoin direct de ces événements, et il ne serait pas réaliste de s’attendre à ce que les agresseurs de la demanderesse fournissent des déclarations sous serment.

[17] Enfin, la SAR a indiqué dans ses motifs que la SPR avait accordé à juste titre « moins de poids » à ces documents, parce qu’ils ne fournissaient aucun élément de preuve indépendant en appui à l’allégation de la demanderesse selon laquelle elle avait été enlevée et agressée. Après examen de la décision de la SPR, je constate que cette dernière n’a pas accordé moins de poids à ces documents : elle ne leur en a accordé aucun.

[18] Bien que les conclusions concernant la crédibilité soient au cœur de l’expertise de la SPR et de la SAR, et, à ce titre, commandent une grande déférence de la Cour, je conclus, étant donné les circonstances de la présente affaire, qu’il était déraisonnable de la part de la SAR de ne pas traiter des éléments de la preuve documentaire qui avaient pour objet de corroborer d’autres aspects de la demande d’asile de la demanderesse. Si la SAR l’avait fait, ses conclusions concernant la crédibilité auraient pu être différentes. Étant donné que je suis d’avis que cette question est déterminante quant à la présente demande, je n’ai pas à me pencher sur les autres arguments de la demanderesse.

[19] Je conclus donc que la décision de la SAR ne répond pas au critère relatif au caractère raisonnable établi dans l’arrêt Vavilov. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, et je renvoie l’affaire à un tribunal différemment constitué afin qu’il rende une nouvelle décision. Aucune question de portée générale n’a été proposée aux fins de la certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑5583‑20

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. La décision de la Section d’appel des réfugiés datée du 7 octobre 2020 est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué afin qu’il rende une nouvelle décision;

  3. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Sylvie E. Roussel »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5583‑20

INTITULÉ :

CHRISTINE NANKUMBA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

tenue par VIDéOCONFéRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

le 25 août 2021

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

la juge ROUSSEL

DATE DES MOTIFS :

le 30 août 2021

COMPARUTIONS :

Arthur Ayers

POUR LA DEMANDERESSE

Amani Delbani

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Arthur Ayers

Avocat

Ottawa (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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