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Date : 20210823


Dossier : IMM-2015-20

Référence : 2021 CF 863

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 23 août 2021

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

X NAMGYAL NORGAY (alias NAMGYAL NORGAY)

X NAMGYAL SAMDUP (alias NAMGYAL SAMDUP)

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs, Namgyal Norgay et Namgyal Samdup, sont des frères. Ils sont nés en Inde de parents d’origine ethnique tibétaine. Ils ont été élevés dans une colonie de réfugiés tibétains en Inde. La femme et l’enfant du frère aîné vivent toujours dans une colonie de réfugiés tibétains.

[2] Les demandeurs sont arrivés au Canada le 14 avril 2018 et ont demandé l’asile peu de temps après. La Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la CISR] a rejeté leur demande le 7 août 2019. La SPR a conclu que les demandeurs étaient admissibles à la citoyenneté indienne, qu’aucun obstacle important ne les empêchait de l’obtenir et qu’ils n’avaient pas fait d’efforts raisonnables à cette fin.

[3] Les demandeurs ont interjeté appel auprès de la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la CISR. La SAR a admis de nouveaux éléments de preuve liés aux efforts que les frères ont déployés en vain pour obtenir des passeports indiens en se présentant au consulat indien à Toronto au mois de septembre 2019. Les demandeurs ont affirmé avoir été refoulés au comptoir d’accueil, où on leur a dit qu’ils devaient présenter leurs demandes de passeport depuis l’Inde.

[4] Le 11 mars 2020, la SAR a confirmé la décision de la SPR et a rejeté l’appel. Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision de la SAR.

[5] La SAR a raisonnablement conclu que les demandeurs pourraient obtenir la protection de l’État indien, qu’aucun obstacle important ne les empêchait de l’obtenir et qu’ils n’avaient pas déployé suffisamment d’efforts pour surmonter les obstacles existants. La demande de contrôle judiciaire est donc rejetée.

II. Contexte

[6] Avant de quitter l’Inde, les frères exploitaient un magasin de vêtements à Assam. Ils affirment avoir fait face à de nombreuses difficultés en raison de leurs origines tibétaines. Cependant, dans leur appel devant la SAR, ils n’ont pas contesté la conclusion de la SPR selon laquelle ils ne craignaient pas avec raison d’être persécutés en Inde.

[7] La SAR a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle les demandeurs avaient réussi à ouvrir des commerces et à travailler dans les colonies tibétaines ainsi qu’à l’extérieur de celles‑ci. Les demandeurs n’ont pas été en mesure de démontrer l’existence de harcèlement ou de discrimination récurrents qui pourraient constituer une possibilité sérieuse de persécution. Ils n’ont pas non plus établi, selon la prépondérance des probabilités, qu’ils s’exposaient à l’un ou l’autre des risques décrits à l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.

[8] La SAR a également confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle les demandeurs ne se heurteraient à aucun obstacle important dans l’obtention de la citoyenneté indienne, et elle a conclu qu’ils n’avaient pas déployé suffisamment d’efforts pour surmonter les obstacles existants.

III. Question en litige

[9] La seule question en litige soulevée dans la demande de contrôle judiciaire en l’espèce est celle de savoir si la décision de la SAR était raisonnable.

IV. Analyse

[10] La décision de la SAR est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 10). La Cour interviendra uniquement si la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100). Ces critères sont respectés si les motifs permettent à la Cour de comprendre pourquoi la décision a été rendue et d’établir si elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Vavilov, aux para 85-86, citant Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47).

[11] La Cour d’appel fédérale a statué ce qui suit dans l’arrêt Tretsetsang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 175 [Tretsetsang] (au para 70) :

Si un demandeur affirme qu’il lui est impossible d’obtenir la protection de l’État dont il est citoyen, mais ne prend aucune mesure pour déterminer si ce pays le reconnaîtrait comme tel, son inaction, en l’absence de motifs raisonnables, serait fatale pour sa demande d’asile.

[12] Il appartient au demandeur d’établir qu’il ne peut se réclamer de la protection du pays dont il a la nationalité, ou qu’il est réticent à le faire, car il craint d’y être persécuté. Tout obstacle à l’exercice du droit à la protection de l’État qui est accordé aux citoyens doit être important (Tretsetsang, au para 71).

