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Date : 20050127

Dossier : T-90-04

Référence : 2005 CF 134

ENTRE :

                                                                JESSIE LUSINA

                                                                                                                                    demanderesse

                                                                             et

                                                                BELL CANADA

                                                                                                                                      défenderesse

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LA JUGE LAYDEN-STEVENSON

[1]                À 53 ans, la demanderesse, Jessie Lusina, ne songeait pas à prendre sa retraite. Le 30 mars 2001, après 31 ans et demi chez la défenderesse, Bell Canada (Bell), son emploi a pris fin. On lui a offert une pension « améliorée » et on l'a accompagnée en dehors de l'édifice. Elle avait une journée pour accepter ou refuser la pension. Elle l'a refusée.


[2]                Les parties s'accordent pour dire que le congédiement n'était pas motivé. Bell affirme que le poste de Mme Lusina avait été éliminé. Selon Mme Lusina, son congédiement s'explique par une discrimination fondée sur l'âge et une déficience apparente - mauvaise santé résultant d'une crise cardiaque antérieure - ce qui est contraire aux articles 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6 (la Loi). Par une lettre datée du 15 décembre 2003, Mme Lusina et Bell ont été informées que, le 1er décembre 2003, la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) avait rejeté la plainte de discrimination déposée par Mme Lusina. Mme Lusina sollicite le contrôle judiciaire de cette décision et voudrait que je l'annule et que j'ordonne à la Commission d'examiner sa plainte.

LES FAITS


[3]                Mme Lusina a consulté un avocat à propos de son congédiement. En mai 2001, des négociations ont commencé en vue d'une indemnité de licenciement acceptable. L'avocat de Mme Lusina trouvait qu'une indemnité représentant 18 à 24 mois de salaire, et tenant lieu d'avis, était raisonnable. Le 11 août 2001, Mme Lusina écrivait à la Commission pour lui signaler la conduite discriminatoire de Bell. Elle a informé son avocat de cette correspondance. Le 19 octobre, elle demandait à Bell de s'adresser directement à elle plutôt qu'à son avocat. Les négociations se sont poursuivies. Le 26 novembre, Bell présentait une offre « finale » . Le 29 novembre, Mme Lusina communiquait avec la Commission pour modifier sa plainte. Elle a conféré avec l'avocate de la Commission, Céline Harrington, et, durant leurs échanges sur l'éventuelle modification de sa plainte, Mme Lusina a informé Mme Harrington de l'offre de transaction, lui demandant si cette offre pouvait nuire à sa plainte de violation des droits de la personne. Mme Harrington lui a répondu que, en principe, les transactions de ce genre comportent des renonciations et que Bell « ferait sans doute opposition en se fondant sur cette renonciation » . Mme Harrington lui a dit aussi que, même si en règle générale les droits de la personne ne peuvent être l'objet d'une renonciation, elle ne pouvait pas garantir que la transaction n'aurait pas un tel effet.

[4]                Le 6 décembre, Mme Lusina acceptait l'offre de Bell sous réserve d'obtenir des éclaircissements sur plusieurs aspects (dont aucun n'intéresse la présente affaire). Il semble que, tout en traitant directement avec Bell, elle a continué de consulter son avocat. Le 19 décembre, Mme Lusina signait sa plainte de violation des droits de la personne. Le 21 décembre, elle-même et Bell en arrivaient à un compromis, dont les modalités ont été intégrées dans un accord de reconnaissance, de renonciation et de quittance (l'accord), sous réserve d'approbation finale donnée par la Direction des ressources humaines de Bell, et Mme Lusina se réservant elle-même d'obtenir un avis juridique (Bell a accepté de payer ses frais juridiques). Il semble que l'avocat qui a conseillé Mme Lusina à propos de l'accord n'était pas le même avocat consulté par Mme Lusina en mai.


[5]                Le 8 janvier 2002, Mme Lusina communiquait avec la Commission pour lui dire que son avocat était satisfait de l'offre finale de Bell et lui avait recommandé de retirer sa plainte avant son envoi à Bell par la poste. Elle a de nouveau conféré avec Mme Harrington, et le dossier de Mme Lusina a été retiré. Mme Harrington a informé Mme Lusina qu'elle [Mme Harrington] ne savait pas si le retrait de la plainte nécessitait l'approbation de la Commission et qu'il lui faudrait en parler avec son directeur. Mme Lusina a dit à Mme Harrington que son avocat voulait que l'offre de transaction soit acceptée « aujourd'hui » et qu'il croyait que la signification à Bell d'une plainte en matière de droits de la personne pourrait faire échouer la transaction. Mme Lusina préférait avoir davantage de temps pour y penser. Mme Harrington lui a indiqué qu'elle [Mme Harrington] garderait le dossier auprès d'elle jusqu'à ce que Mme Lusina prenne une décision, ajoutant que Mme Lusina avait un an pour déposer une plainte à compter de la date du présumé acte discriminatoire et que, si elle venait à décider d'aller de l'avant avec la plainte, elle pourrait alors la modifier pour expliquer la transaction et les raisons qu'elle avait de mener plus loin l'aspect relatif aux droits de la personne. Dans l'intervalle, Mme Harrington verrait si l'approbation de la Commission était nécessaire pour la fermeture du dossier.

[6]                Le 9 janvier, Mme Lusina signait l'accord et, le 10 janvier, elle communiquait avec la Commission pour lui dire qu'elle voulait aller de l'avant avec sa plainte. Aucune modification n'a été apportée à la plainte. À ce stade, Bell n'était pas au courant des relations de Mme Lusina avec la Commission.


