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Dossier : IMM-2431-21

Référence : 2021 CF 846

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 17 août 2021

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

SATGUR SINGH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. APERÇU

[1] Le demandeur est un citoyen de l’Inde qui vit au Canada depuis 2012. Le 9 janvier 2019, il a été déclaré interdit de territoire pour criminalité et une mesure d’expulsion a été prise contre lui.

[2] Le demandeur a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) en vertu du paragraphe 112(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Un agent principal d’immigration a rejeté la demande d’ERAR dans une décision datée du 29 janvier 2021. Le demandeur a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de cette décision conformément au paragraphe 72(1) de la LIPR.

[3] Le demandeur a reçu l’ordre de se présenter en vue de son renvoi en Inde. Il a donc présenté une requête visant à obtenir une ordonnance de sursis à son renvoi en attendant qu’une décision définitive soit rendue à l’égard de sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision défavorable concernant l’ERAR.

[4] Le demandeur a initialement reçu l’ordre de se présenter en vue de son renvoi le 29 mai 2021. J’ai entendu la présente requête le 18 mai 2021 et j’ai mis ma décision en délibéré. Très peu de temps après l’audience, le vol pour lequel le demandeur avait réservé un billet a été annulé. Par conséquent, la requête a été mise en suspens en attendant la confirmation d’une nouvelle date de renvoi. Récemment, l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) a fixé une nouvelle date de renvoi, soit le 8 septembre 2021. J’ai appris que, conformément aux directives formulées par l’ASFC, le demandeur s’est procuré un billet pour un vol avec escale à destination de l’Inde. (Il n’y a encore pas de vols directs entre le Canada et l’Inde en raison de la pandémie de COVID-19.)

[5] Compte tenu du temps qui s’est écoulé depuis le moment où la requête a été entendue pour la première fois et de l’évolution constante de la pandémie de COVID-19, les deux parties ont eu l’occasion de déposer des éléments de preuve supplémentaires et des observations écrites.

[6] Comme je l’explique dans les présents motifs, je rejette la présente requête parce que le demandeur n’a pas établi qu’il subirait un préjudice irréparable s’il devait retourner en Inde à l’heure actuelle.

II. LE CONTEXTE

[7] Le demandeur est né en janvier 1982 dans le village de Sheron Patti Biggi, situé dans le district de Jalandhar, au Pendjab, en Inde. Il a servi dans l’armée indienne d’octobre 1999 à mai 2009. Il a été libéré avec mention honorable. Après avoir travaillé pendant quelques années aux Émirats arabes unis, le demandeur est venu au Canada en octobre 2012 muni d’un permis de travail. Il a travaillé comme camionneur. Les membres de sa famille immédiate, à savoir son épouse et ses deux filles, sont restés en Inde. Des membres de sa famille élargie vivent aussi encore en Inde.

[8] Le 23 juillet 2018 ou vers cette date, le demandeur a été déclaré coupable de conduite avec facultés affaiblies et de défaut d’arrêter lors d’un accident. (L’incident ayant donné lieu aux accusations est survenu en mars 2017.) Par conséquent, le 9 janvier 2019, un rapport a été établi en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR, indiquant que le demandeur était interdit de territoire pour criminalité. Une mesure d’expulsion a été prise le même jour.

[9] Le demandeur a profité de l’occasion de présenter une demande d’ERAR qui lui a été offerte. Le 6 mars 2020, il a fourni des affidavits et des observations écrites à l’appui de sa demande.

[10] Le demandeur a fait valoir qu’en Inde, il serait exposé à une menace grave à sa vie de la part d’un oncle, avec qui sa famille est en conflit depuis longtemps relativement à des biens, et de la part de membres de l’armée indienne, car il a exprimé sa sympathie à l’égard du peuple cachemirien lorsqu’il était dans l’armée. Il a également soutenu que son oncle avait communiqué avec la police locale et l’armée pour leur faire part de fausses allégations au sujet de son soutien permanent à l’indépendance du Cachemire.

