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                                                                                                                                            Date : 20021119

                                                                                                                                  Dossier : IMM-311-02

                                                                                                             Référence neutre : 2002 CFPI 1192

Ottawa (Ontario), le mardi 19 novembre 2002

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE KELEN

ENTRE :

                                                                 ISMAIL KIRBYIK

                                                                                                                                                      demandeur

                                                                              - et -

LE MINISTRE DE

LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                                        défendeur

                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]         Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire fondée sur l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, de la décision datée du 21 décembre 2001 dans laquelle la Section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu que le demandeur n'était pas un réfugié au sens de la Convention.


LES FAITS

[2]         Le demandeur, originaire de la Turquie, revendique le statut de réfugié en raison de son origine ethnique kurde et de ses croyances religieuses en tant que membre de la communauté alevie. Il prétend qu'à partir de 1992, les musulmans sunnites et les autorités turques l'ont persécuté. Il aurait notamment été grièvement blessé lors d'une agression à coups de couteaux. De 1996 à 2000, le demandeur a travaillé à l'étranger pour un certain nombre de compagnies italiennes, ne retournant en Turquie que pour de courtes périodes, et ce jusqu'à ce qu'il prenne la succession de son frère dans une entreprise de marbre en 2000. Deux de ses frères avaient quitté la Turquie après avoir été détenus et torturés par les autorités sur la base de fausses accusations selon lesquelles l'entreprise de marbre fournissait un appui logistique au Parti des travailleurs du Kurdistan (le PKK).

[3]         Le demandeur allègue qu'en novembre 2000, la police, qui était à la recherche de l'un de ses frères et de son neveu, a fait une descente dans son usine. N'ayant trouvé ni l'un ni l'autre, la police a arrêté le demandeur et l'a interrogé. On a relâché le demandeur, mais on l'a prévenu que, si son cousin ne se rendait pas, il serait arrêté à sa place. Le cousin du demandeur a quitté le pays au début de décembre 2000 et le demandeur a fait de même peu après. Le demandeur s'est rendu au Canada en passant par New York, où il est resté cinq jours pour visiter un ami qui avait promis de l'aider à se rendre à la frontière canadienne à Niagara Falls.


[4]         La Commission a conclu qu'il n'y avait pas suffisamment d'éléments de preuve crédibles ou dignes de foi selon lesquels le demandeur craignait avec raison d'être persécuté du fait de l'un ou l'autre des motifs de la Convention invoqués. Cette conclusion repose sur une évaluation défavorable de la crédibilité du demandeur. La Commission a conclu à l'absence de toute crainte subjective de persécution chez le demandeur en se fondant sur cinq facteurs :

(a)                  le demandeur n'a pas été interrogé à l'aéroport lors de son retour en Turquie en 2000 et on lui a permis de prendre la relève d'une entreprise soupçonnée d'être liée au PKK;

(b)                 le demandeur s'est réclamé de nouveau de la protection de la Turquie après avoir travaillé à l'étranger, même si, selon ses allégations, il y avait été victime de persécution;

(c)                  le demandeur a eu de la difficulté à raconter d'une façon directe et cohérente les incidents qui ont déclenché son départ;

(d)                 la police ne s'intéressait pas au demandeur parce qu'elle l'a libéré après l'avoir interrogé et avoir conclu qu'il ne savait pas où se trouvaient son frère et son neveu; et

(e)                  le temps que le demandeur a mis à quitter la Turquie et le fait qu'il n'a pas revendiqué le statut de réfugié aux États-Unis révèlent chez lui l'absence de toute crainte subjective.

La Commission a également conclu que la crainte de persécution du demandeur n'avait pas de fondement objectif sur le vu de la preuve documentaire indiquant que les Alevis pratiquent librement leur religion en Turquie et que les Kurdes turcs ne font pas collectivement l'objet de persécution.

LA NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE AUX CONCLUSIONS RELATIVES À LA CRÉDIBILITÉ TIRÉES PAR LA SECTION DU STATUT DE RÉFUGIÉ


[5]        La seule question en litige dans la présente demande est de savoir si le tribunal a commis une erreur en tirant une conclusion manifestement déraisonnable quant à la crédibilité. Le demandeur soutient que le contrôle judiciaire porte uniquement sur des conclusions intenables tirées par le tribunal quant à la crédibilité. On prétend que la Commission a commis une erreur en faisant des inférences déraisonnables à partir de la preuve, en omettant d'interroger le demandeur sur les allégations de non-plausibilité, en faisant des conjectures sur la conduite probable des persécuteurs et des persécutés dans d'autres pays et en tirant sa propre conclusion quant au moment où les difficultés subies par le demandeur sont devenues insoutenables.