[7]                Par une lettre datée du 11 janvier, la Commission informait Bell de la plainte. La preuve est contradictoire et ne permet pas de dire si Bell a reçu cette lettre le 17 janvier ou le 18 janvier, mais ce ne peut être plus tard que le 18 janvier, date de la signature de l'accord. Dans une lettre adressée à Mme Lusina et datée du 28 février, Bell insistait pour que la plainte en matière de droits de la personne soit retirée et informait Mme Lusina que l'accord de transaction serait officialisé après réception d'une confirmation du retrait de la plainte. Le directeur de la Section du règlement alternatif des différends, à la Commission, a tenté plus tard de régler par la médiation les aspects relatifs aux droits de la personne. Le 23 avril, sans préjudice de sa position à l'égard de la plainte, Bell versait à Mme Lusina son salaire pour la période d'avril à décembre 2001. La médiation, qui s'est déroulée en juin 2002, a échoué.

L'ACCORD

[8]                Les dispositions applicables de l'accord sont reproduites ci-après.

[traduction]

RECONNAISSANCE, RENONCIATION ET QUITTANCE

ATTENDU que les parties s'accordent pour régler toutes les questions non résolues se rapportant à l'emploi de Mme Lusina auprès de Bell, sans qu'aucune d'entre elles n'admette une quelconque responsabilité, et le tout en accord avec les modalités ci-après exposées :

LES PARTIES S'ENTENDENT SUR CE QUI SUIT :

1. Le préambule fait partie intégrante du présent accord;

[...]

7. Bell accepte de rembourser les frais juridiques supportés par Mme Lusina, comme il suit :

a) À [X], avocats, en fidéicommis, une somme maximale de 1 262,60 $, toutes taxes comprises;

b) À [Y], avocats, en fidéicommis, une somme maximale de 3 017,40 $, toutes taxes comprises;

8. En contrepartie de ce qui précède, Mme Lusina confère à Bell, à ses affiliées, à ses prédécesseurs et successeurs, à ses sociétés mères et à leurs administrateurs, dirigeants, préposés et/ou mandataires, une renonciation intégrale et finale, ainsi qu'une quittance, à l'égard des droits, actions, réclamations, causes d'action ou plaintes, manques à gagner ou créances, qu'elle a, avait ou pourrait avoir contre elles ou contre eux, au regard de son emploi auprès de Bell ou au regard de la fin de cet emploi, et, sans que soit restreinte la généralité de ce qui précède, les réclamations pour salaires, avantages sociaux, prestations d'invalidité à court terme ou à long terme, droits d'achat d'actions, congés non pris, avis, indemnités de départ ou de licenciement, auxquels Mme Lusina pourrait juridiquement prétendre en vertu de la loi ou autrement;


9. Par ailleurs, Mme Lusina renonce expressément à son droit d'exercer un quelconque recours ou d'introduire une quelconque instance contre Bell, ses affiliées, ses prédécesseurs et successeurs, ses sociétés mères et ses administrateurs, dirigeants, préposés et/ou mandataires, au titre de son emploi ou de la cessation de cet emploi et des circonstances dans lesquelles elle a eu lieu;

[...]

11. Mme Lusina reconnaît pleinement qu'elle a été représentée par un avocat pour le présent accord de reconnaissance, de renonciation et de quittance. Mme Lusina reconnaît que le présent accord de reconnaissance, de renonciation et de quittance lui a été expliqué par son avocat, qu'elle le comprend et qu'elle le signe de son plein gré;

[...]

LA PROCÉDURE


[9]                La Commission a entrepris d'examiner la plainte de Mme Lusina. Par lettre datée du 29 juin 2002, elle informait Bell qu'un enquêteur serait désigné en vertu de la partie III de la Loi afin de recueillir les témoignages. Une fois l'enquête achevée, les constatations seraient communiquées aux membres de la Commission. La Commission demandait à Bell de réagir aux accusations de Mme Lusina et priait expressément Bell de lui communiquer des renseignements sur les aspects suivants : sa politique de retraite anticipée, la raison que Bell avait (avec documents à l'appui) d'exiger la retraite anticipée de Mme Lusina, une explication de la manière dont Mme Lusina avait été choisie pour une retraite anticipée, l'évaluation de Bell (avec documents à l'appui) concernant le rendement de Mme Lusina au travail, les commentaires de Bell (avec documents à l'appui) concernant tout employé exerçant maintenant les anciennes fonctions de Mme Lusina, les observations de Bell sur [traduction] « la nécessité apparente d'accompagner à la sortie la plaignante dès qu'elle a été informée de son congédiement » , enfin l'évaluation que faisait Bell du rôle possible de l'état de santé et de l'âge de Mme Lusina sur la décision de Bell de mettre fin à son emploi.

[10]            Bell a communiqué sa réponse dans une lettre datée du 18 septembre 2002. D'entrée de jeu, Bell y évoquait les pourparlers de transaction, la transaction elle-même, puis l'accord. Bell relevait expressément que, au moment de la signature de la quittance, Mme Lusina [traduction] « a négligé d'informer Bell qu'elle avait déposé une plainte en matière de droits de la personne et avait délibérément négligé de divulguer des renseignements qui intéressaient manifestement la négociation d'une indemnité de départ » . Bell donnait ensuite un aperçu historique de ses programmes de cessation de service et s'exprimait sur les sujets mis en avant par la Commission (mais pas sur le rendement de Mme Lusina dans l'accomplissement de ses tâches). Le 30 octobre, l'enquêteur remettait à Mme Lusina un sommaire de la réponse de Bell. Le sommaire cependant ne faisait pas état de l'affirmation de Bell selon laquelle Mme Lusina avait délibérément négligé, au cours des pourparlers de transaction et au moment de la signature de la quittance, de faire état du dépôt de la plainte.


