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Date : 20050207

 

Dossier : T-2407-03

 

Référence : 2005 CF 187

 

 

ENTRE :

 

  SOCIÉTÉ CANADIENNE DE PERCEPTION DE LA COPIE PRIVÉE

 

  demanderesse

  et

 

 

  FIRST CHOICE RECORDING MEDIA INC.,

  M3 TECHNOLOGY INC.,

  AM/FM MARKETING LTD.,

  HARRY CHEUNG

 

  défendeurs

 

 

  MOTIFS DE L’ORDONNANCE

 

Le protonotaire Hargrave

 

 

  • [1] L’article 82 de la Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. ch. 30, exige le paiement d’une redevance de la copie privée à l’égard des supports vierges par les fabricants canadiens ou les importateurs qui font venir de tels supports au Canada.

  • [2] La présente action concerne la perception des redevances à l’égard des supports d’enregistrement vierges, en l’occurrence des disques compacts vierges, par la demanderesse, la Société canadienne de perception de la copie privée (la Société), un organisme à but non lucratif désigné en vertu de la Loi, au nom des auteurs, artistes-interprètes et producteurs d’enregistrements sonores.

  • [3] La présente requête porte sur la constitution en défendeurs d’AM/FM Marketing Ltd., de M3 Technology Inc. et de Harry Cheung, qui auraient participé à l’importation de disques compacts vierge au Canada sans avoir payé la redevance de copie privée pertinente.

  • [4] Bien que cette action ait été portée à l’attention d’AM/FM Marketing Ltd. (AM/FM), cette dernière n’était pas représentée. La constitution d’AM/FM Marketing Ltd. en défenderesse et la signification substitutive ont été ordonnées au terme de l’audience. J’ai sursis à statuer sur la constitution en défendeurs de M. Cheung et de M3 Technology Inc. : avant d’examiner cette question, je rappelle le contexte pertinent.

 


 

 

 

 

CONTEXTE PERTINENT

 

  • [5] À la suite de ce que la Société estimait être une reddition de comptes inadéquate par First Choice et une vérification insatisfaisante de cette dernière, la Société a intenté le 18 décembre 2003 la présente action pour la valeur des redevances non payées à l’égard des disques compacts. Elle allègue que First Choice a commencé à importer des disques compacts vierges en décembre 1999. À l’époque, First Choice était à la fois un importateur au Canada et un vendeur, sur le marché canadien, de disques compacts.

  • [6] M. Cheung, président, administrateur et actionnaire de First Choice, a témoigné qu’en raison de divers facteurs, notamment la concurrence, un approvisionnement local en vrac de disques compacts vierges à prix modique, la reddition des comptes, les travaux d’écriture requis par la Société quant à la redevance et récemment la présente action en justice, il a mis fin aux activités de First Choice à l’automne de 2003.

  • [7] Par la suite, les locaux loués à bail par First Choice au #4 - 3511, Viking Way, à Richmond, en Colombie-Britannique, ont été loués à bail par M3 Technology Inc. (M3).M3, autrefois appelée First Choice Currency Exchange Inc., est une compagnie dont M. Cheung est également président, administrateur et actionnaire. M3 et M. Cheung sont représentés dans la présente requête par l’avocat inscrit au dossier qui agit au nom de First Choice dans la présente instance.

  • [8] M3, lorsqu’elle a repris les anciens locaux de First Choice, a annoncé sur son site Web qu’elle était [traduction] « autrefois appelée First Choice Recording Media » :M. Cheung dit que cette affirmation ou publicité, quant à l’évolution de l’entreprise, a été une erreur de la part de M3, erreur dans une annonce qu’il n’a pas lui-même approuvée. Il faut noter que M3 n’importe pas ses disques compacts vierges, mais les achète à un ou peut-être plusieurs importateurs locaux.

  • [9] M. Cheung reconnaît qu’un grand nombre des activités commerciales de M3, à l’exception de l’importation, sont celles qui ont été reprises lorsque First Choice a fermé ses portes. Cependant, j’accepte aussi que M3 a vendu, au moins une fois, de la marchandise apparemment laissée derrière et qui portait la marque de First Choice. Tout cela résume en quelques mots les positions de First Choice, de M3 et de M. Cheung qui, selon le conseiller de ces entités, ne mènent à aucune conclusion pertinente ou à aucune raison pour laquelle M3 ou M. Cheung sont des parties nécessaires au présent litige, d’autant plus que M3, dont la seule activité commerciale est la vente, estime n’avoir aucune responsabilité envers la Société, qui doit se tourner vers les importateurs pour percevoir la redevance. Je préciserais que la constitution de parties nécessaires est une question complexe dans le présent cas, mais aussi que la Société adopte un point de vue très différent.

