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Date : 20210824


Dossier : IMM-4202-20

Référence : 2021 CF 869

[traduction française]

Ottawa (Ontario), le 24 août 2021

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

RUITING YANG

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue par la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [la CISR], en date du 27 juillet 2020. Dans cette décision, la SAR a rejeté l’appel et confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR], en date du 8 août 2018, rejetant la demande d’asile présentée par le demandeur au titre de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Comme il est expliqué plus en détail ci-après, la présente demande est rejetée parce que les arguments présentés par le demandeur ne relevaient aucune erreur susceptible de contrôle de la part de la SAR.

II. Contexte

[3] Le demandeur est un citoyen de la République populaire de Chine [la Chine]. Il a demandé l’asile au Canada en alléguant qu’un prêteur usurier avait menacé de le tuer ou de lui infliger des traitements ou peines cruels ou inusités. Il a aussi demandé l’asile au motif qu’il était exposé à de la persécution en Chine en raison de son association avec les « Crieurs » (« Shouters »), groupe religieux illégal.

[4] Le demandeur a obtenu un visa de résident temporaire [le VRT] au Canada le 13 novembre 2012, avec l’aide d’un passeur. Il est entré au Canada au moyen du VRT le 29 décembre 2013. Au Canada, il a travaillé dans un restaurant sans autorisation ni statut d’immigration jusqu’au 21 avril 2016, date à laquelle il a été mis en détention par l’Agence des services frontaliers du Canada. Il a présenté sa demande d’asile au Canada le 22 avril 2016.

[5] Dans l’exposé circonstancié de son formulaire Fondement de la demande d’asile [le formulaire FDA], qu’il a signé le 22 avril 2016, le demandeur a affirmé qu’il avait demandé l’asile au Canada parce qu’il avait emprunté de l’argent pour venir au Canada et que s’il retournait en Chine sans rembourser sa dette, il serait exposé à un risque de préjudices de la part des gens qui lui ont prêté les fonds. Le demandeur a rempli cet exposé circonstancié initial sans l’aide d’un avocat.

[6] Le demandeur a fait appel à un avocat par la suite et a présenté une modification à l’exposé circonstancié de son formulaire FDA le 6 juin 2016. Selon l’exposé circonstancié modifié de son formulaire FDA, il a demandé l’asile au Canada parce que les responsables du Bureau de la sécurité publique [le PSB] en Chine étaient à sa recherche en raison de son association avec une église chrétienne appelée les Crieurs.

A. Première décision de la SPR

[7] La SPR a instruit initialement la demande d’asile du demandeur le 17 juin 2016. Elle a rendu une décision [la première décision de la SPR] le 10 août 2016, selon laquelle le demandeur n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention au titre de l’article 96 de la LIPR ni qualité de personne à protéger au titre de l’article 97 de la LIPR. La SPR a tiré un certain nombre de conclusions, en fonction desquelles elle a établi que l’allégation du demandeur selon laquelle le PSB était à sa recherche en raison de son association avec l’église des Crieurs n’était pas crédible. Ces conclusions comportaient notamment la prise en compte d’une sommation à comparaître [la sommation à comparaître] que le demandeur a produite pour corroborer son allégation selon laquelle il était persécuté en raison de son association avec les Crieurs. La SPR n’a conféré aucun poids à la sommation à comparaître en raison de ses conclusions défavorables quant à la crédibilité précédentes et en raison de l’abondance de faux documents en Chine.

[8] De plus, la SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur fondée sur le paragraphe 97(1) selon laquelle des prêteurs avaient menacé de le tuer ou de lui infliger des traitements ou peines cruels ou inusités parce qu’il n’était pas en mesure de rembourser sa dette portant intérêt élevé. Elle a estimé que, pour qu’une demande d’asile fondée sur l’alinéa 97(1)b) soit acceptée, la population en général ne doit pas être exposée au risque allégué. La SPR a conclu que la crainte de représailles de la part de prêteurs en Chine était un risque généralisé auquel sont exposés les membres de la population qui décident d’emprunter de l’argent auprès de ces personnes et qu’il était par conséquent exclu de l’application de l’alilnéa 97(1)b). Subsidiairement, la SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur fondée sur l’article 97 au motif que ce dernier n’avait pas réfuté la présomption selon laquelle il pouvait solliciter la protection de l’État en Chine.