[11]            Également le 30 octobre, l'enquêteur demandait à Bell de répondre à des questions additionnelles concernant le programme de Bell en matière de cessation de service et, plus exactement, l'aspect du programme portant sur la cessation forcée. L'enquêteur expliquait que, puisque l'on prétendait que Bell avait commis un acte discriminatoire contraire à l'article 10 de la Loi, il fallait procéder à une analyse minutieuse de sa politique. À cette fin, l'enquêteur demandait qu'une réponse intégrale et complète soit donnée à chacune des questions suivantes :

1. Quel est l'objet du programme de cessation volontaire de service (PCVS)? Quelles sont les exigences objectives du poste de gestionnaire de centre d'appels? Prière d'expliquer s'il existe un lien rationnel entre l'objet du PCVS et les exigences objectives du poste.

2. A-t-on adopté le PCVS en croyant honnêtement et de bonne foi qu'il était nécessaire pour la réalisation de son objet? Prière d'expliquer.

3. Le PCVS est-il raisonnablement nécessaire pour permettre à Bell Canada d'accomplir son objet? Plus exactement, quels autres moyens ont été explorés lorsque le poste de la plaignante a été éliminé? Aurait-on pu lui offrir un autre poste ailleurs au sein de l'entreprise? Pourquoi cette solution n'a-t-elle pas été explorée? La mise à la retraite forcée de la plaignante était-elle le moyen le moins discriminatoire de régler le problème? Prière d'expliquer en détail.

[12]            Le 20 novembre, Mme Lusina répondait au sommaire de la position de Bell qu'avait rédigé l'enquêteur. Elle joignait à sa réponse divers documents justificatifs, ainsi qu'une liste de témoins possibles. Elle a modifié sa liste de témoins dans une autre lettre datée du 16 avril 2003. Le 6 décembre, Bell communiquait sa réponse aux questions de la Commission datées du 30 octobre. On ne sait pas exactement à quel moment la Commission a par la suite prié Bell de lui communiquer d'autres documents, mais il ressort de la lettre de Bell datée du 27 février 2003 que Bell a répondu à une nouvelle demande de documents additionnels se rapportant à la plainte de Mme Lusina.


[13]            Le rapport de l'enquêteur, daté du 28 juillet 2003, recommandait à la Commission de ne pas donner suite à la plainte, en raison de l'alinéa 41(1)d) de la Loi. Un exemplaire du rapport a été envoyé à Mme Lusina et à Bell, pour examen et commentaires avant qu'il ne soit soumis à la Commission. Mme Lusina a communiqué ses commentaires dans des lettres datées du 12 septembre, du 1er octobre et du 3 octobre. Bell a entériné les constatations de l'enquêteur dans une lettre datée du 12 août 2003 et, après examen des commentaires de Mme Lusina, a communiqué sa réponse dans une lettre datée du 14 octobre.

[14]            La Commission a rejeté la plainte. La partie pertinente de la lettre datée du 15 décembre 2003 est ainsi rédigée :

[traduction]

Avant de rendre leur décision, les membres de la Commission ont examiné le rapport qui vous avait déjà été transmis, ainsi que les conclusions déposées en réponse au rapport.

- la plaignante a signé une décharge portant sur les événements allégués dans cette plainte.

Par conséquent, le dossier se rapportant à cette plainte est maintenant clos.

[15]            Le secrétaire de la Commission a certifié que les documents énumérés ci-après se trouvaient devant la Commission lorsqu'elle a rendu sa décision :

1. Formulaire de plainte signé le 19 décembre 2001 (page 1)

2. Rapport de l'enquêteur (pages 2 - 5)

3. Accord de reconnaissance, de renonciation et de quittance (pages 6 - 8)

4. Lettre portant la date du 12 septembre 2003, envoyée par Jessie Lusina à Mme Sherri Helgason, de la Commission canadienne des droits de la personne (page 9).

5. Réponse de Jessie Lusina au rapport de l'enquêteur de la Commission canadienne des droits de la personne (pages 10 - 15)

6. Lettre datée du 12 août 2003, adressée à Mme Sherri Helgason par Dominique Benoît, de Bell Canada (page 16).


7. Lettre portant la date du 1er octobre 2003, envoyée par Jessie Lusina à M. Piero Narducci, de la Commission canadienne des droits de la personne (pages 17 - 18).

8. Note adressée à M. Narducci par Jessie Lusina (page 19).

9. Lettre portant la date du 3 octobre 2003, envoyée par Jessie Lusina à M. Piero Narducci (page 20).

10. Lettre portant la date du 7 octobre 2003, envoyée à M. Piero Narducci par Dominique Benoît, de Bell Canada, avec bordereau de télécopie (pages 21 - 22).

11. Lettre portant la date du 14 octobre 2003, envoyée à M. Piero Narducci par Dominique Benoît, de Bell Canada, avec bordereau de télécopie (pages 23 - 27).

12. Chronologie (page 28).

LA POSITION DE LA DEMANDERESSE

[16]            Selon Mme Lusina, la présente affaire justifie l'intervention de la Cour. Elle dit que la Commission a l'obligation de statuer sur une plainte, qu'elle ne peut la rejeter que dans les cas manifestes et évidents, par exemple lorsqu'elle estime que le plaignant est de mauvaise foi. Mais il n'y a ici aucune mauvaise foi. D'une manière générale, elle prétend que la Commission a manqué à l'équité procédurale, qu'elle n'a pas fait un examen minutieux de sa plainte avant de décider de la rejeter et qu'elle a été influencée par de faux témoignages ou par une mauvaise appréciation de la plainte.