  • [10] La Société est convaincue qu’il y a des éléments de preuve qui démontrent que les activités de M. Cheung sont de nature à le rendre responsable, malgré le paravent de la personnalité juridique qui sépare les deux personnes morales l’une de l’autre et les personnes morales de leur unique actionnaire. La Société ajoute que M. Cheung, de même que sa nouvelle organisation de vente M3, sont des parties essentielles.

  • [11] La Société allègue que First Choice a eu recours à un artifice relativement aux documents commerciaux, First Choice et M. Cheung prétendant que l’ordinateur renfermant les dossiers commerciaux de First Choice a été volé, apparemment avant que la Société puisse effectuer une vérification le 11 juin 2003 et, par conséquent, First Choice n’a pu produire aucun document. L’avocat de la Société fait remarquer que l’affidavit de documents de M. Cheung au nom de First Choice énumère des dossiers commerciaux papier antérieurs de First Choice qui, apparemment, ont été préparés après le vol de l’ordinateur. Ce point est intéressant, mais non pertinent quant à la constitution de parties. En principe, la raison fondamentale pour laquelle une entité est constituée partie est qu’une personne morale ou une personne physique peut être liée par l’issue de l’action en justice, la question étant de savoir si oui ou non l’action en justice pourrait être adéquatement et complètement réglée si cette personne n’était pas une partie : dans le présent cas, je renverrais à l’arrêt Bande indienne de Shubenacadie c. Canada (P.G.) (2000) 299 N.R. 241 (CAF) à la page 243 :

 

 

 

 

 

 


Pour déterminer si une personne peut être constituée, à juste titre, partie nécessaire à une action, en vertu des anciennes règles, la Cour, dans l'arrêt Stevens c. Canada (Commissaire, Commission d'enquête) (C.A.) [1998] 4 C.F. 125, à la page 138, a cité en l'approuvant le passage suivant tiré du jugement du juge Devlin (tel était alors son titre) dans l'arrêt Amon c. Raphael Tuck & Sons Ltd., [1956] 1 Q.B. 357, à la page 380 :

 

 

Qu’est-ce qui fait qu’une personne est une partie nécessaire? Ce n’est pas, bien sûr, uniquement le fait qu’elle a des éléments de preuve pertinents à apporter à l’égard de certaines des questions en litige; elle ne serait alors qu’un témoin nécessaire. Ce n’est pas uniquement le fait qu’elle a un intérêt à ce que soit trouvée une solution adéquate à quelque question en litige, qu’elle a préparé des arguments pertinents et qu’elle craint que les parties actuelles ne les présentent pas adéquatement... La seule raison qui puisse rendre nécessaire la constitution d’une personne comme partie à une action est la volonté que cette personne soit liée par l’issue de l’action; la question à trancher doit donc être une question en litige qui ne peut être tranchée adéquatement et complètement sans que cette personne ne soit une partie.

 

 

À notre avis, cette description d’une partie nécessaire s’applique tout autant en vertu des règles actuelles, ...

 

 

 


La Cour d’appel a fait remarquer que deux des défenderesses avaient été irrégulièrement constituées en vertu de la règle 104 : elles auraient pu produire des éléments de preuve pertinents, mais il n’y avait aucune cause d’action contre elles et, par conséquent, elles n’étaient pas des parties nécessaire à l’action. Par conséquent, je dois examiner si des éléments de preuve montrent de quelque façon que M. Cheung et M3 doivent être liés par la décision dans la présente instance et en quoi on peut dire qu’il est essentiel qu’ils soient parties pour la résolution adéquate et complète de l’action.

 

  • [12] La Société soutient que les actions de M. Cheung, en mettant fin aux activités de First Choice et en la dépouillant censément de ses biens, ont contrecarré la capacité de la Société de percevoir les redevances : cet argument tend à faire valoir qu’une démarche aussi blâmable de la part de M. Cheung devrait engager la responsabilité de M. Cheung ou de M3 concernant les redevances dues par First Choice. Évidemment, pareille conclusion dépend, par exemple, du point de savoir s’il y a eu perpétuation d’une action blâmable propre à obliger la Cour à écarter le bénéfice de la personnalité juridique.

