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Date : 20210816


Dossier : IMM‑7711‑19

Référence : 2021 CF 842

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 16 août 2021

En présence de monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

FATIMAH FATIMAH

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Mme Fatimah, est une citoyenne de l’Indonésie. Elle sollicite le contrôle judiciaire, au titre de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], d’une décision rendue le 18 novembre 2019 par laquelle sa demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR] a été rejetée.

[2] L’agent d’ERAR a conclu que Mme Fatimah ne serait pas exposée à une possibilité sérieuse de persécution si elle retournait en Indonésie et qu’elle n’était pas non plus une personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la LIPR. L’agent d’ERAR a également conclu que Mme Fatimah n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État.

[3] Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.

II. Le contexte

[4] Mme Fatimah est une citoyenne de l’Indonésie. Elle est arrivée au Canada en 2006 et a présenté une demande de résidence permanente en 2009. Pendant son séjour au Canada, elle s’est engagée dans une union de fait et a eu une fille en décembre 2016. Elle est retournée en Indonésie avec sa fille, où elles y sont restées pendant cinq mois entre mai et novembre 2017.

[5] En novembre 2018, Mme Fatimah a été déclarée coupable d’agression armée à la suite d’un incident avec son ancien conjoint de fait. Elle a été condamnée à 18 mois de probation. En mars 2019, elle a été déclarée interdite de territoire au Canada pour grande criminalité. Sa demande de résidence permanente a été rejetée en mai 2019, et sa demande d’ERAR a été rejetée en novembre 2019.

III. La décision faisant l’objet du contrôle

[6] Mme Fatimah a fait valoir qu’elle risquait d’être victime de violence et de discrimination fondées sur le sexe en Indonésie et qu’elle était également exposée à des risques parce qu’elle est mère célibataire. Elle a ajouté que sa fille risquait d’être victime d’intimidation fondée sur la race et de violence sexuelle et qu’elle serait exposée à la pollution en Indonésie.

[7] L’agent d’ERAR a pris en compte les observations de Mme Fatimah relatives à des motifs d’ordre humanitaire, y compris celles liées à son établissement au Canada, mais a établi que ces motifs ne s’inscrivaient pas dans la portée d’un ERAR, qui se limite plutôt à l’évaluation des risques. L’agent a aussi pris en compte les observations relatives aux risques auxquels serait exposée la jeune fille de Mme Fatimah si elle devait se réinstaller en Indonésie. L’agent a conclu qu’en tant que citoyenne canadienne, la fille de Mme Fatimah n’était pas visée par une mesure de renvoi et a donc refusé de prendre en considération l’incidence qu’aurait sur elle la décision rendue à l’issue de l’ERAR.

[8] L’agent a conclu que la preuve était insuffisante pour établir que Mme Fatimah ne recevrait pas une protection adéquate de l’État contre le risque d’être victime de violence fondée sur le sexe en Indonésie. L’agent a fait remarquer que l’Indonésie est une démocratie électorale qui a institué des organismes d’application de la loi et qui est dotée d’un appareil judiciaire qui fonctionne bien. Il a reconnu que la preuve documentaire démontre l’existence de corruption policière, mais a fait observer qu’il ne faut pas pour autant en déduire que tous les policiers indonésiens sont corrompus et ne peuvent pas fournir une protection adéquate à Mme Fatimah. L’agent a également reconnu que la preuve documentaire démontre que la violence fondée sur le sexe continue de poser un grave problème en Indonésie, mais a souligné que le gouvernement fait de sérieux efforts pour lutter contre cette violence. De plus, l’agent a fait remarquer que Mme Fatimah n’a pas prétendu avoir été victime de violence fondée sur le sexe pendant qu’elle se trouvait en Indonésie.