[17]            S'agissant de l'enquête, il est manifeste que Mme Lusina présume que la Commission n'a pas évalué le fond de sa plainte dans le cadre des articles 7 et 10 de la Loi. Elle dit que, bien qu'elle ait produit une liste de témoins, aucun des témoins n'a été interrogé par l'enquêteur. Elle dit aussi, se fondant sur deux courriers électroniques et une note de service adressés par le directeur de l'équité salariale au comité de soutien des dossiers, que sa plainte a été traitée comme un dossier d'équité salariale. Elle reproche à l'enquêteur de n'avoir rien dit dans son rapport qui donnerait à entendre que le fond de sa plainte a été examiné.

[18]            S'agissant de l'allégation de faux témoignages, Mme Lusina affirme que la Commission a été influencée par de faux renseignements donnés par Bell. La représentante de Bell - qui avait la charge du dossier - a faussement déclaré qu'elle n'a eu connaissance de la plainte relative aux droits de la personne que le 25 janvier, c'est-à-dire une bonne semaine après que Bell eut signé l'accord. Mme Lusina maintient que la représentante de Bell avait connaissance de la plainte le 18 janvier, date à laquelle l'accord a été signé par Bell. La Commission a négligé de s'enquérir davantage et, selon Mme Lusina, elle a donc manqué à son obligation d'équité.

[19]            De l'avis de Mme Lusina, il y a eu manquement manifeste à l'obligation d'équité lorsque la Commission a négligé de lui communiquer les renseignements pertinents intéressant la défense de Bell, à savoir l'affirmation de Bell selon laquelle sa plainte était vexatoire ou frivole ou qu'elle était entachée de mauvaise foi, vu l'accord de transaction. Mme Lusina n'a appris la position de Bell sur cet aspect que lorsqu'elle a reçu le rapport de l'enquêteur en juillet 2003. Elle affirme donc qu'elle n'a pas eu l'occasion d'y réagir avant que l'enquêteur ne présente sa recommandation à la Commission.

[20]            Finalement, Mme Lusina fait valoir que la Commission a commis une erreur parce qu'elle a ignoré les circonstances dans lesquelles elle avait signé l'accord. Elle prétend que Céline Harrington, avocate de la Commission, lui a dit qu'elle ne pouvait pas, par sa signature, renoncer aux droits conférés par la Loi. Elle affirme que l'accord signé concernait une cessation de service et qu'il ne l'empêche nullement de déposer une plainte liée aux droits de la personne. De plus, ajoute-t-elle, elle a signé l'accord sous la contrainte - en raison de sa situation financière - pour être sûre qu'elle n'allait pas compromettre sa pension et pour atténuer ses pertes. S'appuyant sur une décision de la Section de première instance, Brine c. Canada (Procureur général) (1999), 175 F.T.R. 1, Mme Lusina dit que la Commission a au départ l'obligation de statuer sur une plainte. Puis elle invoque une décision de la Cour divisionnaire de l'Ontario, Pritchard c. Ontario (Commission des droits de la personne) (1999), 45 O.R. (3d) 97, pour affirmer que, avant qu'une plainte puisse être taxée de « mauvaise foi » , il faut apporter des éléments convaincants, qui vont au-delà du manque de discernement ou de la négligence. Mme Lusina affirme donc qu'il n'est pas manifeste et évident que sa plainte entre dans l'exception de mauvaise foi dont parle l'alinéa 41(1)d) de la Loi. En conséquence, la Commission n'aurait pas dû rejeter sa plainte.

[21]            DISPOSITIONS LÉGISLATIVES APPLICABLES



Loi canadienne sur les droits de la personne,

L.R.C. 1985, ch. H-6

2. La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne en donnant effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada, au principe suivant : le droit de tous les individus, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l'égalité des chances d'épanouissement et à la prise de mesures visant à la satisfaction de leurs besoins, indépendamment des considérations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l'âge, le sexe, l'orientation sexuelle, l'état matrimonial, la situation de famille, la déficience ou l'état de personne graciée.

Canadian Human Rights Act,

R.S.C. 1985, c. H-6

2. The purpose of this Act is to extend the laws in Canada to give effect, within the purview of matters coming within the legislative authority of Parliament, to the principle that all individuals should have an opportunity equal with other individuals to make for themselves the lives that they are able and wish to have and to have their needs accommodated, consistent with their duties and obligations as members of society, without being hindered in or prevented from doing so by discriminatory practices based on race, national or ethnic origin, colour, religion, age, sex, sexual orientation, marital status, family status, disability or conviction for an offence for which a pardon has been granted.

3. (1) Pour l'application de la présente loi, les motifs de distinction illicite sont ceux qui sont fondés sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l'âge, le sexe, l'orientation sexuelle, l'état matrimonial, la situation de famille, l'état de personne graciée ou la déficience.

[...]

3. (1) For all purposes of this Act, the prohibited grounds of discrimination are race, national or ethnic origin, colour, religion, age, sex, sexual orientation, marital status, family status, disability and conviction for which a pardon has been granted.

[...]

7. Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects :

a) de refuser d'employer ou de continuer d'employer un individu;

b) de le défavoriser en cours d'emploi.

[...]

7. It is a discriminatory practice, directly or indirectly,

(a) to refuse to employ or continue to employ any individual, or

(b) in the course of employment, to differentiate adversely in relation to an employee,

on a prohibited ground of discrimination.

[...]

10. Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite et s'il est susceptible d'annihiler les chances d'emploi ou d'avancement d'un individu ou d'une catégorie d'individus, le fait, pour l'employeur, l'association patronale ou l'organisation syndicale :

a) de fixer ou d'appliquer des lignes de conduite;

b) de conclure des ententes touchant le recrutement, les mises en rapport, l'engagement, les promotions, la formation, l'apprentissage, les mutations ou tout autre aspect d'un emploi présent ou éventuel.

[...]