  • [13] La Société fait remarquer que M3 vend des disques compacts à une marge sur coût de revient tellement faible, 0,2325 $ par disque, en sus de la redevance de 0,21 $ par disque, que de toute évidence l’importateur à qui M3 a acheté les disques n’a payé aucune redevance. En l’occurrence, l’argument est que M3 est une partie nécessaire afin de déterminer si elle est redevable des redevances qui n’ont pas été payées sur les produits eux-mêmes : ce ne serait la situation que si M3 et son fournisseur étaient considérés non pas comme des entités distinctes séparées par le paravent de la personnalité juridique, mais, en toute justice, comme une seule unité.

  • [14] Il y a une indication que First Choice a acheté des disques compacts à AM/FM, qui est maintenant une défenderesse dans la présente instance. La prétention ici est qu’il faut déterminer qui, entre First Choice et AM/FM, doit les redevances et il est possible de le faire car les deux sont des parties au présent litige. Cette situation ne fait pas en soi de M. Cheung une partie nécessaire. Les éléments de preuve sur lesquels s’appuie la Société, tel qu’il est allégué dans la déclaration modifiée proposée, vont plus loin. D’après certains éléments contextuels, AM/FM, constituée en personne morale le 14 août 2003, a donné une adresse inexistante pour son siège et son service des dossiers ainsi que pour son administrateur, même si elle a un établissement actif à Richmond, en C.-B.

  • [15] J’accepte la preuve par affidavit de la demanderesse selon laquelle AM/FM n’a pas payé les redevances exigées d’un importateur. Cependant, la Société soutient que M. Cheung a divers documents internes concernant des opérations bancaires et des paiements d’AM/FM aux fournisseurs d’AM/FM, documents qui laissent entendre que les disques compacts sont importés sous la direction de M. Cheung ou peut-être de First Choice. Quelques données provenant des documents produits par M. Cheung indiquent que le nombre d’unités importées par AM/FM correspond exactement à celui qui a été transféré à First Choice, dans un laps de temps bref, et que la marge sur coût de revient était minime. Le plus intéressant, c’est que, comme l’attestent les documents de First Choice, AM/FM a continué d’envoyer et de facturer des disques compacts à First Choice qui les payait, et ce, au moins jusqu’au 2 février 2004, soit plusieurs mois après que M. Cheung affirme, dans un affidavit en opposition à la présente requête, avoir mis fin aux activités de First Choice. Il semblerait, selon la preuve par affidavit, que AM/FM approvisionnait en réalité First Choice et M3 en disques compacts à l’égard desquels aucune redevance n’avait été payée.

  • [16] S’appuyant sur tous ces éléments, la Société soutient qu’AM/FM est un trompe‑l’oeil et un mandataire de First Choice, M3 et M. Cheung, créé uniquement pour permettre à M3, First Choice et M. Cheung d’affirmer qu’ils ne doivent aucune redevance sur les produits importés.

  • [17] La Société ajoute premièrement que M. Cheung, First Choice ou M3 n’ont présenté aucun élément de preuve établissant l’absence de lien de dépendance avec AM/FM; cependant, je ne considère pas qu’un tel fardeau incombait à l’un ou l’autre des défendeurs ou des défendeurs proposés. La Société, dans ses arguments écrits, soutient ceci [traduction] « Ces autres parties peuvent être responsables si la présente Cour détermine qu’elle peut aller au-delà des structures d’entreprises et du paravent de la personnalité juridique ». Bien qu’aucun interrogatoire préalable de First Choice visant à étoffer l’argument factuel de la Société ni, à ce stade préliminaire, dans le cas d’AM/FM, de communication préalable des documents ou d’interrogatoire préalable n’aient été effectués, il existe des éléments de preuve tirés des documents de First Choice selon lesquels M. Cheung dirigeait et exploitait ses deux entreprises, First Choice et M3, comme une seule unité, en se servant du paravent de la personnalité juridique. J’accorde peu de poids au témoignage par affidavit de M. Cheung qui, en tant qu’homme d’affaire ambitieux et bien avisé, dit que si, de toute évidence, il était responsable de l’exploitation générale de First Choice, il ne s’occupait pas de la tenue des livres, ne passait aucune commande et ne faisait pas le suivi des stocks et des fournitures et, en plus, ne donnait aucune directive quant à la façon dont le tout devait se faire. Ayant décrit ce contexte et évoqué quelques principes juridiques, je vais maintenant examiner le droit applicable et présenter mes conclusions.

