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Date : 20210728


Dossier : IMM‑924‑20

Référence : 2021 CF 800

[traduction française]

Ottawa (Ontario), le 28 juillet 2021

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

demandeur

et

SHALAW ABU‑BAKER MAHMOOD

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision [la décision] de la Section d’appel de l’immigration, Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [le tribunal], datée du 16 janvier 2020, rejetant l’appel interjeté par le demandeur à l’égard de la décision de la Section de l’immigration du 20 novembre 2018 selon laquelle le défendeur n’est pas interdit de territoire au Canada au titre de l’alinéa 35(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

II. Contexte

[2] Le défendeur, Shalaw Abu‑Baker Mahmood, est né en Iraq. Il a travaillé comme gardien de prison à Fort Suse, en Iraq, de 2006 à 2012.

[3] Le défendeur était soldat lorsqu’il a commencé à travailler à la prison et a démissionné en 2012 alors qu’il portait le titre de sergent ou sergent‑major. Il a occupé divers postes de supervision et d’administration et a pris part à des transfèrements de prisonniers. Ses responsabilités principales comportaient la gestion d’un salon de barbier.

[4] Les Américains étaient initialement responsables de Fort Suse, mais ils ont fini par s’en retirer. Le défendeur souligne que Fort Suse est généralement considéré comme une prison modèle en Iraq. Même s’il n’y avait aucune preuve de problèmes systémiques à Fort Suse, il fut un temps où la torture, les coups, les sévices et les mauvais traitements étaient répandus dans le système carcéral iraquien.

[5] Le défendeur est entré au Canada le 21 juillet 2017 et a demandé l’asile. L’agent qui l’a interrogé a établi un rapport d’interdiction de territoire, et un délégué du ministre a déféré le dossier du défendeur pour enquête à la Section de l’immigration, et ce, en vertu de l’article 44 de la LIPR.

[6] La Section de l’immigration a rendu une décision, en date du 20 novembre 2018, concluant que le défendeur n’était pas complice dans la perpétration de crimes énumérés dans la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, LC 2000, c 24 [la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre]. Le défendeur a donc été déclaré non interdit de territoire au titre de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR :

Atteinte aux droits humains ou internationaux

Human or international rights violations

35 (1) Emportent interdiction de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux les faits suivants :

35 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of violating human or international rights for

a) commettre, hors du Canada, une des infractions visées aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre;

(a) committing an act outside Canada that constitutes an offence referred to in sections 4 to 7 of the Crimes Against Humanity and War Crimes Act;

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[7] Le ministre défendeur a interjeté appel de la décision à la Section d’appel de l’immigration. L’appel a été rejeté dans une décision en date du 16 janvier 2020. Cette décision fait l’objet du présent contrôle judiciaire. Le demandeur sollicite une ordonnance annulant la décision et renvoyant l’affaire au tribunal pour nouvel examen.

[8] Le tribunal a pris en compte l’usage répandu et systémique de la torture dans les prisons en Iraq pendant que le défendeur était gardien de prison. Il a conclu que les actes commis étaient des crimes contre l’humanité. Il a ensuite examiné le critère de complicité dans la perpétration de crimes contre l’humanité tel que l’a énoncé la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration, 2013 CSC 40 [Ezokola], critère que le tribunal a décrit comme suit :

[… ] Une personne est interdite de territoire au titre du paragraphe 35(1)a) de la Loi pour cause de complicité dans la perpétration de crimes internationaux lorsqu’il existe des raisons sérieuses de penser qu’elle a volontairement apporté une contribution consciente et significative aux crimes ou au dessein criminel du groupe qui les aurait commis.

[9] Le tribunal a constaté que les éléments de preuve militaient en faveur de la conclusion selon laquelle le défendeur était complice dans la perpétration de crimes contre l’humanité parce que « sa participation au système carcéral était volontaire et parce qu’il s’est consciemment conformé aux ordres de transfèrement de détenus dans des établissements où ils auraient été susceptibles d’être torturés ».

[10] Le tribunal a toutefois aussi conclu que le rôle du défendeur n’était pas significatif. Il a pris en compte les éléments qui suivent :

  1. Rien ne permet de conclure que des prisonniers ont été torturés ou maltraités à la prison de Fort Suse;

  2. Le défendeur a été engagé comme garde ordinaire dans une prison qui ne pratiquait pas la torture des prisonniers ou ne leur infligeait pas de mauvais traitements;

  3. Le transfèrement des détenus à destination ou en provenance d’autres prisons était totalement indépendant de la volonté du défendeur;

  4. Le défendeur supervisait d’autres gardiens et était principalement responsable des coupes de cheveux et de la supervision des coiffeurs dans l’établissement;

  5. Le défendeur relevait du directeur ou du gestionnaire de la prison, mais il y a peu d’éléments de preuve montrant qu’il avait pleinement accès aux dossiers des prisonniers ou que son avis lui a été demandé relativement aux décisions de la direction;

  6. Il n’est pas raisonnable de considérer le superviseur d’autres gardiens dans le salon de barbier comme un agent de prison haut gradé;

  7. Même si le défendeur a participé à l’infliction de coups de poing ou de pied à un prisonnier, ce qu’il a nié, en soutenant qu’il avait été appelé uniquement à contenir un détenu récalcitrant, rien ne permet de penser que cela faisait partie d’une approche systématique à l’égard des prisonniers de Fort Suse ou qu’il s’agissait d’un comportement habituel du défendeur.