[9] En ce qui concerne la discrimination fondée sur le sexe, l’agent a reconnu que les droits de la personne sont parfois bafoués en Indonésie et que les femmes indonésiennes, surtout les mères célibataires ou divorcées, font face à certaines iniquités juridiques et culturelles. Cependant, l’agent a conclu que le traitement réservé aux mères célibataires ou divorcées n’équivalait pas au traitement décrit aux articles 96 et 97 de la LIPR, et a fait remarquer que la demanderesse n’avait pas subi ce type de discrimination pendant son long séjour en Indonésie avec sa jeune fille en 2017.

IV. La question préliminaire : le mauvais défendeur

[10] Le défendeur affirme que le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile est désigné à tort comme défendeur dans l’intitulé. Le bon défendeur en l’espèce est le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (LIPR, art 4(1); Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, art 5(2)). Par conséquent, l’intitulé sera modifié (Règles des Cours fédérales, DORS/93‑22, art 76).

V. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[11] La demande soulève deux questions :

  1. L’agent d’ERAR a‑t‑il conclu de façon déraisonnable que la preuve n’était pas suffisante pour réfuter la présomption de protection de l’État?

  2. L’agent d’ERAR a‑t‑il conclu de façon déraisonnable que la discrimination fondée sur le sexe n’équivalait pas au traitement décrit aux articles 96 et 97 de la LIPR?

[12] Dans ses observations écrites, Mme Fatimah a soulevé une troisième question en affirmant que l’agent avait traité de manière déraisonnable les risques auxquels était exposée sa fille. Au cours des plaidoiries, l’avocate de Mme Fatimah a reconnu que l’agent avait traité cette question de manière raisonnable. Cet argument n’a pas été invoqué, et je n’ai pas étudié cette question.

[13] Les parties soutiennent que la décision de l’agent d’ERAR est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, et je souscris à leur opinion (Ashkir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 861 aux para 10‑12; Cervenakova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 477 aux para 17‑19). Une décision raisonnable doit être « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 85 [Vavilov]).

VI. Analyse

A. L’agent d’ERAR a conclu de façon déraisonnable que Mme Fatimah n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État

[14] Lorsqu’il a évalué le risque de violence fondée sur le sexe, l’agent a reconnu que la preuve documentaire démontre que de nombreuses femmes deviennent des victimes de violence en Indonésie, qu’un tiers des femmes âgées entre 15 et 64 ans ont été victimes de violence, et que la violence conjugale est la forme de violence faite aux femmes la plus répandue en Indonésie. L’agent a fait référence à des éléments de preuve documentaire faisant état du grand nombre de cas de violence fondée sur le sexe qui ne sont pas déclarés et qui font l’objet d’une piètre documentation, ainsi que des peines légères qui sont souvent infligées aux personnes déclarées coupables d’infractions sexuelles. Ces mêmes éléments de preuve décrivent ensuite en détail les efforts déployés par l’État pour améliorer la surveillance des cas de violence sexuelle et offrir des services de soutien et de counseling aux victimes de violence, et décrivent les limites de ces services, en particulier dans les régions rurales. L’agent a également fait référence à des éléments de preuve qui donnent un aperçu de la structure interne de sécurité et des forces policières de l’Indonésie.

[15] Compte tenu de ces éléments de preuve, l’agent a établi que la violence fondée sur le sexe est un grave problème en Indonésie, mais a conclu que la demanderesse n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État. En tirant cette conclusion, l’agent a affirmé que [traduction] « l’Indonésie fait de sérieux efforts pour lutter contre le problème de violence fondée sur le sexe […] [et] que l’Indonésie s’efforce activement d’améliorer la capacité et l’efficacité de l’appareil de protection étatique ».

[16] Il est bien établi dans la jurisprudence que le caractère adéquat de la protection de l’État ne peut pas être apprécié en se fondant uniquement sur les efforts déployés par l’État. Un décideur doit plutôt tenir compte de l’efficacité opérationnelle de la protection de l’État qui est effectivement offerte.