 


 

 


 

 


 

LE DROIT ET LES CONCLUSIONS

 

  • [18] J’ai déjà exposé le principe général qu’une personne ne devrait pas être constituée défenderesse à moins qu’il soit nécessaire qu’elle soit liée par l’issue et qu’il soit essentiel qu’elle soit partie pour assurer un règlement complet et adéquat du litige. Le juge Strayer, tel était alors son titre, saisi d’une demande de constitution de défendeurs, dans l’affaire Eastman Kodak Co. c. Hoyle Twines Ltd. (1985) 5 C.P.R. (3d) 264, a fait remarquer que dans le cas d’une telle requête, la Cour ne doit pas décider du bien-fondé ou de la crédibilité des éléments de preuve dont le juge du procès pourrait tôt ou tard être saisi, puisque ce n’est pas le rôle de la Cour d’instruire la question de la responsabilité de chaque défendeur proposé. À son avis, pourvu que l’ajout du défendeur proposé ne semble pas complètement fallacieux, on devrait ajouter le nom de cette personne :

L’avocat de la défenderesse a tenu à contester les éléments de preuve portant sur la responsabilité des défendeurs que l’on propose d’ajouter. Le juge qui entend une requête visant à faire amender une déclaration n’a pas à se prononcer sur l’à‑propos ou la force probante des éléments de preuve qui pourront être produits à l’instruction. Si les défendeurs ajoutés peuvent contester avec succès les éléments de preuve que la demanderesse peut avancer, ils ne seront pas tenus responsables. Mais je ne peux connaître de l’ensemble du litige pour l’instant. Il suffit pour justifier les inconvénients qui peuvent découler de l’addition de nouvelles parties à ce stade de l’action de prouver que lesdites additions ne sont pas complètement fallacieuses.

 

 

 

  • [19] L’avocat de M. Cheung et de AM/FM se fonde sur la décision Iris, Le Groupe Visuel (1990) Inc. c. Trustus International Trading Inc., (2003) 250 F.T.R. 188, dans laquelle le juge Rouleau, conformément à la position adoptée par le juge Strayer dans l’affaire Kodak (précitée), a commencé par affirmer qu’une modification devrait être accueillie à moins qu’il ne soit établi qu’elle n’a clairement aucune chance de succès, se reportant à l’arrêt Apotex Inc. c. Eli Lilly & Co. (2002) 22 C.P.R. (4th) 19 (C.A.F.).Cependant, le juge Rouleau a alors fait remarquer que la personne qui rend la décision interlocutoire dispose quand même d’une certaine marge de manoeuvre pour évaluer ce qui constitue une modification de toute évidence vouée à l’échec (paragraphe 19). Il a ensuite préconisé une appréciation de l’ensemble de la preuve comme moyen de déterminer si on est bien en présence d’une situation qui justifierait le refus de la modification. Cela se rapproche dangereusement de la mise en garde du juge Strayer voulant que l’affaire ne soit pas instruite sur une requête visant à constituer des défendeurs, mais plutôt que la question devrait être de savoir si l’ajout ou non des défendeurs semble complètement fallacieux.

  • [20] Heureusement, je n’ai pas à essayer de réconcilier la décision de première instance Iris avec la décision du juge Strayer Eastman Kodak (précitée) puisque la Cour d’appel fédérale a infirmé la décision de la Section de première instance dans l’arrêt Iris rendu le 22 avril 2004, dossier A-501-03, [2004] A.C.F. no 752, 2004 CAF 167. Dans l’arrêt Iris, la Cour d’appel fédérale a mis l’accent sur l’allégation faite dans la déclaration modifiée, faisant remarquer qu’un examen des allégations ne pouvait que mener à la conclusion que la constitution de particuliers, à titre personnel, en coparties de la personne morale poursuivie, n’était aucunement une modification dénuée de toute chance de succès :

 


Par conséquent, nous ne pouvons que conclure que le juge Rouleau a erré en droit, tout comme le protonotaire, en ce qu’il a omis de considérer comme il se devait, les allégués pertinents mis de l’avant par l’appelante dans sa déclaration amendée. À notre avis, s’il avait considéré ces allégués, il n’aurait pu que conclure que les amendements n’étaient aucunement dénués de toute chance de succès.