B. Première décision de la SAR

[9] Le demandeur a interjeté appel de la première décision de la SPR devant la SAR. Dans une décision en date du 19 décembre 2016 [la première décision de la SAR], la SAR a accueilli l’appel en partie. Elle a maintenu la conclusion de la SPR selon laquelle l’allégation formulée par le demandeur voulant que le PSB soit à sa recherche n’était pas crédible. La SAR a fait preuve de déférence à l’égard de la plupart des conclusions défavorables quant à la crédibilité tirées par la SPR, ou y a souscrit. Elle a toutefois conclu que la SPR avait commis une erreur en n’accordant aucun poids à la sommation à comparaître en raison des conclusions défavorables quant à la crédibilité qu’elle avait déjà tirées et en raison de l’abondance de faux documents en Chine. La SAR a expliqué qu’il devait y avoir des raisons ou des éléments de preuve permettant de réfuter la présomption que les documents délivrés par un gouvernement sont valides.

[10] Après avoir examiné la sommation à comparaître de façon indépendante et l’avoir comparée aux exemples figurant dans le Cartable national de documentation [le CND], la SAR a conclu que les motifs pour sommer le demandeur à comparaître n’étaient pas indiqués clairement et qu’il manquait au document une approbation [traduction] « par la personne responsable au poste de police local » qui devait y figurer. Par conséquent, la SAR a accordé peu de poids au document.

[11] La SAR a cependant conclu que la SPR avait omis de tirer une conclusion quant à savoir s’il était crédible que le demandeur risquait de se faire tuer ou de se faire infliger des traitements ou peines cruels ou inusités par un usurier s’il était renvoyé en Chine. Elle a conclu que la SPR avait commis une erreur en concluant que le risque auquel était exposé le demandeur était généralisé et qu’il n’était par conséquent pas visé par l’alinéa 97(1)b) de la LIPR. La SAR a plutôt estimé que l’allégation formulée par le demandeur concernait un risque pour lui-même et pour sa famille étant donné qu’il avait emprunté de l’argent àun usurier. Quant à la question de savoir si le demandeur pouvait solliciter la protection de l’État contre le danger présenté par l’usurier, la SAR a conclu que la SPR n’avait pas offert une analyse adéquate.

[12] Par conséquent, la SAR a confirmé la décision de la SPR selon laquelle le demandeur n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention au titre de l’article 96 de la LIPR. Elle a toutefois renvoyé la demande fondée sur le paragraphe 97(1) de la LIPR à la SPR pour nouvel examen par un tribunal différemment constitué.

C. Seconde décision de la SPR

[13] La SPR a tenu une audience au sujet de la question qui avait été renvoyée pour nouvel examen le 3 août 2018. La commissaire a rendu une décision de vive voix le 8 août 2018 [la seconde décision de la SPR], selon laquelle le demandeur n’avait pas qualité de personne à protéger au sens de l’article 97 de la LIPR.

[14] Dans son analyse, la SPR a expliqué qu’une personne demandant l’asile au Canada, parce qu’elle croit qu’elle serait exposée à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels ou inusités, doit établir ce risque selon la prépondérance des probabilités. Les éléments de preuve doivent établir un risque personnel spécifique de préjudice. La SPR a conclu que, bien que le risque présenté par l’usurier fût propre au demandeur, celui-ci n’avait pas démontré qu’il était plus probable que le contraire qu’il se matérialise.

[15] À l’audience, le demandeur a affirmé qu’il avait emprunté 430 000 renminbis à un taux d’intérêt élevé àun usurier, qu’il n’avait jamais rencontré l’usurier et qu’il ne connaissait pas son nom, et que son épouse apportait les paiements au domicile de cette personne à chaque mois. De plus, le demandeur a déclaré qu’une fois, lorsque son épouse n’avait pas effectué un paiement, l’usurier avait fait savoir qu’il s’en prendrait à ses enfants s’il ne remboursait pas sa dette. Le demandeur devait encore rembourser 70 000 renminbis au moment de l’audience devant la SPR du 3 août 2018.