[13] Le demandeur d’asile qui invoque un obstacle à l’exercice de son droit à la citoyenneté dans un pays donné doit établir selon la prépondérance des probabilités :

a) qu’il existe un obstacle important dont on pourrait raisonnablement croire qu’il l’empêche d’exercer son droit à la protection de l’État que lui confère la citoyenneté dans le pays dont il a la nationalité;

b) qu’il a fait des efforts raisonnables pour surmonter l’obstacle, mais que ces efforts ont été vains et qu’il n’a pu obtenir la protection de l’État.

(Tretsetsang, au para 72)

[14] Devant la SAR, les demandeurs ont fait valoir qu’ils ont rencontré deux obstacles importants dans l’obtention de leurs passeports indiens : la manière dont le gouvernement indien a traité et traite toujours les demandes de passeport des réfugiés tibétains, ainsi que l’exigence qu’ils renoncent aux avantages auxquels leur donnent droit leurs certificats d’enregistrement tibétain et d’identité.

[15] Norgay a demandé sans succès un passeport indien en 2001 et en 2005. En 2016, il s’est informé de l’état de sa demande et on lui a répondu que le dossier avait été fermé. Il a également dû payer une amende pour avoir récupéré la lettre de rejet en retard. Samdup a demandé un passeport en 2001, mais sans succès.

[16] Malgré l’incapacité des frères à obtenir des passeports indiens par le passé, la SAR a conclu que les nombreux changements apportés aux lois et aux politiques dans les dernières années ont permis aux réfugiés tibétains nés en Inde d’avoir un meilleur accès aux services de passeport :

[17] Les appelants font valoir que le gouvernement tend clairement à faire obstruction aux ordonnances des tribunaux selon lesquels il doit accepter les demandes de passeport du groupe de Tibétains en question. Ils affirment qu’il est probable que cette tendance se maintienne à l’avenir. Cependant, je conviens avec la SPR que, les récents changements de politique au sein du gouvernement en soi représentent un écart important par rapport à cette ancienne tendance. En mars 2017 et ensuite en septembre 2018, le ministère des affaires extérieures (MEA) a officiellement ordonné à tous les bureaux des passeports de traiter les demandes en instance des réfugiés tibétains nés en Inde au cours de la période pertinente. Il s’agit d’un pas important, car auparavant, c’étaient les tribunaux qui exerçaient de la pression sur un gouvernement réticent pour qu’il traite ces demandes, alors que, maintenant, le gouvernement lui‑même publie une politique interne à cet égard.

[17] Les demandeurs font valoir que la politique du ministère des Affaires extérieures (le MAE) promulguée en mars 2017 puis en septembre 2018 exige des réfugiés tibétains qu’ils renoncent à leurs certificats d’enregistrement et d’identité pour pouvoir demander un passeport. Ils doivent aussi quitter les colonies tibétaines et renoncer à tout avantage, privilège et subvention conférés par l’Administration centrale tibétaine. Selon les renseignements énoncés dans le Cartable national de documentation [le CND] pour l’Inde, les réfugiés tibétains dépendent de leurs certificats d’enregistrement tibétain et d’identité pour recevoir de l’éducation, des soins de santé, un emploi, des services bancaires, un logement, et pour progresser dans la vie en général. Les réfugiés tibétains qui ne possèdent pas de certificat d’enregistrement risquent d’être arrêtés, détenus, extorqués, condamnés à payer des amendes et déportés. Ils s’exposent aussi à une [traduction] « vulnérabilité extrême sur le plan juridique ».

[18] Les demandeurs soutiennent que la SAR n’a pas tenu compte des répercussions que renoncer à leurs certificats d’enregistrement et d’identité aurait sur eux (citant Pasang v Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 907 au para 23). Ils font valoir que la SAR a indûment conclu que le renoncement aux certificats d’enregistrement et d’identité, auxquels ils ont recours pour répondre à leurs besoins élémentaires, était un « inconvénient temporaire à supporter pour obtenir un passeport indien ».