 

 

 

  • [21] J’ai examiné la déclaration modifiée proposée en ce qu’elle concerne la constitution des défendeurs proposée. Il y a suffisamment de détails dans la déclaration modifiée proposée pour me permettre de conclure que la prétention de la demanderesse, dirigée contre les défendeurs proposés, n’est aucunement dénuée de toute chance de succès. Cependant, il faut procéder à une certaine analyse pour s’assurer que la prétention à l’encontre des défendeurs proposés, en particulier M. Cheung, n’est pas complètement fallacieuse.

 

 


  • [22] Dans l’affaire Painblanc c. Kastner (1994) 58 C.P.R. (3d) 512 (C.A.F.), à la page 503, la Cour d’appel fédérale a fait observer que le fait d’être tout simplement un actionnaire et un administrateur délégué, sans plus, était insuffisant pour engager la responsabilité personnelle. La Cour d’appel, dans l’affaire Painblanc, a ajouté qu’il était également insuffisant de fonder l’ajout d’un actionnaire majoritaire et administrateur délégué sur la possibilité que les demanderesses pourraient, lors de l’interrogatoire préalable, obtenir d’autres preuves l’impliquant, car ce serait manifestement agir à l’aveuglette et un emploi abusif des procédures de Cour. Cependant, dans le cas présent, on n’a pas besoin de preuves supplémentaires car non seulement les allégations dans la déclaration modifiée proposée sont claires, mais elles sont aussi confirmées par la preuve par affidavit de la demanderesse et elles ne sont pas suffisamment réfutées par la preuve par affidavit déposée au nom des défendeurs proposés.

  • [23] Le juge Rouleau a fait ressortir un point précis, à savoir que pour que les dirigeants et les administrateurs soient personnellement responsables de contrefaçon, leur « ....compagnie doit avoir été fondée dans le but même de contrefaire les droits de la partie demanderesse. » (paragraphe 24). En l’occurrence, le juge Rouleau s’est référé ensuite à l’affaire Mentmore Manufacturing Co. c. National Merchandise Manufacturing Co. (1978) 40 C.P.R. (2d) 164 (C.A.F.), à la page 174 :

 

Je ne pense pas qu’on doive aller jusqu’à poser en principe que l’administrateur ou le dirigeant doit savoir ou avoir des raisons de savoir que les actes qu’il ordonne ou accomplit constituent des violations. Ce serait imposer une condition de responsabilité qui n’existe pas, généralement, en matière de violation de brevet. Il convient d’observer qu’une telle connaissance a été jugée, aux États-Unis, non essentielle en matière de responsabilité personnelle d’administrateur, ou de dirigeant (voir Deller's Walker on Patents, 2e éd. (1972), vol. 7, aux pages 117 et 118. À mon avis, il existe toutefois certainement des circonstances à partir desquelles il y a lieu de conclure que ce que visait l’administrateur ou le dirigeant n’était pas la conduite ordinaire des activités de fabrication et de vente de celle-ci, mais plutôt la commission délibérée d’actes qui étaient de nature à constituer une contrefaçon ou qui reflètent une indifférence à l’égard du risque de contrefaçon. De toute évidence, il est difficile de formuler précisément le caractère approprié. Il convient de pouvoir dans chaque cas apprécier toutes les circonstances pour déterminer si celles-ci entraînent la responsabilité personnelle. Les termes dans lesquels le premier juge a formulé le critère qu’il a adopté sont peut-être critiquables -- « s’est délibérément, ou de façon téméraire, lancé dans certaines opérations en se servant de la compagnie comme instrument, dans le but de s’assurer des profits ou une clientèle qui appartenaient de droit aux demanderesses » -- mais je ne saurais conclure que, sur l’essentiel, ces critères étaient erronés.

 

 

 


Le critère établi par la Cour d’appel dans l’arrêt Mentmore s’exprime de plusieurs façons, à savoir s’il y a lieu de conclure que ce que visait l’administrateur n’était pas la conduite ordinaire des activités, mais plutôt la commission délibérée d’actes qui étaient de nature à constituer une conduite blâmable ou qui reflètent une indifférence à cet égard, ou comme l’a dit le juge de première instance « s’est délibérément, ou de façon téméraire, lancé dans certaines opérations en se servant de la compagnie comme instrument, dans le but de s’assurer des profits ou une clientèle qui appartenaient de droit aux demanderesses », soit les critères appliqués par M. le juge Collier, à l’instruction, (1974) 114 C.P.R. (2d) 151, à la page 167.