[16] Sur la foi de ce témoignage, la SPR a conclu que la personne que le demandeur craignait était l’usurier, qui ne l’avait pas menacé directement, et que la crainte qu’il lui inspirait était purement hypothétique. Elle a conclu qu’il n’y avait pas de raison ni de preuve que le demandeur ne serait pas en mesure de rembourser le prêteur. La SPR a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment de preuve pour qu’elle puisse établir selon la prépondérance des probabilités que le demandeur serait exposé à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels ou inusités s’il retournait en Chine. Par conséquent, le demandeur n’a pas établi un fondement objectif à l’égard de sa demande d’asile.

[17] La SPR a ensuite affirmé que, parce qu’elle avait conclu que le risque auquel le demandeur était exposé n’était pas fondé, il n’était pas nécessaire qu’elle effectue une analyse approfondie de la protection de l’État. Elle a toutefois fourni une brève analyse de la protection de l’État. Elle a souligné qu’il était difficile de procéder à une telle analyse dans le cas du demandeur parce que ni sa famille ni lui n’avaient mis à l’épreuve la disponibilité ou l’efficacité de cette protection. De plus, elle a pris note du témoignage du demandeur selon lequel les prêteurs ne sont pas des organisations légales et de l’observation formulée par la conseil de celui-ci selon laquelle la police est corrompue. Cependant, elle n’a relevé aucun élément de preuve que la police ne serait pas apte ou disposée à protéger le demandeur s’il craignait des actes de violence de la part du prêteur en Chine. Elle a aussi relevé certains documents figurant au dossier, selon lesquels la Chine a la maîtrise de sa police et les voies de fait intentionnelles constituent une infraction punissable.

D. Seconde décision de la SAR

[18] Le demandeur a interjeté appel de la seconde décision de la SPR devant la SAR. La SAR a rejeté l’appel dans une décision [la seconde décision de la SAR] en date du 27 juillet 2020, qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

[19] En appel, la SAR a pris en compte l’observation du demandeur selon laquelle la SPR avait commis une erreur en omettant d’apprécier le risque auquel il était exposé au titre de l’article 97. En avançant cet argument, le demandeur a renvoyé à une partie de la seconde décision de la SPR dans lequel cette dernière avait affirmé à tort qu’elle effectuait une analyse du risque auquel était exposé le demandeur de la part des usuriers ou prêteurs au regard de l’article 96. La SAR a rejeté l’argument que c’était une erreur, en soutenant que la mention de l’article 96 était un lapsus et qu’il ressortait clairement de l’ensemble de la décision que la SPR avait, en fait, effectué une analyse au regard de l’article 97.

[20] De plus, le demandeur a soutenu que la SPR avait commis une erreur en concluant que le risque auquel il était exposé était de nature hypothétique. La SAR n’était pas d’accord, soulignant que la SPR avait effectué son analyse en partant du principe que les éléments de preuve présentés par le demandeur étaient véridiques. Elle a expliqué que le renvoi de la SPR à la nature hypothétique du risque concernait les facteurs inconnus influant sur la nature du risque auquel était exposé le demandeur. Plus particulièrement, le demandeur n’a pas établi qu’il ne pourrait probablement pas rembourser la dette. De plus, il n’a pas été menacé personnellement et son épouse, qui aurait été menacée, n’a fourni aucune déclaration à cet effet.

[21] Le demandeur a également contesté l’appréciation de la protection de l’État effectuée par la SPR, en prétendant que cette dernière avait omis de tenir compte des éléments de preuve documentaire figurant dans le CND au sujet de la corruption régnant au sein de la police et la faiblesse de la surveillance exercée sur elle, et qu’elle avait omis d’examiner la question de savoir si la protection offerte par la police en Chine était adéquate dans la pratique. La SAR a souligné que, à la suite de la conclusion tirée par la SPR quant à la capacité du demandeur de rembourser sa dette, une analyse de la protection de l’État n’était pas nécessaire. Cependant, elle a aussi affirmé que la SPR avait procédé correctement à une telle analyse selon les instructions données dans la première décision de la SAR.

[22] Même si la SAR a reconnu que les éléments de preuve documentaire mentionnaient la présence de corruption au sein de l’administration chinoise, y compris dans la police, elle a conclu que le demandeur n’avait pas montré qu’une telle protection ne lui serait probablement pas offerte. La SAR a souscrit à l’appréciation de la SPR selon laquelle les éléments de preuve montraient que les prêteurs non autorisés sont courants en Chine et que le recours aux menaces n’est pas inhabituel. Toutefois, elle a précisé qu’il n’était pas mentionné dans les éléments de preuve documentaire que les prêteurs pouvaient agresser les débiteurs en toute impunité, en mettant en lumière un exemple figurant dans le CND d’une personne qui avait été condamnée à près de huit ans d’emprisonnement pour avoir adopté ce type de comportement.