10. It is a discriminatory practice for an employer, employee organization or employer organization

(a) to establish or pursue a policy or practice, or

(b) to enter into an agreement affecting recruitment, referral, hiring, promotion, training, apprenticeship, transfer or any other matter relating to employment or prospective employment,

that deprives or tends to deprive an individual or class of individuals of any employment opportunities on a prohibited ground of discrimination.

[...]


41. (1) Sous réserve de l'article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu'elle estime celle-ci irrecevable pour un des motifs suivants :

a) la victime présumée de l'acte discriminatoire devrait épuiser d'abord les recours internes ou les procédures d'appel ou de règlement des griefs qui lui sont normalement ouverts;

b) la plainte pourrait avantageusement être instruite, dans un premier temps ou à toutes les étapes, selon des procédures prévues par une autre loi fédérale;

c) la plainte n'est pas de sa compétence;

d) la plainte est frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi;

e) la plainte a été déposée après l'expiration d'un délai d'un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée, ou de tout délai supérieur que la Commission estime indiqué dans les circonstances.

[...]

41. (1) Subject to section 40, the Commission shall deal with any complaint filed with it unless in respect of that complaint it appears to the Commission that

(a) the alleged victim of the discriminatory practice to which the complaint relates ought to exhaust grievance or review procedures otherwise reasonably available;

(b) the complaint is one that could more appropriately be dealt with, initially or completely, according to a procedure provided for under an Act of Parliament other than this Act;

(c) the complaint is beyond the jurisdiction of the Commission;

(d) the complaint is trivial, frivolous, vexatious or made in bad faith; or

(e) the complaint is based on acts or omissions the last of which occurred more than one year, or such longer period of time as the Commission considers appropriate in the circumstances, before receipt of the complaint.

[...]

43. (1) La Commission peut charger une personne, appelée, dans la présente loi, « l'enquêteur » , d'enquêter sur une plainte.

43. (1) The Commission may designate a person, in this Part referred to as an "investigator", to investigate a complaint.

(2) L'enquêteur doit respecter la procédure d'enquête prévue aux règlements pris en vertu du paragraphe (4).

[...]

(2) An investigator shall investigate a complaint in a manner authorized by regulations made pursuant to subsection (4).

[...]

(3) Il est interdit d'entraver l'action de l'enquêteur.

(3) No person shall obstruct an investigator in the investigation of a complaint.

(4) Le gouverneur en conseil peut fixer, par règlement :

a) la procédure à suivre par les enquêteurs;

b) les modalités d'enquête sur les plaintes dont ils sont saisis au titre de la présente partie;

c) les restrictions nécessaires à l'application du paragraphe (2.1).

(4) The Governor in Council may make regulations

(a) prescribing procedures to be followed by investigators;

(b) authorizing the manner in which complaints are to be investigated pursuant to this Part; and

(c) prescribing limitations for the purpose of subsection (2.1).

44. (1) L'enquêteur présente son rapport à la Commission le plus tôt possible après la fin de l'enquête.

44. (1) An investigator shall, as soon as possible after the conclusion of an investigation, submit to the Commission a report of the findings of the investigation.

(2) La Commission renvoie le plaignant à l'autorité compétente dans les cas où, sur réception du rapport, elle est convaincue, selon le cas :

a) que le plaignant devrait épuiser les recours internes ou les procédures d'appel ou de règlement des griefs qui lui sont normalement ouverts;

b) que la plainte pourrait avantageusement être instruite, dans un premier temps ou à toutes les étapes, selon des procédures prévues par une autre loi fédérale.

(2) If, on receipt of a report referred to in subsection (1), the Commission is satisfied

(a) that the complainant ought to exhaust grievance or review procedures otherwise reasonably available, or

(b) that the complaint could more appropriately be dealt with, initially or completely, by means of a procedure provided for under an Act of Parliament other than this Act,

it shall refer the complainant to the appropriate authority.


(3) Sur réception du rapport d'enquête prévu au paragraphe (1), la Commission :

a) peut demander au président du Tribunal de désigner, en application de l'article 49, un membre pour instruire la plainte visée par le rapport, si elle est convaincue :

(i) d'une part, que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l'examen de celle-ci est justifié,

(ii) d'autre part, qu'il n'y a pas lieu de renvoyer la plainte en application du paragraphe (2) ni de la rejeter aux termes des alinéas 41c) à e);

(3) On receipt of a report referred to in subsection (1), the Commission

(a) may request the Chairperson of the Tribunal to institute an inquiry under section 49 into the complaint to which the report relates if the Commission is satisfied

(i) that, having regard to all the circumstances of the complaint, an inquiry into the complaint is warranted, and

(ii) that the complaint to which the report relates should not be referred pursuant to subsection (2) or dismissed on any ground mentioned in paragraphs 41(c) to (e); orb) rejette la plainte, si elle est convaincue :

(i) soit que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l'examen de celle-ci n'est pas justifié,

(ii) soit que la plainte doit être rejetée pour l'un des motifs énoncés aux alinéas 41c) à e).

(b) shall dismiss the complaint to which the report relates if it is satisfied

(i) that, having regard to all the circumstances of the complaint, an inquiry into the complaint is not warranted, or

(ii) that the complaint should be dismissed on any ground mentioned in paragraphs 41(c) to (e).

(4) Après réception du rapport, la Commission :

a) informe par écrit les parties à la plainte de la décision qu'elle a prise en vertu des paragraphes (2) ou (3);

b) peut informer toute autre personne, de la manière qu'elle juge indiquée, de la décision qu'elle a prise en vertu des paragraphes (2) ou (3).

(4) After receipt of a report referred to in subsection (1), the Commission

(a) shall notify in writing the complainant and the person against whom the complaint was made of its action under subsection (2) or (3); and

(b) may, in such manner as it sees fit, notify any other person whom it considers necessary to notify of its action under subsection (2) or (3).