 


  • [24] M’appuyant sur l’approche adoptée par le juge Collier dans l’arrêt Mentmore et approuvée par la Cour d’appel, le critère étant de savoir si on s’était lancé de façon délibérée dans des opérations, en se servant de structures d’entreprises, dans le but de s’assurer des profits appartenant de droit aux demanderesses, j’examinerai les éléments de preuve fournis par chaque partie, non pas en vue d’instruire l’affaire, mais plutôt pour vérifier la sincérité et le bien-fondé de la modification visant à constituer défendeurs les personnes proposées. M. Cheung, en tant que président, administrateur et actionnaire de First Choice, a dit qu’il ne connaissait pas tout le détail du fonctionnement au quotidien de sa petite entreprise, mais il a dit qu’en raison de la présente poursuite, il a décidé de mettre un terme aux activités de First Choice. La demanderesse allègue qu’il s’agit de toute évidence d’un stratagème délibéré visant à s’assurer, en tant qu’actionnaire, des profits sous la forme de redevances non payées à l’égard de produits importés, redevances qui appartenaient de droit à la Société. Vu cet élément ainsi que l’ensemble des circonstances, y compris la preuve par affidavit, mais surtout la forme proposée des actes de procédure modifiés, il convient de constituer M. Cheung défendeur. Cependant, il y a aussi la question de savoir si AM/FM, qui en réalité exerçait une activité partiellement semblable à celle de First Choice, et qui, il semblerait, non seulement a vendu des marques de First Choice mais a aussi accepté et payé des livraisons, destinées à First Choice, pendant plusieurs mois après la fermeture de First Choice, doit être aussi constituée défenderesse. En l’occurrence, il est utile d’examiner s’il convient d’écarter le bénéfice de la personnalité juridique afin de vérifier si la modification proposée est fallacieuse.

  • [25] Les avocats m’ont renvoyé à plusieurs décisions émanant de divers tribunaux. Cependant, je limiterai mon examen à un arrêt de la Cour suprême du Canada et à deux jugements de la Cour d’appel fédérale.

  • [26] Pour constituer AM/FM défenderesse, je dois me demander si l’on peut soutenir, avec une certaine possibilité de succès, que First Choice et AM/FM ne sont pas des entités distinctes, mais plutôt une seule et même entité et, par conséquent, ne devraient pas avoir droit à la protection de la constitution en personne morale en tant qu’entités distinctes, ou autrement dit, si M. Cheung avait l’intention de s’assurer les avantages de la constitution en personne morale d’entités distinctes, une décision légitime, ou s’il s’agit d’une décision contraire à la justice. Madame la juge Wilson tranche en partie le débat dans un passage tiré de l’arrêt Constitution Insurance Co. c. Kosmopoulous (1987) 34 D.L.R. (4th) 208.Dans ce cas-là, la question était de savoir si les biens de l’entreprise étaient la propriété de son seul actionnaire, mais il sied de s’arrêter au principe général énoncé à la page 213 :

 

 


En règle générale, un société est une entité juridique distincte de ses actionnaires : Salomon v. Salomon & Co., Ltd., [1897] A.C. 22 (H.L.). Aucune règle uniforme n’a été appliquée à la question de savoir dans quelles circonstances un tribunal peut déroger à ce principe en « faisant abstraction de la personnalité morale » et en considérant la société comme un simple « mandataire » ou « instrument » de son actionnaire majoritaire ou de sa société mère. En mettant les choses au mieux, tout ce qu’on peut dire est que le principe des « entités distinctes » n’est pas appliqué lorsqu’il entraînerait un résultat [traduction] trop nettement en conflit avec la justice, la commodité ou les intérêts du fisc », L.C.B. Gower, Modern Company Law, 4th ed. (1979), à la page 112. Je n’ai aucun doute qu’en théorie on pourrait, dans la présente affaire, faire abstraction de la personnalité morale afin que justice soit rendue, comme cela a été fait dans l’arrêt American Indemnity Co. c. Southern Missionary College, précité, auquel s’est référée la Cour d’appel de l’Ontario.

 

 

 

L’important ici c’est que le principe des entités distinctes n’est pas appliqué lorsqu’il entraînerait un résultat « trop nettement en conflit avec la justice, .... ».

 

  • [27] J’examine maintenant le point de vue selon lequel on peut écarter le bénéfice de la personnalité juridique que le juge Décary de la Cour d’appel a énoncé dans l’affaire Villetard’s Eggs Ltd. c. Office canadien de commercialisation des oeufs (1995) 181 N.R. 374, à la page 380 :

Les tentatives visant à introduire dans le droit administratif moderne le principe du voile corporatif, un principe établi il y a un siècle par la Chambre des Lords [Salomon v. Salomon & Co. [[1897] A.C. 22 [H.L.]] dans le domaine de droit des sociétés, connaissent une opposition croissante.

