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Date : 20210824


Dossier : IMM-3164-20

Référence : 2021 CF 873

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 24 août 2021

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

OLEKSANDR CHEREDNYK

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Survol

[1] M. Oleksandr Cherednyk est citoyen de l’Ukraine. Il demande le contrôle judiciaire d’un examen des risques avant renvoi [l’ERAR] dont l’issue lui fut défavorable.

[2] M. Cherednyk est entré au Canada en 2007 au moyen d’un visa de visiteur. Il a demandé l’asile au motif qu’il craignait d’être persécuté par des extorqueurs criminels à Reshetilovka, dans la région de Poltava. La demande d’asile de M. Cherednyk a été rejetée, mais la Cour a fait droit à une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de cette décision en 2014.

[3] En 2013, M. Cherednyk a été déclaré interdit de territoire pour grande criminalité après une déclaration de culpabilité au Canada pour fraude de plus de 5 000 $. Il n’était donc plus admissible à donner suite à sa demande d’asile.

[4] M. Cherednyk a demandé la tenue d’un ERAR en 2014. Le délégué du ministre, en s’appuyant sur sa conclusion selon laquelle M. Cherednyk disposait d’une possibilité de refuge intérieur [la PRI] viable à Kiev, a rendu une décision défavorable quant à l’ERAR le 8 juin 2020.

[5] La décision du délégué du ministre était raisonnable. La demande de contrôle judiciaire est donc rejetée.

I. Contexte

[6] La Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la CISR] a rejeté la demande d’asile de M. Cherednyk le 3 décembre 2012, car elle avait conclu que le risque auquel il était exposé en Ukraine était général et non personnalisé. En 2014, la Cour a accueilli la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire présentée par M. Cherednyk relativement à la décision de la SPR (Cherednyk c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 282 [Cherednyk]). La Cour a conclu que le risque auquel M. Cherednyk était exposé était devenu personnalisé à la suite de son agression par des membres de la bande criminelle, et elle a renvoyé sa demande d’asile à la SPR pour qu’elle rende une nouvelle décision.

[7] En avril 2013, M. Cherednyk a plaidé coupable de l’infraction de fraude de plus de 5 000 $. On lui a imposé une condamnation avec sursis ainsi qu’une période de 12 mois de probation.

[8] Le 27 septembre 2013, M. Cherednyk a fait l’objet d’un rapport visé à l’article 44 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], qui le déclarait interdit de territoire au Canada pour grande criminalité en application de l’alinéa 36(1)a). Une mesure d’expulsion a été prise contre lui le 24 octobre 2013.

[9] M. Cherednyk a présenté une demande d’ERAR le 23 juillet 2014. Comme il avait été déclaré interdit de territoire pour grande criminalité, l’ERAR était régi par le paragraphe 112(3) et l’article 113 de la LIPR. En application du paragraphe 112(3) de la LIPR, M. Cherednyk n’était plus admissible à l’asile au Canada, et au titre du sous‑alinéa 113e)(i), l’ERAR devait être limité aux articles 96 à 98 de la LIPR et à la question de savoir si M. Cherednyk constituait un danger pour le public. Ce type d’examen est communément appelé « l’ERAR restreint ».

[10] L’ERAR restreint est examiné conformément à l’article 172 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS 2002/227. Le processus consiste en deux évaluations écrites : une évaluation des risques au regard des éléments mentionnés à l’article 97 de la LIPR et une évaluation des restrictions au regard des éléments mentionnés à l’alinéa 113d)(i) de la LIPR. Avant de rendre sa décision, le délégué du ministre doit tenir compte des deux évaluations et de toute observation écrite formulée par le demandeur.

[11] L’évaluation des risques a été effectuée en mars 2015; aux termes de celle-ci, il a été conclu que M. Cherednyk risquait d’être persécuté s’il retournait en Ukraine. L’évaluation des restrictions a été effectuée en 2017 et donnait un aperçu de la criminalité de M. Cherednyk au Canada, des facteurs aggravants, des peines, de la probation et de la réadaptation.