[11] Dans la décision rejetant la demande d’ERAR, l’agent principal d’immigration a résumé son évaluation de la preuve en ces termes :

[traduction]

Le client n’a pas présenté des éléments de preuve convaincants me permettant de conclure qu’il a été pris pour cible par son oncle, que se soit directement ou par l’entremise de membres de la famille qui se sont rangés du côté de son oncle, ni que son oncle a été impliqué dans le décès de son père en 1987. De même, le client n’a pas réussi à réfuter la présomption de la protection de l’État, car il n’a pas indiqué qu’il avait signalé à la police les menaces qu’il avait reçues de la part des personnes qui l’avaient intercepté à son retour de New Delhi, et il n’a pas porté à un échelon supérieur, avec les moyens à sa disposition, la plainte qu’il avait formulée en raison des menaces de mort qu’il avait reçues le lendemain du jour où il avait été happé par une fourgonnette lorsqu’il était à bicyclette. Enfin, le client n’a pas prouvé de façon convaincante que les personnes qui l’avaient menacé, qu’il croyait être des membres du personnel militaire, souhaitent encore le pourchasser aujourd’hui, plus de huit ans après son départ du pays.

[12] Pour ces motifs, l’agent principal d’immigration a conclu que le demandeur n’avait pas établi qu’il serait exposé à plus qu’une simple possibilité de persécution pour un des motifs prévus par la Convention (suivant l’article 96 de la LIPR), pas plus qu’il n’avait établi, selon la prépondérance des probabilités, qu’il serait exposé au risque d’être soumis à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités (au sens des alinéas 97(1)a) ou b) de la LIPR).

[13] Comme je l’ai mentionné plus haut, le demandeur a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de l’agent principal d’immigration. Le dossier de sa demande a été déposé le 12 mai 2021. Le dossier du défendeur a été déposé le 9 juin 2021. La réponse du demandeur a été déposée le 21 juin 2021.

[14] Entre-temps, le 10 mai 2021, le demandeur a présenté une demande de report de son renvoi à l’ASFC. Cette demande était fondée sur les conditions qui prévalaient en Inde en raison de la pandémie de COVID-19. Un agent d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs de l’ASFC a rejeté la demande le 14 mai 2021. Bien que la demande de report et la décision défavorable aient toutes deux été déposées dans le cadre de la présente requête, la décision défavorable n’a pas été contestée par voie de contrôle judiciaire. La présente requête porte uniquement sur le sursis à l’exécution de la mesure d’expulsion en attendant qu’une décision définitive soit rendue à l’égard de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision défavorable concernant l’ERAR.

III. ANALYSE

A. Le critère applicable à l’octroi d’un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi

[15] Le critère applicable à l’octroi d’un sursis interlocutoire à l’exécution d’une mesure de renvoi est bien connu. Le demandeur doit démontrer trois choses : (1) que la demande de contrôle judiciaire sous-jacente soulève une question sérieuse à juger; (2) qu’il subira un préjudice irréparable si le sursis est refusé; (3) que la prépondérance des inconvénients (c.-à-d. l’évaluation visant à établir quelle partie subirait le plus grand préjudice si l’injonction était accordée ou refusée en attendant qu’une décision soit rendue sur le fond de la demande de contrôle judiciaire) favorise l’octroi du sursis : voir Toth c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1988), 86 NR 302, 6 Imm LR (2d) 123 (CAF); R c Société Radio‑Canada, 2018 CSC 5 au para 12; Manitoba (Procureur général) c Metropolitan Stores Ltd, [1987] 1 RCS 110, et RJR-Macdonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 à la p 334.

[16] Une ordonnance interlocutoire de cette nature constitue une forme de réparation extraordinaire reconnue en equity. Elle vise à préserver l’objet du litige, afin qu’une réparation efficace soit possible si le demandeur obtient gain de cause dans sa demande de contrôle judiciaire : voir Google Inc c Equustek Solutions Inc, 2017 CSC 34 au para 24. La décision d’accorder ou de refuser une ordonnance interlocutoire relève d’un pouvoir discrétionnaire qui doit être exercé d’une manière qui tient compte de l’ensemble des circonstances pertinentes : voir Société Radio‑Canada, au para 27. Comme il est précisé au paragraphe 25 de l’arrêt Google Inc, « [i]l s’agit essentiellement de savoir si l’octroi d’une injonction est juste et équitable eu égard à l’ensemble des circonstances de l’affaire. La réponse à cette question dépendra nécessairement du contexte. »