 

 

Cette opposition se manifeste à la faveur de deux genres de constatations : d’abord, ce que fait un organisme de réglementation n’équivaut par à lever le voile corporatif [CIBM-FM Mont-Bleu Ltée c. Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes et CION-FM Inc. (1990) 123 N.R. 226 (C.A.F.)] ou, ensuite l’idée selon laquelle la mise à l’écart du principe peut s’imposer lorsque la personne morale est sous le contrôle d’une autre personne ou entité au point que l’une et l’autre constituent une seule unité, ou lorsqu’une entreprise est en réalité le mandataire ou la marionnette de l’autre ou est utilisée pour camoufler les actions de l’autre [Syntex Pharmaceuticals International Ltd. c. Medichem Inc. [1990] 2 C.F. 499 (C.A.F.)] ou, plus généralement, lorsqu’une fraude ou un manquement est allégué [B.G. Preeco I (Pacific Coast) Ltd. c. Bon Street Developments Ltd. (1989), 60 D.L.R. (4th) 30 (B.C.C.A.)].

 

 

 


Il est intéressant de noter le point de vue voulant que le principe du paravent de la personnalité juridique tiré de Salomon c. Salomon, connaisse une opposition croissante dans le contexte moderne, encore que le juge Décary ne précise pas si le principe peut aussi être laissé de côté dans d’autres domaines que le droit administratif moderne. Toutefois, cet assouplissement de la doctrine stricte est également signalé par le juge Létourneau de la Cour d’appel dans l’arrêt Northeast Marine Services Ltd. c. Administration de pilotage de l’Atlantique (1995) 179 N.R. 17.

 

  • [28] Dans l’arrêt Northeast Marine, le juge Létourneau de la Cour d’appel a fait remarquer, à la page 24, que la doctrine tirée de Salomon c. Salomon est moins restrictive que ce que l’on a souvent supposé :

Dans l’arrêt Nedco Ltd. c. Clark et al., [(1973) 43 D.L.R. (3d) 714 (Sask. C.A.)] la Cour d’appel de la Saskatchewan a permis au tribunal de lever le paravent de la société pour déterminer si le piquetage des locaux de Nedco Ltd., filiale appartenant à cent pour cent à Northern Electric Company Ltd., au cours d’une grève légalement déclenchée par les employés de cette dernière, devait être autorisé. Cet arrêt montre que le critère judiciaire n’est pas aussi restreint que le juge de première instance l’a laissé entendre. Une opinion similaire a été exprimée par lord Denning M.R. dans l’arrêt Littlewoods Mail Order Stores Ltd. v. McGregor: [[1969] 3 All E.R. 885 (C.A.)]

 

 

[traduction] Il faut prêter une attention toute particulière à la doctrine énoncée dans l’arrêt Salomon v. Salomon & Co., Ltd. ([1897] A.C. 22; [1895-99] All E.R. Rep. 33). On a souvent supposé qu’elle avait pour effet de cacher la personnalité d’une société à responsabilité limitée d’un paravent derrière lequel les tribunaux ne pouvaient rien voir. Ce n’est pas vrai. Les tribunaux peuvent lever le paravent et, de fait, ils le font souvent. Il peuvent lever le masque, et ils le font souvent. Ils cherchent à voir ce qu’il y a réellement derrière. Le législateur a ouvert la voie au moyen des états financiers collectifs et d’autres dispositions. Et les tribunaux devraient emboîter le pas. À mon avis, nous devrions examiner la société Fork et la voir telle qu’elle est – une filiale appartenant à cent pour cent aux contribuables. En fait, c’est la créature, le pantin des contribuables; et il faudrait en droit la considérer comme tel. [p. 860]

 

 

 

Dans ce passage, le juge Létourneau de la Cour d’appel entérine l’opinion moins restrictive de l’invulnérabilité du paravent et approuve l’opinion de lord Denning selon laquelle les tribunaux peuvent, et ils le font souvent, voir ce qu’il y a réellement derrière.