POINT LITIGIEUX

[22]            La jurisprudence applicable est examinée dans la partie « analyse » des présents motifs. À mon avis, la question à résoudre est bien circonscrite. Pour que sa demande soit recevable, Mme Lusina doit prouver que la décision de la Commission était déraisonnable ou que la Commission a manqué à l'équité procédurale au point que sa décision devrait être annulée.

ANALYSE


[23]            La décision de la Commission ne parle pas de l'alinéa 41(1)d) de la Loi. Cependant, le rapport de l'enquêteur recommande [traduction] « conformément à l'alinéa 41(1)d) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, que la Commission ne statue pas sur la plainte » . Les parties ne se sont pas exprimées sur la question, mais il me semble que le sous-alinéa 44(3)b)(ii) est la disposition essentielle. Après que la Commission désigne un enquêteur pour qu'il examine une plainte, il appartient à l'enquêteur d'établir un dossier pour la Commission, dossier d'après lequel - concurremment avec les réponses des parties - la Commission décidera soit de rejeter la plainte soit de demander au tribunal d'instruire la plainte. Le sous-alinéa 44(3)b)(ii) dit que la Commission doit rejeter la plainte visée par le rapport de l'enquêteur si elle est convaincue que le rejet de la plainte est justifié par l'un des motifs mentionnés aux alinéas 41(1)c) à e).

[24]            Les enquêteurs - la personne qui a mené l'enquête à l'origine n'était pas celle qui l'a finalement menée à terme - ont présenté plusieurs demandes de renseignements à Bell. La nature des demandes, les renseignements recherchés et les réponses aux demandes montrent qu'il y a eu enquête sur le fond de la plainte. Le rapport de l'enquêteur cependant ne fait état du fond de la plainte que brièvement, dans la partie factuelle, au paragraphe 3 du rapport. Le reste du rapport, y compris l'analyse, concerne les circonstances qui donnent lieu à la conclusion de l'enquêteur selon laquelle la plainte est vexatoire ou entachée de mauvaise foi. À mon avis, la structure du rapport ne signifie pas qu'il n'y a pas eu enquête approfondie. Autrement dit, bien que le rapport de l'enquêteur donne l'impression que l'enquêteur s'est livré plutôt à un examen préalable, la conduite de l'enquête - compte tenu de la nature des renseignements demandés et obtenus par les enquêteurs - indique le contraire. Cela dit, vu l'angle sous lequel je considère cette affaire, il n'est pas nécessaire de se demander si la plainte a été rejetée en application de l'alinéa 41(1)d) ou en application du sous-alinéa 44(3)b)(ii) de la Loi.

[25]            Un examen de la jurisprudence autorise plusieurs énoncés qui ont valeur de principes juridiques établis. Ces énoncés sont succinctement exposés dans les paragraphes qui suivent.

[26]            Le mandat de la Commission consiste à recevoir, à gérer et à traiter les plaintes alléguant des actes discriminatoires. C'est un organisme administratif qui fait un examen préalable des plaintes mais qui n'exerce aucun rôle véritablement décisionnel. Sa fonction n'est pas de dire si une plainte est fondée, mais de dire si, selon les dispositions de la Loi, une enquête est justifiée compte tenu de l'ensemble des faits : Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 R.C.S. 854.

[27]            Pour arriver à sa décision, la Commission est fondée à prendre en compte le rapport de l'enquêteur, les autres pièces du dossier qu'elle estime pertinentes, ainsi que les observations des parties. La Commission est alors tenue de rendre sa propre décision en se fondant sur cette information : Syndicat des employés de production du Québec et de l'Acadie c. Canada (Commission des droits de la personne), [1989] 2 R.C.S. 879 (l'arrêt SEPQA).


[28]            La Loi accorde à la Commission une grande latitude dans l'accomplissement de sa fonction de filtrage après qu'elle a reçu le rapport de l'enquêteur. En règle générale, on peut dire que le législateur ne voulait pas que la Cour, à ce stade, intervienne à la légère dans les décisions de la Commission : Bell Canada c. Syndicat canadien des communications, de l'énergie et du papier, [1999] 1 C.F. 113 (C.A.), autorisation de pourvoi refusée, [1999] 2 R.C.S. v (l'arrêt Bell). Le champ du contrôle judiciaire des décisions de la Commission est donc étroitement circonscrit : Société canadienne des postes c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne) (1997), 130 F.T.R. 241 (C.F. 1re inst.), jugement confirmé (1999), 245 N.R. 397 (C.A.F.), autorisation de pourvoi rejetée, [2000] 1 R.C.S. viii (l'arrêt SCP).

[29]            La tâche de la Cour n'est pas de réexaminer la preuve et d'arriver à sa propre conclusion. La norme de contrôle d'une décision de la Commission de rejeter une plainte oblige la Cour à faire preuve d'une très grande circonspection à moins que la Commission n'ait manqué aux principes de justice naturelle ou à l'équité procédurale ou à moins que sa décision ne soit pas autorisée par la preuve qu'elle avait devant elle : Bourgeois c. Banque Canadienne Impériale de Commerce, [2000] A.C.F. no 388 (1re inst.), jugement confirmé [2000] A.C.F. no 1655 (C.A.F.) (l'arrêt Bourgeois).

[30]            L'équité procédurale requiert que les parties soient informées de l'essentiel de la preuve qui a été obtenue par l'enquêteur et qui sera déposée devant la Commission, et que les parties aient la possibilité de réagir à cette preuve et de faire toutes les observations s'y rapportant : arrêt SEPQA, précité. Ces exigences supposent au départ qu'un autre aspect de l'équité procédurale existe - plus précisément que la Commission disposait d'un fondement adéquat et juste pour faire son évaluation : Slattery c. Canada (Commission des droits de la personne), [1994] 2 C.F. 574 (1re inst.), jugement confirmé (1996), 205 N.R. 383 (C.A.F.) (l'arrêt Slattery).