[23] La conseil du demandeur a aussi affirmé que la SPR avait commis une erreur en négligeant d’effectuer une évaluation du risque au titre de l’article 97 en ce qui avait trait à l’appartenance du demandeur à l’église des Crieurs. La SAR a dit estimer que cette observation n’était pas fondée étant donné que la première décision de la SPR concluait que l’allégation de risque en raison de l’appartenance à l’église des Crieurs n’était pas crédible. Étant donné cette conclusion, il n’existait aucun fondement factuel justifiant une évaluation au titre de l’article 97. La SAR a aussi souligné que cet argument constituait une contestation indirecte inadmissible de la décision finale de la SAR quant au risque, qui est assujettie au principe de l’autorité de la chose jugée. La SAR a donc rejeté l’appel.

III. Questions en litige et norme de contrôle

[24] Le demandeur soumet les cinq questions suivantes à la Cour :

  1. Dans sa première décision, la SAR a-t-elle commis une erreur dans son appréciation de la sommation à comparaître;

  2. Dans sa première décision, la SAR a-t-elle commis une erreur dans sa conclusion en matière de vraisemblance quant à la capacité du demandeur de quitter la Chine muni de ses propres documents;

  3. Dans sa première décision, la SAR a-t-elle commis une erreur en négligeant de procéder à une appréciation indépendante de la crédibilité;

  4. Dans sa seconde décision, la SAR a-t-elle commis une erreur en omettant de prendre en compte le contexte religieux de la demande d’asile présentée par le demandeur au titre de l’article 97;

  5. Dans sa seconde décision, la SAR a-t-elle commis une erreur dans son appréciation du risque en ce qui avait trait à la demande d’asile présentée par le demandeur au titre de l’article 97.

[25] Le défendeur conteste, entre autres arguments, les efforts faits par le demandeur pour contester la première décision de la SAR dans sa demande de contrôle judiciaire.

[26] Les parties conviennent, et c’est aussi mon avis, que les questions qui sont soumises dans la présente demande sont assujetties à la norme de contrôle de la décision raisonnable.

IV. Analyse

A. Trois premières questions

[27] Étant donné que les trois premières questions soulevées par le demandeur contestent le caractère raisonnable de la première décision de la SAR, en avançant des arguments relatifs à l’analyse effectuée par la SAR de la demande d’asile du demandeur liée à son appartenance à l’église des Crieurs, j’examinerai d’abord le bien-fondé de la position du défendeur selon laquelle le demandeur ne peut pas contester cette décision. Les arguments présentés par le défendeur, et ceux présentés par le demandeur en réponse à ceux-ci, abordent divers principes ressortissant au droit administratif. Ces principes comprennent l’autorité de la chose jugée et la préclusion d’une question déjà tranchée, le principe de prématurité (aussi appelé la doctrine de l’épuisement des recours administratifs ) et l’obligation prévue à l’article 302 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles], voulant qu’une demande de contrôle judiciaire ne puisse contester qu’une seule décision (sauf ordonnance contraire de la Cour).

[28] J’estime que l’analyse requise doit commencer par l’examen de la portée de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire [la DACJ], présentée par le demandeur le 10 septembre 2020, et de l’Ordonnance faisant droit à la demande d’autorisation [l’Ordonnance d’autorisation], datée du 17 mai 2021 accordant l’autorisation demandée. La DACJ sollicite l’autorisation d’entreprendre une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue par la SAR le 27 juillet 2020, c.-à-d. la seconde décision de la SAR. De même, l’Ordonnance d’autorisation accorde l’autorisation d’entreprendre une demande de contrôle judiciaire de la seconde décision de la SAR. Par conséquent, il est clair que seule la seconde décision de la SAR fait l’objet du contrôle en l’espèce.

[29] Il est également clair, par conséquent, que l’article 320 n’est pas en jeu, puisque la DACJ se limite à une seule décision.