[6]        La Commission est un tribunal spécialisé en matière de revendications du statut de réfugié. En 2001, la Commission a entendu plus de 22 000 revendications, dont 13 336 ont été accueillies et 9 551 rejetées. En outre, la Commission a un accès direct au témoignage des témoins et est la mieux placée pour évaluer leur crédibilité. En conséquence, la norme de contrôle applicable au contrôle des conclusions tirées par la Commission quant à la crédibilité est celle de la décision manifestement déraisonnable (voir l'arrêt Aguebor c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (1993), 160 N.R. 315 (C.A.F.)). Dans l'arrêt Aguebor, la Cour d'appel fédérale a dit :

Qui, en effet, mieux que lui, est en mesure de jauger la crédibilité d'un récit et de tirer les inférences qui s'imposent? Dans la mesure où les inférences que le tribunal tire ne sont pas déraisonnables au point d'attirer notre intervention, ses conclusions sont à l'abri du contrôle judiciaire.

Avant d'annuler une conclusion de la Commission en matière de crédibilité (et avant d'accorder l'autorisation de présenter une demande relative à une conclusion sur la crédibilité), il faut que l'un des critères suivants soit établi (ou soit raisonnablement défendable dans le cas de la demande d'autorisation) :

1.                    la Commission n'a pas fourni de motifs valables à l'appui de sa conclusion selon laquelle le demandeur n'était pas suffisamment crédible;


2.                    les inférences tirées par la Commission reposent sur des conclusions de non-plausibilité qui, selon la Cour, ne sont tout simplement pas fondées;

3.                    la décision est fondée sur des inférences qui ne s'appuient pas sur la preuve; ou

4.                    la conclusion relative à la crédibilité repose sur une conclusion de fait tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments de preuve.

Voir Bains c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] A.C.F. no 1144, au par. 11, Mme le juge Reed.

[7]        Les conclusions de la Commission sur la crédibilité doivent faire l'objet du plus haut degré de retenue judiciaire. D'ailleurs, la Cour n'annulera des décisions sur la crédibilité et n'accordera des demandes d'autorisation de contrôle judiciaire de conclusions relatives à la crédibilité qu'en conformité avec les critères susmentionnés. La Cour ne devrait pas substituer son opinion à celle de la Commission pour ce qui est de la crédibilité ou de la plausibilité, sauf dans les cas les plus manifestes. Pour ce motif, les demandeurs cherchant à obtenir l'annulation de conclusions sur la crédibilité doivent s'acquitter d'un très lourd fardeau de preuve, que ce soit à l'étape de la demande d'autorisation qu'à celle de l'audience si l'autorisation est accordée.

L'ANALYSE


[8]        La Cour conclut que la Commission n'a pas commis d'erreur lorsqu'elle a évalué de façon défavorable la crédibilité du demandeur. Elle peut tirer une conclusion défavorable à l'égard de la crédibilité du demandeur en raison de la non-plausibilité de sa version des faits, dans la mesure où les inférences qu'elle fait sont raisonnables (voir Boye c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1994), 83 F.T.R. 1. L'inférence du tribunal selon laquelle les autorités ne s'intéressaient pas réellement au demandeur était raisonnable. Il était également loisible au tribunal d'inférer des faits suivants l'absence de toute crainte subjective de persécution chez le demandeur : son retour Turquie, le fait qu'il n'était pas parti plus tôt et son omission de revendiquer le statut de réfugié lorsqu'il était à New York. Une grande partie des actes du demandeur ne sont pas compatibles avec ceux d'une personne qui craint d'être persécutée. En outre, son témoignage sur des événements qui auraient pu appuyer une conclusion selon laquelle il avait une crainte subjective de persécution n'était pas cohérent.