[12] Le 9 mars 2020, le délégué du ministre a donné à M. Cherednyk l’occasion de présenter des observations sur l’ERAR en général. En mai 2020, le délégué du ministre a donné à M. Cherednyk l’occasion de présenter des observations concernant l’éventuelle PRI à Kiev. M. Cherednyk a répondu par l’intermédiaire de son avocat le 23 mars 2020 et le 19 mai 2020, respectivement.

[13] Le délégué du ministre a rendu une décision défavorable en juin 2020. Il a conclu que M. Cherednyk avait été propriétaire d’une petite entreprise de taxi en Ukraine, où il avait été persécuté par des extorqueurs criminels. Conformément à la décision Cherednyk de notre Cour, le délégué du ministre a reconnu que le risque était devenu personnalisé à la suite de l’agression de M. Cherednyk par des membres de la bande criminelle.

[14] Le délégué du ministre a reconnu que le crime et la corruption sont répandus en Ukraine. Il a néanmoins conclu que le demandeur disposait d’une PRI à Kiev. Le délégué du ministre a relevé que les activités des extorqueurs criminels étaient locales et qu’il y avait peu d’éléments de preuve démontrant leur capacité de localiser M. Cherednyk à son retour, ou leur motivation de le poursuivre, étant donné le temps écoulé depuis son départ de l’Ukraine en 2007. Le lieu proposé comme PRI a été jugé raisonnable, car les difficultés liées à la pandémie de COVID-19 et au coût élevé de la vie concernaient tous les habitants de Kiev et n’étaient pas propres à M. Cherednyk.

II. La question en litige

[15] Dans ses observations écrites, M. Cherednyk a contesté la décision du délégué du ministre pour deux motifs : il a allégué que la décision ne traitait pas de la question du danger qu’il représentait pour le public au Canada, comme l’exige le sous-alinéa 113d)(i) de la LIPR, et il a également fait valoir que la conclusion selon laquelle il disposait d’une PRI viable à Kiev était déraisonnable. Dans ses observations présentées de vive voix, l’avocat de M. Cherednyk a abandonné le premier argument et n’a fait valoir que le second.

[16] Par conséquent, la seule question soulevée par la demande de contrôle judiciaire en l’espèce est celle de savoir si la décision du délégué du ministre était raisonnable.

III. Analyse

[17] L’ERAR restreint est assujetti au contrôle de la Cour selon la norme du caractère raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 10; Selvasabapathipillai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1523 au para 18). La Cour n’interviendra que si la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100). Il est satisfait à ces critères si les motifs permettent à la Cour de comprendre pourquoi la décision a été prise et de juger si celle‑ci appartient aux issues possibles acceptables au regard des faits et du droit (Vavilov, au para 85-86, citant Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47).

[18] M. Cherednyk affirme qu’il n’y a pas eu de changement important dans les circonstances pour justifier un tel écart par rapport à la décision prise en mars 2015 selon laquelle il risquait d’être persécuté en Ukraine. Il fait donc valoir que la décision du délégué du ministre, rendue à peine trois ans plus tard, selon laquelle il n’était plus exposé à un risque doit être considérée comme étant déraisonnable.

[19] L’agent qui a procédé à l’évaluation du risque en mars 2015 ne prenait pas une décision définitive, mais effectuait une évaluation préliminaire : [traduction] « Je ne suis pas le décideur dans le cas présent, car le demandeur est une personne visée par l’article 112(3) de la LIPR. Je fournis un avis à la gestion des cas [...] »

[20] Lorsque M. Cherednyk a été invité à présenter des observations au sujet de l’ERAR et du lieu proposé comme PRI en 2017, on l’a informé de ce qui suit :

[traduction]

Lorsqu’il rendra sa décision, le délégué du ministre, bien qu’il ne soit pas lié par les décisions, évaluations ou recommandations antérieures, tiendra compte de tous les éléments de preuve dont il dispose, y compris vos observations, l’ERAR et l’évaluation des restrictions.