[30] Cependant, avant de tirer une conclusion quant à la capacité du demandeur de faire valoir les arguments sous-tendant les trois premières questions qui ont été soulevées dans la présente demande, je dois examiner une observation que celui-ci a formulée à l’appui de cette capacité. Ainsi, le demandeur prétend que la seconde décision de la SAR peut être interprétée comme adoptant les conclusions de la première décision de la SAR, de sorte que ces conclusions demeurent assujetties au contrôle judiciaire dans le cadre de la présente demande.

[31] Pour apprécier le bien-fondé de cette observation, j’examine le raisonnement suivi dans la seconde décision de la SAR. La SAR a pris en compte l’argument du demandeur selon lequel la SPR avait commis une erreur en omettant d’effectuer une appréciation, au titre de l’article 97, du risque associé à son appartenance à l’église des Crieurs. Le demandeur a soutenu que, en dépit de la conclusion de la SPR dans son appréciation au titre de l’article 96 selon laquelle le demandeur n’était pas crédible quand il alléguait qu’il craignait le PSB parce qu’il fréquentait une église illégale, la SAR n’avait pas apprécié sa crédibilité dans une analyse indépendante au titre de l’article 97. Par conséquent, le demandeur a fait valoir des observations quant au risque auquel sont exposés en Chine les membres des maisons-églises illégales.

[32] Dans sa seconde décision, la SAR a conclu que ces observations n’étaient pas fondées. Elle a soutenu que, à cause de la conclusion défavorable quant à la crédibilité relative à l’allégation de risque découlant de l’appartenance à une église illégale, il n’existait aucun fondement factuel justifiant une appréciation au titre de l’article 97. Elle a expliqué que, si le demandeur estimait que la SAR avait commis une erreur dans la première décision en confirmant la conclusion défavorable quant à la crédibilité tirée par la SPR, le recours approprié consistait à demander le contrôle judiciaire de la première décision de la SAR. La SAR a qualifié l’argument avancé par le demandeur de contestation indirecte inadmissible de la décision finale concernant le risque lié à son appartenance religieuse, qui est assujettie au principe de l’autorité de la chose jugée.

[33] La SAR a précisé que, après avoir effectué une lecture contextuelle de sa première décision, elle avait conclu que la demande d’asile fondée sur l’article 97 qui avait été renvoyée à la SPR pour nouvel examen ne portait que sur le risque présenté par les prêteurs, et non pas sur le risque découlant de l’appartenance religieuse du demandeur.

[34] Suivant cette partie de la seconde décision de la SAR, il ressort clairement que la décision ne saurait être interprétée comme une adoption des conclusions de la première décision de la SAR. La seconde décision de la SAR concluait plutôt que les conclusions quant à la crédibilité se rapportant aux allégations formulées par le demandeur au sujet de l’église des Crieurs, et la conclusion quant au risque fondé sur la religion s’y rapportant, étaient finales lorsqu’elles les avaient tirées en 2016, de sorte que le principe de l’autorité de la chose jugée s’appliquait.

[35] Il reste nécessaire d’examiner la question de savoir s’il était raisonnable que la SAR se fonde sur le principe de l’autorité de la chose jugée dans cette analyse, puisque le demandeur conteste l’application de ce principe. Le demandeur invoque la décision Qiu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 389 au paragraphe 39 [Qiu], qui explique que les doctrines connexes de l’autorité de la chose jugée et de la préclusion d’une question déjà tranchée ne s’appliquent que si la décision initiale est « définitive », c.-à-d. la décision tranche de façon concluante la question en litige entre les parties. Comme le soutient le demandeur, la décision Qiu statue aussi qu’une décision est considérée comme définitive pour l’application du principe de préclusion d’une question déjà tranchée lorsque l’organe juridictionnel qui l’a rendue n’a plus compétence pour réexaminer la question ou pour modifier ou annuler la conclusion (au para 39).