[17] Bien que chacun des volets du critère soit important et que tous trois doivent être remplis, ils ne constituent pas des compartiments distincts et étanches. Chacun d’eux met l’accent sur des facteurs qui influent sur l’exercice global du pouvoir discrétionnaire de la Cour dans une affaire en particulier : Wasylynuk c Canada (Gendarmerie royale), 2020 CF 962 au para 135. Le critère devrait être appliqué d’une manière holistique, les forces attribuables à l’un de ses volets pouvant compenser les faiblesses attribuables à un autre : RJR-MacDonald, à la p 339; Wasylynuk, au para 135; Spencer c Canada (Procureur général), 2021 CF 361 au para 51; Colombie-Britannique (Procureur général) c Alberta (Procureur général), 2019 CF 1195 au para 97 (inf pour d’autres motifs par 2021 CAF 84); Gill c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 1075 au para 20. Voir aussi Robert J Sharpe, « Interim Remedies and Constitutional Rights » (2019) 69 UTLJ (Supp 1) à la p 14.

[18] Ensemble, les trois volets du critère aident la Cour à évaluer et à répartir ce que l’on a appelé le risque d’injustice corrective (voir Sharpe, précité). Ils aident la Cour à répondre à la question suivante : est‑il plus juste et équitable pour la partie requérante ou pour la partie intimée de supporter le risque que l’issue du litige sous‑jacent ne coïncide pas avec l’issue de la requête interlocutoire?

B. L’application du critère

(1) La question sérieuse

[19] En l’espèce, le critère minimal à satisfaire pour établir l’existence d’une question sérieuse à juger est peu exigeant. Il suffit au demandeur de montrer que sa demande de contrôle judiciaire n’est ni futile ni vexatoire : RJR-MacDonald aux pp 335 et 337; voir aussi Gateway City Church c Canada (Revenu national), 2013 CAF 126 au para 11, et Glooscap Heritage Society c Canada (Revenu national), 2012 CAF 255 au para 25.

[20] Le demandeur conteste l’évaluation de la preuve effectuée par l’agent chargé de l’ERAR au motif que l’agent a tiré des conclusions défavorables à l’égard de sa crédibilité sans tenir d’audience. Le demandeur conteste également l’analyse relative à la protection de l’État effectuée par l’agent. Je ne considère pas que les motifs sur lesquels s’appuie le demandeur pour contester la décision sont solides, mais je ne considère pas non plus qu’ils sont à ce point si dépourvus de fondement qu’ils sont futiles ou vexatoires.

(2) Le préjudice irréparable

[21] À mon avis, le facteur déterminant en l’espèce est le deuxième volet du critère, à savoir si le demandeur subira un préjudice irréparable s’il doit retourner en Inde avant qu’une décision définitive soit rendue au sujet de sa demande de contrôle judiciaire.

[22] Pour ce volet du critère, « la seule question est de savoir si le refus du redressement pourrait être si défavorable à l’intérêt du requérant que le préjudice ne pourrait pas faire l’objet d’une réparation, en cas de divergence entre la décision sur le fond et l’issue de la demande interlocutoire » (RJR-MacDonald, à la p 341). C’est ce qu’il faut entendre par le terme « irréparable » qui doit qualifier le préjudice. Le terme « irréparable » a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu’à son étendue (ibid).

[23] Généralement, est irréparable le préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou qui, même s’il peut être quantifié, ne pourrait être réparé pour quelque autre raison (par exemple, l’autre partie est à l’abri de tout jugement). Cette notion de ce qui est ou n’est pas réparable est facile à saisir dans les litiges de droit privé et les litiges commerciaux. Elle est sans doute plus difficile à intégrer lorsque le litige sous‑jacent est une demande de contrôle judiciaire, qui ne permet pas de toute façon d’obtenir des dommages-intérêts, et que d’autres intérêts non économiques sont prépondérants.