[21] Comme la Cour l’a conclu dans la décision Placide c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1056 au paragraphe 63 : « Dans ce contexte, il est clair que l’agent d’ERAR qui a rendu l’évaluation […] n’a donné rien d’autre qu’un avis ou une recommandation qui ne lie pas le délégué du Ministre. » Dans la même veine, la juge Catherine Kane a tiré la conclusion suivante au paragraphe 70 de la décision Ruz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1166 :

Le délégué du ministre n’est pas lié ni limité dans sa décision par l’évaluation des risques, qui constitue une évaluation préliminaire, ni par l’évaluation des restrictions. Si c’était le cas, la démarche en plusieurs étapes serait inutile. De plus, puisque le risque est toujours de nature prospective, le décideur ultime doit être en mesure de tenir compte de renseignements à jour.

[22] Il était donc loisible au délégué du ministre de tirer des conclusions différentes de celles contenues dans l’évaluation des risques et dans l’évaluation des restrictions. Ainsi, il pouvait notamment examiner la viabilité de l’éventuelle PRI, un point n’ayant pas été pris en considération par l’agent ayant préparé l’évaluation des risques en mars 2015. Rien ne donne à penser que M. Cherednyk s’est vu refuser la possibilité de présenter des observations concernant le lieu proposé comme PRI.

[23] Le critère servant à établir l’existence d’une PRI viable est bien établi (Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 707 (CAF) aux para 5-6, 9-10) : premièrement, le décideur doit être convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur ne risque pas sérieusement d’être persécuté dans la partie du pays où, selon le décideur, il existe une PRI; deuxièmement, la situation dans cette partie du pays doit être telle qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur d’asile, compte tenu de toutes les circonstances, de s’y réfugier. Les deux volets du critère doivent être remplis.

(1) Le demandeur risque-t-il sérieusement d’être persécuté dans le lieu proposé comme PRI?

[24] M. Cherednyk affirme que le délégué du ministre a mal interprété des faits importants ou n’en a pas tenu compte. Plus précisément, M. Cherednyk soutient que le délégué du ministre n’a pas tenu compte de la preuve portant que les extorqueurs criminels avaient des liens avec la police et qu’ils seraient donc en mesure de le localiser à Kiev grâce au système d’enregistrement national.

[25] M. Cherednyk soutient également que le délégué du ministre a présumé de façon déraisonnable que les criminels n’auraient plus d’intérêt à le poursuivre plus de 12 ans après son départ du pays. En l’absence d’une conclusion défavorable concernant la crédibilité, M. Cherednyk affirme qu’il était le mieux placé pour évaluer son risque personnel.

[26] M. Cherednyk affirme que la police a dit aux criminels qu’il avait déménagé à Kharkov. La preuve dont disposait le délégué du ministre démontrait que la police de Kharkov avait arrêté M. Cherednyk et que des membres de sa famille avaient été questionnés par les extorqueurs au sujet de l’endroit où il se trouvait; toutefois, rien ne permettait de conclure que les extorqueurs les avaient questionnés par suite d’informations qu’ils avaient reçues de la police. De plus, rien n’indiquait que les extorqueurs criminels s’étaient rendus à Kharkov à la recherche de M. Cherednyk.

[27] Le délégué du ministre a reconnu l’existence de ressources accessibles au public qui confirment la corruption généralisée de la police en Ukraine, mais aucune preuve directe ne démontrait que les persécuteurs de M. Cherednyk avaient effectivement des liens avec la police. Cette conclusion du délégué du ministre était raisonnablement soutenue par la preuve.