[19] La SAR a conclu que la preuve des demandeurs ne permettait pas de remettre en question les politiques et procédures générales régissant les demandes de passeports indiens. La SAR a reconnu que la bureaucratie indienne entourant la délivrance de passeports est complexe et décentralisée, mais a conclu que « rien ne prouve que le gouvernement indien ne respecte pas ces nouvelles politiques de façon générale ». Bien qu’un grand nombre d’Indiens peuvent connaître des problèmes au moment de présenter une demande de passeports, ceux-ci ne sont pas exclusifs à la communauté tibétaine.

[20] Selon les renseignements contenus dans le CND, le traitement d’une demande de passeport nécessite en moyenne un mois et parfois davantage dans certaines régions où les demandeurs n’ont jamais habité. La SAR a reconnu qu’un peu plus de temps pourrait être nécessaire aux demandeurs pour obtenir leurs passeports compte tenu des rejets qu’ils ont déjà essuyés et de la mise en œuvre récente de la politique du MAE. Bien que les demandeurs aient soutenu devant la Cour que les temps d’attente publiés ne s’appliquent pas aux réfugiés tibétains, ils n’ont présenté aucune preuve à l’appui de cette affirmation.

[21] La SAR a reconnu que les demandeurs doivent posséder un certificat d’enregistrement pour conserver le permis de vente leur permettant d’exploiter le magasin de vêtements. Cependant, elle a raisonnablement conclu que l’inconvénient temporaire causé par le fait de ne pas avoir de certificat d’enregistrement pendant le traitement des demandes de passeports ne constituait pas un obstacle important. La politique du MAE énonçait clairement que les demandeurs n’auraient à renoncer aux autres avantages, comme le fait de pouvoir vivre dans les colonies tibétaines et de recevoir des subventions, qu’après avoir reçu leurs passeports, et non au moment de déposer leurs demandes. En outre, les demandeurs ont habité et exploité des entreprises à l’intérieur et à l’extérieur des colonies tibétaines par le passé.

[22] Les demandeurs affirment que rien ne garantit que leurs demandes de passeport seront accueillies, ou que leurs certificats d’enregistrement et d’identité leur seront rendus en cas de rejet. La SAR a conclu à juste titre que ces allégations sont de nature spéculative et qu’elles ne sont pas étayées par la preuve. Il incombait aux demandeurs d’établir l’existence d’un obstacle important à l’exercice de leurs droits en matière de citoyenneté. La SAR a raisonnablement conclu qu’ils n’y sont pas parvenus.

[23] La SAR a aussi conclu que les demandeurs n’avaient pas fait d’efforts raisonnables pour obtenir des passeports indiens. Selon les renseignements contenus dans le CND, un ressortissant indien qui souhaite obtenir un passeport indien à partir du Canada doit remplir une demande en ligne, puis prendre rendez‑vous auprès du haut‑commissariat ou du consulat.

[24] La SAR a raisonnablement conclu que le fait de se présenter à la réception du consulat indien et de simplement demander à voir un membre du personnel du consulat ne constituait pas la bonne procédure à suivre ni des efforts valables pour obtenir la protection de l’État indien comme le prévoit l’arrêt Tretsetsang. Rien n’indiquait que les demandeurs avaient déployé quelque effort supplémentaire que ce soit pour obtenir des passeports indiens.

[25] La SAR est un tribunal spécialisé et la Cour doit faire preuve de retenue à l’égard de son évaluation de la preuve. Il est reconnu en droit que le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve dont il dispose. À moins de circonstances exceptionnelles, la cour de révision ne modifiera pas ses conclusions de fait. La cour de révision doit également s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur » (Vavilov, au para 125).

V. Conclusion

[26] La demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2015-20

 

INTITULÉ :

X NAMGYAL NORGAY (alias NAMGYAL NORGAY) ET X NAMGYAL SAMDUP (alias NAMGYAL SAMDUP) c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR vidÉoconfÉrence ENTRE north york (toronto) ET ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 JUILLET 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 23 AOÛT 2021

 

COMPARUTIONS :

Richard An

 

POUR LES DEMANDEURS

 

David Joseph

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

EME Professional Corporation

Avocats

North York (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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