[9]        La Commission n'a pas commis d'erreur en omettant d'interroger le demandeur sur les contradictions dans son témoignage. Dans Ngongo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] A.C.F. no 1627(1re inst.) (QL), Mme le juge Tremblay-Lamer a énoncé les facteurs que doit examiner la Cour lorsqu'elle détermine si les contradictions auraient dû être signalées au demandeur. Le fait que le demandeur était représenté par avocat et les contradictions apparentes indiquent que la Commission n'était pas tenue de signaler toutes les contradictions au demandeur. À l'audience, on a attiré l'attention du demandeur sur les déclarations incompatibles qu'on pourrait considérer comme des « lapsus » , y compris sur ses déclarations quant à la date à laquelle il s'était caché et à la raison pour laquelle il avait passé cinq jours à New York. Le tribunal a agi d'une manière raisonnable en ne concluant pas au caractère satisfaisant des explications du demandeur. La Cour est convaincue que le demandeur a eu une possibilité raisonnable d'expliquer toutes ces contradictions.


[10]      Le demandeur soutient que la Cour reconnaît dans sa jurisprudence qu'il est dangereux pour le tribunal de faire des conjectures sur la conduite probable des persécuteurs et des persécutés dans d'autres pays ou de tirer sa propre conclusion quant au moment où les difficultés subies par le demandeur sont devenues insoutenables. La Cour a examiné la jurisprudence citée par le demandeur. Il n'y a aucune règle établie applicable lorsqu'un tribunal se livre à des conjectures ou décide de substituer sa propre appréciation à celle du demandeur. La question est de savoir si les inférences faites par le tribunal sont raisonnables (voir Giron c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1992), 143 N.R. 238 (C.A.F.), Mahmood c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1995), 91 F.T.R. 200, et Badri c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] A.C.F. no 1979 (QL)).


[11]      Selon le demandeur, le tribunal a commis une erreur en faisant des conjectures selon lesquelles si les autorités recherchaient véritablement le demandeur ou ses frères, elles n'auraient pas permis à l'usine de marbre de poursuivre ses activités. Rien ne permet de conclure qu'il n'était pas raisonnablement loisible au tribunal de faire cette inférence. En outre, le tribunal n'a pas commis d'erreur lorsqu'il a conclu que si le demandeur avait véritablement craint d'être persécuté, il aurait quitté la Turquie plus tôt. Le demandeur prétend que c'est le même type d'erreur que celle ayant été commise dans l'affaire Giron, précitée. Dans cette affaire, le tribunal avait formulé des commentaires défavorables sur le fait que le demandeur n'avait pas quitté le Guatemala plus tôt alors qu'il possédait un passeport valide. M. le juge MacGuigan a conclu que le tribunal avait commis une erreur en n'acceptant pas l'explication valable donnée par le demandeur au sujet du temps qu'il avait mis à quitter le Guatemala. Le tribunal en l'espèce n'a pas fait la même erreur que celle ayant été commise dans Giron. Le demandeur n'a fourni aucune explication valable quant à savoir pourquoi il était retourné en Turquie après avoir travaillé à l'étranger ou pourquoi il avait attendu un mois après son arrestation de novembre 2000 pour quitter la Turquie.

[12]      Pour ces motifs, la Cour conclut que la Commission a agi d'une manière raisonnable lorsqu'elle a rejeté la revendication du demandeur.

[13]      Ni un ni l'autre des avocats n'a proposé de question à certifier.

ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question n'est certifiée.

« Michael A. Kelen »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger, LL.M.


                                                    COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                                            Avocats inscrits au dossier

DOSSIER :                                                        IMM-311-02

INTITULÉ :                                                      ISMAIL KIRBYIK

demandeur

- et -

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ       

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

LIEU DE L'AUDIENCE :                              TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                           LE MARDI 5 NOVEMBRE 2002

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                     LE JUGE KELEN

DATE DES MOTIFS :                                    LE MARDI 19 NOVEMBRE 2002    

COMPARUTIONS :                                       Lorne Waldman

                                                                                         pour le demandeur

Ann Margaret Oberst

pour le défendeur

                                                                                                                                                                       

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :      Lorne Waldman

                                                                            Avocat

281, avenue Eglinton Est

Toronto (Ontario)

M4P 1L3

pour le demandeur       

Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada

pour le défendeur


             COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                                             Date : 20021119

                                                  Dossier : IMM-311-02

ENTRE :

ISMAIL KIRBYIK

demandeur

- et -

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                          défendeur

                                                                                       

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

                                                                                       

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