[17] Comme je l’ai mentionné, la preuve documentaire à laquelle l’agent fait référence témoigne du caractère adéquat de la protection de l’État dans le contexte de la violence fondée sur le sexe (fréquence, nombre de personnes se trouvant dans une situation semblable qui sont victimes de violence, caractère adéquat des mécanismes de signalement, et conséquences imposées aux agresseurs), mais l’agent ne tient pas compte de cette preuve dans son analyse. Au contraire, il ne fait que souligner les efforts déployés par l’État dans le but d’améliorer la protection qu’elle offre. À mon avis, cette analyse mine l’intelligibilité et la justification de la conclusion de l’agent quant à la protection de l’État, ce qui rend cette conclusion déraisonnable.

B. La conclusion de l’agent selon laquelle la discrimination fondée sur le sexe n’équivaut pas à de la persécution est déraisonnable

[18] Dans les observations qu’elle a présentées à l’agent, Mme Fatimah fait référence à des éléments de preuve documentaire qui démontrent que les femmes célibataires et les femmes divorcées font l’objet de discrimination en Indonésie lorsqu’elles essaient de subvenir à leurs besoins essentiels, notamment en ce qui a trait au logement, à l’emploi et au crédit.

[19] L’agent a reconnu que [traduction] « les femmes divorcées et les veuves connaissent souvent la pauvreté et peuvent être stigmatisées » et a tiré la conclusion suivante : [traduction] « la preuve documentaire objective dont je dispose démontre que les femmes célibataires et les femmes divorcées peuvent faire l’objet de discrimination dans la société indonésienne ». L’agent a ensuite conclu que le traitement réservé aux femmes célibataires et aux femmes divorcées n’équivaut pas au [traduction] « traitement décrit aux articles 96 et 97 de la LIPR ».

[20] Une décision raisonnable doit être fondée sur un raisonnement à la fois rationnel et logique. Une cour de révision doit être en mesure de discerner une « analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » (Vavilov au para 85). En l’espèce, l’agent semble s’appuyer sur l’exposé et le résumé de la preuve documentaire pour justifier la conclusion selon laquelle la discrimination n’équivaut pas à de la persécution. Il ne fait certes aucun doute que, dans certaines circonstances, un simple exposé de la preuve permettra à une cour de révision de discerner le raisonnement qui sous‑tend une conclusion, mais ce n’est pas le cas en l’espèce.

[21] L’agent a conclu que les femmes célibataires et les femmes divorcées font l’objet de discrimination dans de nombreux contextes au sein de la société indonésienne, ce qui les empêche de subvenir à leurs besoins essentiels et d’avoir accès à des services essentiels. Des explications quant à la raison pour laquelle cette discrimination, prise individuellement ou collectivement, n’équivaut pas à de la persécution doivent être fournies pour apprécier le caractère raisonnable de la conclusion tirée par l’agent. Je reconnais que l’agent a fait référence à l’absence de [traduction] « problèmes en Indonésie durant le séjour prolongé de [Mme Fatimah] ». Toutefois, ce fait n’aide pas à comprendre la logique globale qui sous‑tend la conclusion selon laquelle la discrimination en l’espèce n’équivaut pas à de la persécution, une conclusion qui est déterminante quant aux questions que devait trancher l’agent.

[22] À mon avis, l’absence d’explication ou d’analyse à l’appui de la conclusion de l’agent selon laquelle la discrimination en l’espèce n’équivaut pas à de la persécution rend cette conclusion déraisonnable.

VII. Conclusion

[23] La demande est accueillie. Les parties n’ont pas relevé de question grave de portée générale aux fins de certification et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑7711‑19

LA COUR STATUE :

  1. L’intitulé est modifié de manière à désigner le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration comme défendeur.

  2. La demande est accueillie et la décision est annulée.

  3. L’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

  4. Aucune question n’est certifiée.

« Patrick Gleeson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Manon Pouliot, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑7711‑19

 

INTITULÉ :

FATIMAH FATIMAH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

par vidéoconférence

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 14 juillet 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

le juge GLEESON

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

le 16 août 2021

COMPARUTIONS :

Jacqueline Ozor

 

pour la demanderesse

 

Nicole Rahaman

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Law Ville Professional Corporation

Toronto (Ontario)

 

pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

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