[24] Pour établir l’existence d’un préjudice irréparable, le demandeur doit montrer qu’il subira « un préjudice réel, certain et inévitable – et non pas hypothétique et conjectural » (Janssen Inc c Abbvie Corporation, 2014 CAF 112 au para 24). Il doit produire une preuve claire et non hypothétique qu’un préjudice irréparable résultera du refus de lui accorder un sursis. Des affirmations non étayées de préjudice ne suffisent pas. Au contraire, « il faut produire des éléments de preuve suffisamment probants, dont il ressort une forte probabilité que, faute de sursis, un préjudice irréparable sera inévitablement causé » à moins que le sursis ne soit accordé (Glooscap Heritage Society, au para 31; voir aussi Canada (Procureur général) c Canada (Commissaire à l’information), 2001 CAF 25 au para 12; International Longshore and Warehouse Union c Canada (Procureur général), 2008 CAF 3 au para 25; United States Steel Corporation c Canada (Procureur général), 2010 CAF 200 au para 7).

[25] En outre, l’évaluation du critère minimal que doit satisfaire le demandeur pour s’acquitter de son fardeau dans le cadre de ce volet du critère doit tenir compte du fait que l’injonction concerne un préjudice qui n’existe pas encore, mais qui est uniquement appréhendé et ne devrait se produire qu’ultérieurement, si le demandeur est renvoyé du Canada. Comme le juge Gascon l’a déclaré au paragraphe 57 de la décision Letnes c Canada (Procureur général), 2020 CF 636, « [l]e fait que le préjudice que l’on tente d’éviter se situe dans l’avenir ne le rend pas hypothétique pour autant. Tout dépend des faits et des éléments de preuve. » Voir aussi Delgado v Canada (Citizenship and Immigration), 2018 FC 1227 aux para 14-19; et Wasylynuk, au para 136.

[26] Le demandeur fait valoir qu’il subira un préjudice irréparable s’il doit retourner en Inde en raison des risques de préjudice auxquels il serait exposé de la part de son oncle, de la part de l’armée indienne et en raison de la pandémie de COVID-19. L’agent principal d’immigration qui a rejeté la demande d’ERAR a évalué les deux premiers risques. Bien que je ne sois assurément pas lié par la décision de l’agent et que je doive prendre ma propre décision sur les risques auxquels le demandeur serait exposé, celui-ci ne m’a pas convaincu que je devrais tirer une conclusion différente. J’estime que les risques auxquels il prétend être exposé à cet égard sont purement hypothétiques. Essentiellement, mis à part les simples affirmations et les croyances non étayées du demandeur, aucun élément de preuve n’a été apporté à l’appui de son allégation selon laquelle son oncle et l’armée l’ont déjà pris pour cible, et supposant que le demandeur a été pris pour cible il y a des années, rien ne prouve que ses agents de persécution s’intéressent encore à lui aujourd’hui. Compte tenu de cette conclusion, il n’est pas nécessaire d’examiner la question de la protection de l’État.

[27] Quant aux risques qui découleraient de la pandémie de COVID-19, je souligne en premier lieu que cette question n’a pas été soulevée dans la demande d’ERAR (elle ne pouvait pas l’être, car ces risques ne sont pas visés aux articles 96 et 97 de la LIPR). Par conséquent, l’agent chargé de l’ERAR n’a rendu aucune décision à cet égard qui commanderait la déférence de la part de notre Cour (pourvu qu’elle ne soit pas déraisonnable). À cet égard, la présente affaire peut être distinguée de la décision Gill c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 1075, qui portait sur une demande de sursis en attendant le contrôle judiciaire d’une décision défavorable concernant le report du renvoi. Dans cette affaire, la demande de report s’appuyait, en partie, sur le risque de contracter la COVID-19 si le requérant était renvoyé du Canada en Inde. Comme le juge Grammond l’a fait observer au paragraphe 22 de cette décision, étant donné que le rôle de l’agent de l’ASFC consiste à évaluer le préjudice découlant du renvoi du demandeur, les deux premiers volets du critère énoncé dans l’arrêt RJR se chevauchent considérablement. Voir aussi l’analyse aux paragraphes 25 à 34 de la décision Gill. Je ne suis pas assujetti aux mêmes contraintes en l’espèce, du moins en ce qui concerne les risques découlant de la pandémie de COVID-19.