[36] Le demandeur estime que ce critère n’est pas rempli en l’espèce, parce que la SAR (lorsqu’elle a rendu sa seconde décision), avait encore compétence pour effectuer une appréciation indépendante de l’affaire ne se limitant pas aux questions soulevées par elle. Je ne trouve pas cet argument convaincant. Il faut se souvenir que c’était la SAR, dans aa première décision, qui avait fait montre de retenue à l’égard de la plupart des conclusions défavorables quant à la crédibilité tirées par la SPR au sujet du risque à caractère religieux, ou qui y a souscrit, et qui a ensuite rendu ses propres conclusions défavorables quant à la crédibilité au sujet de la sommation à comparaître. Par conséquent, je ne vois aucun motif de conclure que la SAR a encore compétence pour réexaminer ces conclusions après sa première décision. Assurément, compte tenu du fait que la Cour procède à un examen du caractère raisonnable, je ne vois aucun motif de conclure que l’analyse du principe de l’autorité de la chose jugée effectuée par la SAR était déraisonnable.

[37] Pour tirer cette conclusion, j’ai aussi pris en compte la conclusion de la SAR, comme je l’ai déjà mentionné, selon laquelle la demande d’asile fondée sur l’article 97 qui a été renvoyée à la SPR pour nouvel examen dans la première décision de la SAR, ne portait que sur le risque présenté par les prêteurs et non pas sur le risque lié à l’appartenance religieuse du demandeur. La SAR a fondé cette conclusion sur une lecture contextuelle de sa première décision. Cette décision ne dit pas expressément que la demande d’asile fondée sur l’article 97 qui a été renvoyée à la SPR était limitée de cette façon. Cependant, il ressort clairement des motifs énoncés par la SAR dans sa première décision que le renvoi était motivé par la conclusion tirée par la SAR selon laquelle la SPR avait commis une erreur dans son appréciation du risque présenté par les prêteurs, en traitant celui-ci comme un risque généralisé. Toujours selon la norme de la décision raisonnable, la conclusion tirée dans la seconde décision de la SAR, en ce qui concerne l’interprétation de sa première décision, est éminemment raisonnable.

[38] J’ai aussi pris en compte l’argument du demandeur selon lequel il n’aurait pas pu contester la première décision de la SAR en contrôle judiciaire devant la Cour fédérale en raison du principe de droit administratif de la prématurité, aussi appelé doctrine de l’épuisement des recours administratifs. Comme il est expliqué dans l’arrêt Canada (Agence des services frontaliers) c CB Powell Limited, 2010 CAF 61 au paragraphe 31, à défaut de circonstances exceptionnelles, les parties ne peuvent s’adresser aux tribunaux tant que le processus administratif suit son cours. Ce principe s’accorde avec les principes de l’autorité de la chose jugée et celui de préclusion pour question déjà tranchée, puisque ce dernier vise à assurer le caractère définitif du processus décisionnel, lorsqu’aucun autre recours n’est offert pour contester une décision, tandis que le premier s’applique aux décisions qui ne sont pas encore définitives. Comme il est décrit dans la décision Lessard-Gauvin c Canada (Procureur général), 2016 CF 227, qu’a invoquée le demandeur à l’appui de ses arguments fondés sur l’article 302 des Règles, la doctrine de l’épuisement des recours administratifs peut empêcher l’accès au contrôle judiciaire lorsque la décision contestée est assujettie à un recours interne qui n’a pas été épuisé (au para 9).

[39] J’estime qu’il ressort clairement que la doctrine de l’épuisement des recours n’aurait pas empêché le demandeur de solliciter le contrôle judiciaire de la première décision de la SAR, en ce qui concerne le rejet de sa demande d’asile fondée sur son appartenance à l’église des Crieurs. Après cette décision, la SAR n’avait plus compétence pour examiner cette demande, et le processus administrative se rapportant à l’affaire était terminé. Le demandeur n’avait pour dernier recours à cet égard que le contrôle judiciaire.

[40] Enfin, j’ai pris en compte l’argument du demandeur selon lequel, même si le principe de l’autorité de la chose jugée s’appliquait dans les circonstances de l’affaire, cela n’empêchait pas nécessairement l’admission de nouveaux éléments de preuve ayant trait au risque lié aux activités religieuses. Pour faire valoir cet argument, le demandeur se fonde sur un document intitulé [traduction] « Confirmation de mise en liberté » daté du 30 septembre 2017, qu’il avait cherché à déposer à titre de nouvelle preuve devant la SPR au cours de l’audience ayant donné lieu à la seconde décision de la SPR. Le document est censé confirmer qu’une personne, que le demandeur prétend être son cousin, a purgé une peine de quatre ans de prison pour avoir enfreint la loi en se joignant aux activités d’un groupe religieux illégal. Le demandeur voulait soutenir devant la SPR et la SAR, après la première décision de cette dernière, que ce nouvel élément de preuve étayait sa demande d’asile fondée sur des motifs religieux.