[28] L’avocat de M. Cherednyk a déjà fait valoir devant la Cour que des inférences ne peuvent raisonnablement être tirées à partir du simple passage du temps (Vyshnevskyy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 881 [Vyshnevskyy] aux para 30-35). Dans cette affaire, le demandeur affirmait également craindre d’être persécuté par une bande criminelle en Ukraine. La SPR s’est fondée sur le passage du temps (neuf ans) pour étayer sa conclusion selon laquelle les criminels n’avaient plus la motivation de poursuivre M. Vyshnevskyy. Le juge Peter Pamel a conclu qu’en l’absence d’une preuve objective que les criminels avaient toujours un intérêt de poursuivre M. Vyshnevskyy, il était raisonnable de tenir compte du passage du temps lors de l’évaluation des risques au titre de l’article 97 de la LIPR (aux para 33, 35).

[29] Le juge Pamel a également rejeté l’argument, aussi formulé en l’espèce, selon lequel en l’absence d’une conclusion défavorable concernant la crédibilité, le demandeur est le mieux placé pour évaluer le risque personnel auquel il est exposé. Le juge Pamel a jugé qu’il incombait au demandeur de présenter des éléments de preuve quant à la situation qui mettrait en péril sa vie et sa sécurité (Vyshnevskyy, au para 32).

[30] Je ne vois aucune raison de m’écarter du raisonnement suivi par le juge Pamel dans la décision Vyshnevskyy. En l’espèce, le délégué du ministre a pris acte de la preuve selon laquelle les criminels avaient tenté de localiser M. Cherednyk en 2007 et avaient intimidé sa famille. Cependant, le délégué du ministre a raisonnablement conclu qu’il n’y avait pas de preuve récente portant que les criminels avaient la motivation ou l’intérêt de le poursuivre en ce moment.

(2) Le lieu proposé comme PRI proposé est-il raisonnable?

[31] Il incombait à M. Cherednyk de démontrer qu’il serait objectivement déraisonnable pour lui de déménager dans le lieu proposé comme PRI. Le critère pour démontrer qu’un lieu proposé comme PRI est déraisonnable est très exigeant (Vyshnevskyy, aux para 51-52).

[32] M. Cherednyk affirme que le délégué du ministre n’a pas accordé suffisamment d’importance aux risques généralisés, car il s’agit également de risques auxquels il sera personnellement exposé. M. Cherednyk fait valoir que le délégué du ministre n’a pas tenu compte des obstacles qu’il devra surmonter pour s’enregistrer au système national d’enregistrement de l’Ukraine. S’il n’est pas en mesure de s’enregistrer, il affirme qu’il se verra refuser l’accès aux services gouvernementaux, y compris le régime de retraite et les soins médicaux. M. Cherednyk soutient également que le délégué du ministre n’a pas tenu compte des risques associés à la pandémie de COVID-19.

[33] Là encore, des arguments similaires avaient été avancés dans l’affaire Vyshnevskyy. Le juge Pamel avait conclu que le demandeur « étir[ait] les éléments de preuve », lesquels donnaient à penser « qu’il est difficile, mais pas impossible de s’enregistrer » (Vyshnevskyy, au para 54). La même conclusion s’impose en l’espèce.

[34] Le délégué du ministre a conclu que M. Cherednyk pourrait avoir de la difficulté à se trouver un logement locatif, et donc à s’enregistrer, mais ces défis [traduction] « sont des aspects de la vie quotidienne auxquels sont confrontés tous les résidents de Kiev et de l’Ukraine dans son ensemble ». M. Cherednyk devra lui‑même composer avec ces difficultés; toutefois, le délégué du ministre a raisonnablement conclu que ces difficultés n’étaient pas de nature à mettre en danger la vie ou la sécurité de M. Cherednyk.

IV. Conclusion

[35] La demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3164-20

 

INTITULÉ :

OLEKSANDR CHEREDNYK c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR vidÉoconfÉrence ENTRE Toronto ET ottawa (ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 JUILLET 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 24 AOÛT 2021

 

COMPARUTIONS :

Arthur Yallen

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Leanne Briscoe

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Yallen Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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