[31]            Pour établir un tel fondement juste, l'enquêteur doit remplir deux conditions : la neutralité et la rigueur. Lorsque les parties présentent des conclusions en réponse au rapport de l'enquêteur, elles peuvent être en mesure de compenser les lacunes [du rapport de l'enquêteur] en les portant à l'attention du décideur. Un contrôle judiciaire n'est justifié que lorsque les plaignants ne sont pas en mesure de corriger de telles omissions. Les cas où des conclusions additionnelles ne peuvent compenser les omissions du rapport de l'enquêteur sont ceux où l'omission est de nature si fondamentale que le seul fait d'attirer l'attention du décideur sur l'omission ne suffira pas à la corriger : arrêt Slattery.

[32]            Lorsque la Commission fait siennes les recommandations qui figurent dans le rapport de l'enquêteur et ne donne pas une explication circonstanciée de ses motifs, on peut considérer que le rapport de l'enquêteur représente les motifs de la décision : arrêt SEPQA, précité. La Cour doit aussi examiner les documents que la Commission avait devant elle, ainsi que la conclusion à laquelle la Commission est arrivée, pour savoir si cette conclusion repose sur un fondement rationnel : Gee c. Canada (Ministre du Revenu national) (2002), 284 N.R. 321 (C.A.F.) (l'arrêt Gee).


[33]            Ces principes à l'esprit, je passe maintenant aux circonstances de cette affaire. La décision de la Commission reprend à son compte les mots qui figurent dans la recommandation de rejet formulée par l'enquêteur : [traduction] « la plaignante a signé une décharge portant sur les événements allégués dans la plainte » . Dans l'arrêt Gee, la Cour d'appel fédérale avait affaire à un cas où une demande de contrôle judiciaire avait été accordée dans des circonstances assez semblables à celles qui nous concernent ici. La Commission avait rejeté une plainte « au vu du mémoire d'entente signé par les parties » . Le juge de première instance avait qualifié l'entente de « renonciation » à la protection de la Loi, ce qui est interdit par les principes généraux du droit. En appel, le juge Strayer, rédigeant l'arrêt unanime de la Cour, a souligné l'importance de considérer l'ensemble des documents qu'avait devant elle la Commission, ainsi que la conclusion à laquelle elle était arrivée. Selon lui, la Commission (dans l'affaire Gee) avait devant elle une foule de documents qui pouvaient expliquer sa décision, dont l'entente n'était en réalité qu'un élément.

[34]            Il y a plusieurs similitudes entre les circonstances de l'affaire Gee et les circonstances qui nous concernent ici. Ainsi, dans la présente affaire, la Commission avait devant elle le rapport de l'enquêteur ainsi que les observations des parties sur le contenu de ce rapport, qu'elles avaient eu l'occasion de revoir avant qu'il soit soumis à la Commission. Dans l'affaire Gee, il y avait aussi d'autres documents connexes qui étaient apparus au cours de son long déroulement. Il y a cependant, à mon avis, une différence frappante et essentielle entre l'affaire Gee et la présente affaire. Dans l'affaire Gee, il n'apparaît pas que l'on ait affirmé ou prétendu qu'il y avait eu manquement à l'équité procédurale. Tel n'est pas le cas ici.


[35]            Un examen des documents qu'avait devant elle la Commission dans la présente affaire révèle que les circonstances entourant l'accord et la plainte en matière de droits de la personne ont conduit l'enquêteur à conclure que la plainte était vexatoire ou entachée de mauvaise foi. Dans le jugement Pritchard, précité, l'expression « mauvaise foi » a été décrite comme une situation qui en principe [traduction] « dénote une attitude moralement blâmable de la part de la personne accusée, une attitude conçue pour tromper ou motivée par un dessein répréhensible » .

[36]            La question de savoir s'il y a eu mauvaise foi est une question mixte de droit et de fait. C'est une question qu'il appartenait à la Commission de trancher, compte tenu des circonstances de l'affaire examinée : arrêt SCP, précité. Il semble donc que ce n'est que dans de très rares cas qu'une telle décision de la Commission justifiera l'intervention de la Cour. À mon avis, nous sommes ici en présence d'un tel cas.

[37]            Je reviens aux observations du juge Nadon, alors de la Section de première instance de la Cour fédérale, comme elle était désignée à l'époque, au paragraphe 57 de l'arrêt Slattery. Il disait que les cas où des observations complémentaires ne pourront compenser une omission du rapport de l'enquêteur comprennent ceux où l'omission est d'une nature si fondamentale que le simple fait d'attirer sur elle l'attention du décideur ne saurait la corriger.


[38]            Je disais plus haut que la première réponse de Bell à la plainte de Mme Lusina expliquait en détail sa position sur le fond de la plainte. Au tout début cependant, la réponse de Bell soulevait la question de l'accord. Lorsque l'enquêteur a résumé la position de Bell et l'a communiquée à Mme Lusina pour obtenir ses commentaires, le résumé ne faisait pas état de cette « défense » . Partant, Mme Lusina, ne sachant pas que Bell l'avait soulevée et en avait fait un point litigieux, n'y a pas répondu. Après que Mme Lusina eut fait connaître ses observations, l'enquêteur a été remplacé par un autre.