[28] Cela dit, le demandeur a présenté une demande de report de la mesure de renvoi et la décision par laquelle cette demande a été rejetée fait partie du dossier de la présente requête (cependant, je rappelle qu’elle n’est pas visée par la demande de contrôle judiciaire sous-jacente). L’agent d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs a évalué les risques liés à la pandémie de COVID-19 auxquels le demandeur serait exposé s’il était renvoyé et a conclu qu’ils ne justifiaient pas le report du renvoi. Cette évaluation s’appuyait sur la situation qui prévalait à la mi-mai et a été effectuée conformément aux contraintes dictées par le pouvoir discrétionnaire limité de l’agent de reporter le renvoi. La situation a changé depuis, et je ne suis pas assujetti aux mêmes contraintes juridiques que l’agent. Cependant, comme j’ai conclu que la preuve fournie par le demandeur ne démontre pas qu’il subira un préjudice irréparable s’il est renvoyé en Inde à l’heure actuelle, pour évaluer le risque de préjudice irréparable en l’espèce, il n’est pas nécessaire que je détermine le poids à accorder, le cas échéant, à la décision de l’agent concernant le renvoi.

[29] Je reviens au critère applicable à l’octroi d’un sursis. De ce que j’en comprends, particulièrement en ce qui a trait aux préjudices futurs appréhendés, la « probabilité réelle » de préjudice est fondamentalement déterminée à la suite d’une évaluation qualitative, et non quantitative. Le préjudice invoqué ne peut certainement pas être simplement hypothétique ou conjectural, mais en même temps, il est irréaliste d’exiger des éléments de preuve établissant un niveau précis de risque lorsque le préjudice faisant l’objet de la réparation existera uniquement dans l’avenir, le cas échéant. Cela est particulièrement vrai lorsque le préjudice en question est une infection par un virus pouvant s’avérer mortel au sujet duquel les connaissances continuent d’évoluer chaque jour, tout comme la portée et l’ampleur de la pandémie, tant à l’échelle mondiale qu’en Inde.

[30] Il faut tenir compte d’une autre nuance, à savoir que le risque en question, soit le risque de contracter la COVID-19, est aussi présent au Canada. Par conséquent, l’évaluation pertinente porte sur la différence relative entre les risques auxquels le demandeur est exposé au Canada, si la situation se maintient, et les risques auxquels il sera exposé s’il est renvoyé en Inde.

[31] En outre, il ne faut pas considérer que l’idée de « probabilité réelle » sert à fixer un seuil pour établir l’existence d’un préjudice irréparable qui empêchera d’accéder au troisième volet du critère, qui concerne la mise en balance des intérêts qui est au cœur de l’exercice du pouvoir discrétionnaire en equity. Cette façon de faire serait incompatible avec le principe mentionné plus haut, selon lequel les trois volets du critère devraient être examinés d’une manière holistique. Après tout, ce n’est que dans le troisième volet du critère que la Cour déterminera si le risque réel de préjudice irréparable, le cas échéant, est un risque inacceptable compte tenu de toutes les circonstances de l’affaire.

[32] Conformément à ces principes, je conclus que le demandeur n’a pas prouvé que, s’il était renvoyé, il serait exposé à un risque réel de préjudice irréparable en raison de la situation actuelle en Inde relativement à la pandémie de COVID-19.

[33] Tout d’abord, je souligne qu’aucun des éléments de preuve sur lesquels se fonde le demandeur ne porte sur le risque personnel auquel il serait exposé. Le demandeur s’appuie plutôt sur des rapports concernant les tendances nationales relatives à la pandémie en Inde et soutient que s’il devait vivre dans les conditions prévalant là-bas, il serait exposé à un risque réel de préjudice irréparable. Naturellement, le défendeur s’appuie à son tour sur des éléments de preuve visant à comparer les tendances nationales en Inde et au Canada. Lorsque la présente affaire a été entendue en mai, le défendeur a présenté des données indiquant que les taux d’infection et de décès liés à la COVID-19 au Canada et en Inde, rajustés en fonction de la population, étaient à peu près comparables au cours de la deuxième semaine de mai 2021. S’appuyant sur ces données, le défendeur a soutenu que le risque d’infection auquel le demandeur serait exposé en Inde n’était pas plus élevé que celui auquel il est exposé au Canada. (Selon des données plus récentes, depuis le mois de mai, l’ampleur de la pandémie a diminué considérablement en Inde, mais, comme l’ont prouvé les vagues d’infection successives que nous avons vécues récemment, rien ne garantit que cette tendance se maintiendra.)