[41] Le demandeur voudrait invoquer une exception au principe de l’autorité de la chose jugée pouvant s’appliquer lorsque de nouveaux éléments de preuve, qui n’étaient pas accessibles auparavant, ont été trouvés. Cependant, comme il est expliqué dans la source sur laquelle se fonde le demandeur, cette exception s’applique lorsque de nouveaux éléments de preuve « jettent de façon probante un doute sur le résultat initial » (voir la décision Ping c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1121 au para 12). Bien que la seconde décision de la SAR ne comporte pas d’analyse de la question de savoir si l’élément de preuve sur la détention du cousin militait en faveur de l’application de cette exception, il ne serait pas possible de conclure que cet élément en particulier jetait de façon probante un doute sur le rejet prononcé dans la première décision de la SAR quant à la demande d’asile fondée sur des motifs religieux du demandeur. Les éléments de preuve de la détention du cousin n’auraient pas pu miner les conclusions défavorables quant à la crédibilité ni établir que le demandeur était lui-même exposé à un risque. Par conséquent, l’argument du demandeur fondé sur cet élément de preuve ne mine pas le caractère raisonnable de l’invocation par la SAR du principe de l’autorité de la chose jugée.

[42] Pour conclure, les trois premières questions soulevées par le demandeur ne constituent pas un motif justifiant que la Cour accueille la présente demande de contrôle judiciaire.

B. Quatrième question

[43] La quatrième question soulevée par le demandeur (celle de savoir si, dans sa seconde décision, la SAR a commis une erreur en omettant de prendre en compte le contexte religieux de la demande d’asile présentée par le demandeur au titre de l’article 97) a déjà été examinée dans l’analyse qui précède. La SAR a, de façon raisonnable, conclu ce qui suit :

  1. La demande fondée sur l’article 97, qui a été renvoyée à la SPR pour nouvel examen par la SAR dans sa première décision, portait uniquement sur le risque présenté par les prêteurs, et non pas sur le risque lié à l’appartenance religieuse du demandeur;

  2. La première décision de la SAR a établi de façon concluante le risque lié à l’appartenance religieuse du demandeur.

C. Cinquième question

[44] Enfin, en soutenant que la SAR avait commis une erreur dans sa seconde décision quant à l’appréciation de sa demande fondée sur l’article 97, le demandeur conteste l’analyse de la protection de l’État effectuée par la SAR. Le demandeur soutient que celle-ci a, de façon déraisonnable, analysé les éléments de preuve se rapportant à la situation dans le pays pour conclure qu’il n’avait pas réfuté la présomption voulant que la police le protégerait efficacement contre la violence des prêteurs.

[45] Cet argument ne saurait soulever une erreur susceptible de contrôle puisque, comme le soutient le défendeur, la conclusion quant à la protection de l’État figurant dans la seconde décision de la SAR était une conclusion subsidiaire. Avant d’entreprendre son analyse de la protection de l’État, la SAR a maintenu les conclusions figurant dans la seconde décision de la SPR selon lesquelles le demandeur n’avait pas établi qu’il devrait probablement encore de l’argent au moment de retourner en Chine ou qu’il serait incapable de trouver du travail en vue de rembourser l’éventuel solde de sa dette. Le demandeur n’a pas contesté cette conclusion et, comme l’a souligné la SAR, en raison de cette conclusion, il n’était pas nécessaire de procéder à une analyse de la protection de l’État.

V. Conclusion

[46] Étant donné que les arguments formulés par le demandeur ne soulèvent aucune erreur susceptible de contrôle, la présente demande de contrôle judiciaire doit être rejetée. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel, et aucune question n’est énoncée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4202-20

LA COUR DÉCLARE que la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question n’est certifiée aux fins d’un appel.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Line Niquet, trad. a


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4202-20

INTITULÉ :

RUITING YANG c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

audience tenue par vidéoconférence

à partir de toronto (ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 août 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

le juge SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

LE 24 août 2021

COMPARUTIONS :

Emmanuel Abitbol

pour le demandeur

Nicholas Dodokin

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lewis & Associates

Toronto (Ontario)

pour le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

pour le défendeur

 

 

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