[39]            Le dossier de cette demande révèle d'autres communications entre l'enquêteur et Bell. La teneur de ces communications a été examinée plus haut dans les présents motifs. Il ne semble pas qu'il y a eu d'autres communications entre l'enquêteur et Mme Lusina. À l'évidence, le rapport de l'enquêteur, qui reposait uniquement sur le motif énuméré dans l'alinéa 41(1)d) de la Loi, a été rédigé sans que soit connue la position de Mme Lusina sur cet aspect. Et il est on ne peut plus évident, à mon avis, qu'il s'agit là d'une omission de nature fondamentale.

[40]            Par conséquent, le rapport de l'enquêteur qui a été présenté à la Commission - dans un cas où la Commission n'a pas donné une explication détaillée de ses motifs - renfermait, s'agissant de l'application de l'alinéa 41(1)d), un sommaire des circonstances qui émanait de Bell. En bref, les faits décrits dans le rapport de l'enquêteur représentent la version donnée par Bell. Il me semble qu'une telle omission entre dans la catégorie des omissions qui, selon le juge Nadon, sont d'une nature si fondamentale que le simple fait d'attirer sur elles l'attention du décideur ne saurait les corriger.


[41]            Néanmoins, je suis conscient que, malgré cette omission fondamentale, Mme Lusina, après réception du rapport de l'enquêteur, a eu l'occasion de faire des observations et s'est prévalue de cette occasion. Selon moi, à ce stade, c'était trop peu et trop tard. Je dis cela parce que les documents que la Commission avait devant elle ne renfermaient aucun élément susceptible de lui signaler l'existence de l'omission en cause. Au demeurant, le dossier que j'ai devant moi ne donne nulle part à entendre que la Commission a été mise au fait de l'omission. Je reconnais et j'admets que la décision ultime de rejeter une plainte, en application de l'alinéa 41(1)d), appartient à la Commission, mais elle est certainement fondée à présumer - en l'absence d'une preuve contraire - que le rapport de l'enquêteur qu'elle a devant elle a été rédigé d'une manière qui tient compte des arguments des deux parties. C'est là le sens véritable de la « neutralité » dont il est question dans l'arrêt Slattery. On ne pouvait compter que Mme Lusina devine et corrige tout ce qui s'en est suivi. Elle avait le droit de présumer que le processus auquel elle participait était un processus équitable.


[42]            La situation est compliquée davantage par la déclaration erronée de Bell - concernant la date à laquelle Bell avait reçu avis de la plainte - dans sa réponse au rapport de l'enquêteur. Cette déclaration était appuyée par un document qui, d'après le dossier que j'ai devant moi, semble être un document altéré. Bell soutient que sa déclaration est sans rapport avec la question - c'est-à-dire la divulgation à Bell, par Mme Lusina, de sa plainte en matière de droits de la personne - mais il me semble qu'elle présente un rapport avec la question dans la mesure où elle a nui à la position adoptée par Mme Lusina dans sa réponse au rapport de l'enquêteur. Mme Lusina a avancé que Bell était au courant de la plainte avant que l'accord ne soit signé. Les réponses de Bell à la plainte [avant que ne soit terminé le rapport de l'enquêteur] allèguent un préjudice découlant de la non-divulgation de la plainte, à la fois au stade des négociations et, dans une moindre mesure, au stade de la mise au point de l'accord. La déclaration de Bell à la Commission sur cet aspect a laissé Mme Lusina complètement dépourvue parce qu'elle n'avait pas connaissance de la position de Bell et qu'elle ne pouvait en avoir connaissance. Elle ne l'a apprise que lorsqu'elle s'est mise à réfléchir à l'opportunité de solliciter un contrôle judiciaire de la décision contestée.

[43]            Je suis d'avis que la possibilité qu'a eue Mme Lusina de réagir a été entravée aux deux niveaux - le niveau de l'enquête et le niveau de la Commission. Cela constitue un manquement à l'équité procédurale qui a pour effet d'entacher la décision. En conséquence, la demande de contrôle judiciaire sera accordée et l'affaire sera renvoyée à la Commission canadienne des droits de la personne, pour nouvelle décision. Une ordonnance sera rendue en ce sens. Je voudrais ajouter que ma conclusion se limite aux circonstances particulières de la présente affaire. Je n'entends nullement usurper le pouvoir de la Commission de dire quelles plaintes elle admettra ou n'admettra pas. Selon moi, il ne m'appartient pas d'ordonner à la Commission de faire autre chose que de réexaminer l'affaire. Ma décision repose sur la notion d'équité procédurale au regard de cette plainte particulière.

[44]            Mme Lusina a obtenu gain de cause. Elle s'est représentée elle-même et, conformément à la jurisprudence de la Cour, elle a droit à ses débours taxables, qui seront payés par la défenderesse, Bell.

                                                        _ Carolyn A. Layden-Stevenson _                

                                                                                                     Juge                                       

Ottawa (Ontario)

le 27 janvier 2005

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                           T-90-04

INTITULÉ :                                                          JESSIE LUSINA

demanderesse

- et -

BELL CANADA

défenderesse

LIEU DE L'AUDIENCE :                                    TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                                  LE 17 JANVIER 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :                     LA JUGE LAYDEN-STEVENSON

DATE DES MOTIFS :                                         LE 27 JANVIER 2005

COMPARUTIONS :

Jessie Lusina                                                                              POUR LA DEMANDERESSE

Sonia Kalia                                                                                POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jessie Lusina                                                                              POUR LA DEMANDERESSE

Pickering (Ontario)

(en son propre nom)

Sonia Kalia                                                                                POUR LA DÉFENDERESSE

Hodgson Shields DesBrisay O'Donnell LLP

Toronto (Ontario)


COUR FÉDÉRALE

                                 Date : 20050117

                               Dossier : T-90-04

ENTRE :

JESSIE LUCINA

                                       demanderesse

- et -

BELL CANADA

                                        défenderesse

                                                           

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

                                                           


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