[34] En l’absence de témoignage d’expert pour étayer les arguments respectifs des parties, je n’estime pas qu’un taux national d’infection ou de décès est une mesure significative du risque d’infection ou de décès pour une personne en particulier, car les taux nationaux masquent les variations à l’échelle locale. Il est bien connu qu’au Canada, le taux d’infection d’une province à une autre, d’une ville à une autre et même d’un quartier à un autre varie énormément. Par conséquent, je n’estime pas que les données sur les tendances nationales sont particulièrement utiles pour déterminer le risque auquel le demandeur serait personnellement exposé.

[35] En outre, à l’heure actuelle, il est généralement reconnu que le risque d’infection d’une personne dans une situation donnée n’est pas statique; il dépend plutôt de nombreux facteurs dynamiques. Selon la compréhension actuelle des modes de transmission, le risque d’infection d’une personne dépend de nombreux facteurs, comme sa capacité à rester isolée des autres, sa capacité à respecter la distanciation sociale lorsqu’elle est à proximité d’autres personnes, la période pendant laquelle elle est en présence d’autres personnes, les conditions environnementales comme la circulation d’air et la ventilation, la nature des variants dans la communauté et l’accès à de l’équipement de protection individuelle. Bien que le nombre de personnes infectées à un endroit donné soit manifestement pertinent, il est loin de s’agir du seul facteur qui détermine le risque d’infection. De même, le risque qu’une personne ait des complications graves si elle est infectée dépend de nombreux facteurs individuels, dont l’âge, les problèmes de santé préexistants et l’accès à des soins de santé efficaces. Il est aussi généralement reconnu que la vaccination est un facteur très important dans le contrôle du risque d’infection et du risque qu’une personne ait des complications graves si elle est infectée.

[36] Je tiens à préciser que je ne tire aucune conclusion sur le mode de transmission de la COVID-19 ni sur la façon de réduire le risque d’infection ou le risque qu’une personne infectée ait des complications graves. Je prends plutôt note de certains éléments clés des connaissances actuelles sur la COVID-19 qui façonnent les mesures de santé publique prises pour réagir à la pandémie au Canada en ce moment. Le fait que les mesures de santé publique prises par le Canada se fondent sur ces connaissances est à l’abri de toute contestation de la part de personnes raisonnables. La question de savoir si ces connaissances se révéleront exactes est tout autre. Le fait est que ces connaissances (qui continuent d’évoluer) constituent le meilleur cadre en fonction duquel il est possible d’évaluer le risque dans une situation donnée.

[37] Deux principes importants ressortent de ce qui précède. Premièrement, la détermination du risque fondée uniquement sur les tendances nationales est une simplification exagérée. Deuxièmement, l’évaluation du risque doit reposer sur la situation particulière de la partie qui souhaite obtenir un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi. Réunissant ces deux principes, le juge Grammond s’est exprimé en ces termes dans un contexte semblable : [traduction] « La preuve relative aux conditions qui règnent dans un pays particulier n’est pas utile si on ne peut pas la lier à la situation du demandeur » (Delgado au para 19). Cette proposition générale était bien établie dans la jurisprudence de la Cour avant le début de la pandémie de COVID-19.

[38] Je m’arrête ici pour souligner qu’au mois de mai, lorsque la présente affaire a été entendue, le demandeur n’a fourni aucun renseignement sur son statut vaccinal. Il n’a pas non plus fourni de renseignements à ce sujet dans les éléments de preuve supplémentaires qu’il a déposés après l’établissement de la nouvelle date de renvoi. Ce n’est que dans l’affidavit supplémentaire déposé par le défendeur que la Cour a appris que le demandeur avait reçu deux doses du vaccin Moderna (la deuxième dose ayant été administrée vers la mi-juillet). Compte tenu de l’obligation du demandeur et de son avocate de faire une divulgation complète et fidèle, le demandeur aurait dû divulguer ce fait important : voir Surmanidze c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 1615 au para 18. Il n’aurait pas dû revenir au défendeur de porter ce renseignement à l’attention de la Cour.