 

  • [29] J’ai tenu compte des actes de procédure, de la preuve par affidavit déposée au nom de la demanderesse et de la preuve par affidavit de M. Cheung. Je reconnais qu’il y a au moins apparence d’une tentative délibérée d’éviter la détermination des redevances à payer à la Société et, effectivement, même au cours du dernier semestre de l’année 2003, la Société allègue dans la déclaration modifiée proposée qu’elle a dénombré environ 5 millions de disques compacts qui ont été introduits au pays par First Choice, M3 et AM/FM ou qui ont été envoyés à ces entreprises. Il y a ensuite First Choice qui soi-disant ferme ses portes, en faveur de M3, mais qui selon toute apparence continue d’acheter des disques compacts à AM/FM, plusieurs mois après avoir cessé ses activités, en 2003 et en 2004. Il est manifestement allégué que les ventes de First Choice et même quelques-uns des achats de First Choice ont été transférés à M3, une personne morale contrôlée par M. Cheung. Ce transfert, comme le souligne la Société dans sa déclaration modifiée proposée, s’est produit à la suite de sa tentative d’effectuer une vérification de First Choice. Ces allégations tendent à indiquer tous les signes d’une tentative d’éviter de payer des redevances dues à la Société.

  • [30] Pour ce qui est du lien avec AM/FM dans tout cela, il semblerait que, selon la déclaration modifiée proposée, corroborée par la preuve par affidavit, bien que, selon M. Cheung, l’on puisse se procurer des disques compacts auprès d’importateurs à un bon prix, de sorte que M3 peut les revendre avec un profit, AM/FM est, d’après les documents fournis par First Choice dans son affidavit de documents, un importateur principal à qui First Choice achète ses disques compacts. Bien que cela ne soit pas concluant, les documents produits indiquent qu’il y a un rapport entre M. Cheung et AM/FM, car M. Cheung a produit des documents internes d’AM/FM.

  • [31] La Société allègue dans la déclaration modifiée proposée, ce que corrobore la preuve par affidavit, que M. Cheung a certifié de façon délibérée des rapports des activités de First Choice qui sont inexacts, et qu’il a omis de communiquer des documents en vue d’une vérification tel que l’exige le tarif de la Société.

  • [32] La Société soutient que M. Cheung, par des actions délibérées et volontaires, dans l’exploitation de First Choice et de M3, de même que d’AM/FM, a non seulement monté une opération dans le but exprès d’éviter de payer des redevances, mais aussi organisé un transfert des activités de First Choice à M3 dans le but de contrecarrer la capacité de la Société de percevoir les redevances à l’égard de produits importés.

  • [33] Toutes ces actions alléguées dans les documents, y compris dans la déclaration modifiée proposée, qu’auraient accomplies M. Cheung, First Choice et M3 ainsi que la participation alléguée d’AM/FM permettent de conclure raisonnablement à l’existence d’actes blâmables flagrants : dans les circonstances, le principe des entités distinctes ne doit pas être appliqué à la présente étape interlocutoire puisqu’il pourrait entraîner une injustice flagrante perpétrée par ce qui a toutes les apparences, selon les allégations de la demanderesse, d’une seule unité composée de sociétés et d’un particulier camouflant des actions blâmables. Cela ne veut pas dire que le juge de première instance en viendra à la même conclusion, car je ne fais qu’examiner les actes de procédure corroborés par la preuve par affidavit produite dans le cadre de la présente requête interlocutoire, et les ayant évalués dans leur ensemble, j’ai estimé que la modification demandée, soit la constitution de M. Harry Cheung, de M3 Technology Inc. et d’AM/FM Marketing Ltd. en coparties, n’est pas complètement fallacieuse, qu’elle est complètement défendable et qu’elle n’est pas vouée à l’échec. Ces personnes sont maintenant constituées parties, l’intitulé de la cause ayant la forme exposée au tout début.

 


 

 

 


 

 

(Signé) « John A. Hargrave »

  Protonotaire

 

Traduction certifiée conforme

 

Richard Jacques, LL.L.


  COUR FÉDÉRALE

 

  AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

 

DOSSIER :  T-2407-03

 

INTITULÉ :  Société canadienne de perception de la copie privée c. First Choice Recording Media Inc.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :  Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :  Le 28 janvier 2005

 

MOTIFS DE

L’ORDONNANCE :  Le protonotaire John A. Hargrave

 

DATE DES MOTIFS :  Le 7 février 2005

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Randy C. Sutton  POUR LA DEMANDERESSE

 

Thomas G. Lewis  POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Ogilvy Renault  POUR LA DEMANDERESSE

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Thomas G. Lewis  POUR LA DÉFENDERESSE

Vancouver (Colombie-Britannique)

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