[39] Mis à part les éléments de preuve concernant les taux d’infection nationaux et la crise des soins de santé en Inde qui en découle (au départ, les éléments de preuve en date du mois de mai et, maintenant, les éléments de preuve plus récents), le seul élément de preuve fourni par le demandeur au sujet du risque de préjudice irréparable auquel il serait exposé en raison de la pandémie de COVID-19 est la déclaration suivante, tirée de l’affidavit qu’il a souscrit le 10 mai 2021 :

[traduction]

Dans le contexte de la pandémie de COVID-19 actuelle, j’ai entendu dire que les choses vont très mal en Inde. Je viens d’un petit village où les soins médicaux sont pratiquement inexistants. Les habitants de mon village se rendent dans différentes villes pour se faire soigner, mais ils sont nombreux à mourir avant de consulter un médecin. Les nouvelles sur la situation qui prévaut en Inde sont aussi très décourageantes.

[40] Cet élément de preuve fondé sur des impressions et sur une preuve de seconde main ne permet pas d’établir une quelconque probabilité de préjudice, encore moins une probabilité réelle. Le demandeur n’a même pas établi la pertinence de la situation qui prévaut dans son village d’origine, car il n’a fourni aucun élément de preuve indiquant qu’il vivrait à cet endroit s’il était renvoyé en Inde.

[41] Le demandeur s’appuie en grande partie sur la décision Revell c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 716, pour étayer son argument concernant le préjudice irréparable. Il va sans dire que cette décision découle de faits qui lui sont propres. Elle n’est aucunement utile pour déterminer si le demandeur serait lui-même exposé à un risque. Bien que la pandémie de COVID-19 puisse fonder une conclusion de risque réel de préjudice irréparable, il ne peut tout simplement pas être présumé que la pandémie suscite ce risque pour toutes les personnes frappées d’une mesure de renvoi : voir Akagunduz v Canada (Citizenship and Immigration), 2021 CanLII 11762 (CF). Bien qu’il ait eu deux occasions de le faire, le demandeur n’a fourni aucun élément de preuve indiquant que sa situation personnelle l’exposerait à un risque réel de préjudice en Inde en raison de la pandémie de COVID-19. Au contraire, les éléments de preuve à jour fournis par le défendeur, indiquant que le demandeur est maintenant entièrement vacciné, tendent fortement à indiquer qu’il ne serait pas exposé à un tel risque.

[42] Dans ses observations supplémentaires, le demandeur soutient que le fait que le Canada continue d’interdire les vols directs en provenance de l’Inde prouve que [traduction] « les risques posés par la COVID-19 continuent d’exister ». Le fait que ces risques continuent d’exister en Inde (et au Canada, d’ailleurs) n’est pas contesté. Ce qui est contesté, et ce que le demandeur doit établir, c’est qu’il serait exposé à un risque réel de préjudice irréparable en Inde en raison de la pandémie. Il ne l’a pas établi.

[43] Enfin, par souci d’exhaustivité, je souligne que le défendeur a fourni des éléments de preuve sur les protocoles de sécurité exhaustifs liés à la COVID-19 qui sont mis en œuvre pour les vols partant du Canada. Le demandeur ne conteste aucun de ces éléments de preuve. Bien que ces éléments de preuve ne tiennent pas compte du fait que le demandeur fait désormais une escale à Doha, au Qatar (au lieu de prendre un vol direct du Canada à destination de l’Inde), le demandeur n’a fourni aucun élément de preuve indiquant que ces protocoles sont insuffisants ou qu’il serait autrement exposé à un risque réel de préjudice irréparable au cours de son trajet entre le Canada et l’Inde.

(3) La prépondérance des inconvénients

[44] Comme les trois volets du critère doivent être respectés, il n’est pas nécessaire de se pencher sur la prépondérance des inconvénients.

IV. CONCLUSION

[45] Pour les motifs qui précèdent, la requête visant à obtenir une ordonnance de sursis à l’exécution de la mesure de renvoi prise contre le demandeur en attendant qu’une décision définitive soit rendue à l’égard de sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision défavorable concernant l’ERAR est rejetée.


ORDONNANCE DANS LE DOSSIER IMM‑2431-21

LA COUR ORDONNE le rejet de la requête.

« John Norris »

Traduction certifiée conforme

Julie Blain McIntosh



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