IV. Question en litige

[11] La question en litige est celle de savoir si la décision du tribunal selon laquelle le rôle du défendeur dans le système carcéral n’était pas significatif était déraisonnable?

V. Norme de contrôle

[12] Il existe une présomption selon laquelle la norme de contrôle applicable à l’évaluation du bien‑fondé de la décision est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 25).

VI. Analyse

[13] Le demandeur soutient que le tribunal a, de façon déraisonnable, fait une lecture restrictive des faits lorsqu’il a apprécié le critère de complicité dans la perpétration de crimes contre l’humanité, tel qu’il est énoncé dans l’arrêt Ezokola susmentionné. La conclusion du tribunal selon laquelle le défendeur n’a pas apporté une contribution significative est déraisonnable à la lumière des conclusions de fait tirées par le tribunal et de dossiers antérieurs portant sur les éléments constitutifs d’une contribution significative – l’exercice de fonctions administratives ou cléricales au sein d’un système carcéral, comme celui qui existait à l’époque en Iraq, constituait une contribution significative. Je ne suis pas de cet avis.

[14] Le tribunal a apprécié et soupesé l’ensemble des éléments de preuve et a pris en compte la jurisprudence pertinente avant d’établir que le défendeur n’était pas complice dans la perpétration de crimes contre l’humanité. La décision fait ressortir une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle qui est justifiée au regard des faits et du droit. Le tribunal n’a pas fait une lecture restrictive des faits, mais a plutôt établi quels faits étaient pertinents eu égard aux éléments de preuve dont il disposait. La jurisprudence sur laquelle s’est fondé le demandeur montre uniquement que divers facteurs sont pris en compte dans l’appréciation de la question de savoir si une personne a contribué de façon significative à la perpétration d’un crime ou d’un dessein criminel – elle ne commande pas un résultat en particulier dans chaque cas.

[15] Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, précité, au para 85. Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable (Vavilov, au para 100).

[16] L’interdiction de territoire au titre de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR pour complicité dans la perpétration de crimes internationaux suppose « une contribution à la fois volontaire, consciente et significative au crime ou au dessein criminel d’un groupe » (Ezokola aux para 36, 61, 86 à 91).

[17] Dans l’arrêt Ezokola, la Cour suprême a statué que l’existence de raisons sérieuses de penser qu’une personne est complice de crimes internationaux dépend des faits de chaque affaire (Ezokola, au para 91). Le degré de contribution doit être soupesé avec soin, et l’exigence voulant que la contribution soit significative se révèle cruciale, étant donné que toute forme ou presque de contribution apportée à un groupe peut être considérée comme favorisant la réalisation de son dessein criminel (Ezokola, au para 88). La Cour suprême du Canada a fourni la liste qui suit de facteurs se voulant un guide dans l’appréciation de la question de savoir « si une personne a ou non volontairement apporté une contribution significative et consciente à un crime ou à un dessein criminel » (Ezokola, au para 91) :

  1. la taille et la nature de l’organisation;

  2. la section de l’organisation à laquelle le demandeur d’asile était le plus directement associé;

  3. les fonctions et les activités du demandeur d’asile au sein de l’organisation;

  4. le poste ou le grade du demandeur d’asile au sein de l’organisation;

  5. la durée de l’appartenance du demandeur d’asile à l’organisation (surtout après qu’il a pris connaissance de ses crimes ou de son dessein criminel);

  6. le mode de recrutement du demandeur d’asile et la possibilité qu’il a eue ou non de quitter l’organisation.

[18] En ce qui a trait aux facteurs mentionnés précédemment, la Cour suprême du Canada a précisé ce qui suit (Ezokola, au para 92) :

[92] Malgré la prise en compte de ces considérations, l’analyse doit toujours s’attacher à la contribution de l’individu au crime ou au dessein criminel. Non seulement sont‑elles diverses, mais ces considérations s’appliqueront à des situations elles aussi diverses où le contexte socio‑historique différera d’un cas à l’autre. Les réfugiés proviennent de nombreux pays et chacun d’eux se présente devant la Commission pour y relater son propre vécu et son propre parcours dans le pays d’origine. Dès lors, l’examen des considérations retenues par nos tribunaux et ceux d’autres pays, ainsi que par la communauté internationale, devra nécessairement être particulièrement contextuel. Selon les faits de l’affaire, certaines joueront plus que d’autres dans l’établissement des éléments constitutifs de la complicité. Cependant, au bout du compte, ces considérations seront soupesées dans le but principal de déterminer s’il y a eu une contribution à la fois volontaire, significative et consciente à un crime ou à un dessein criminel.

[19] Le demandeur met en lumière un certain nombre d’affaires devant la Cour pour soutenir que la conclusion du tribunal est déraisonnable à la lumière des « éléments constitutifs d’une contribution significative ». Plus particulièrement, il affirme que l’exercice de fonctions administratives ou cléricales au sein d’un système carcéral, comme celui de l’Iraq, constitue une contribution significative.

[20] J’estime que le tribunal n’a pas commis d’erreur dans sa conclusion quant à l’absence de contribution significative du défendeur à la lumière du rôle que celui‑ci a joué dans le système carcéral de l’Iraq. Comme il est statué dans l’arrêt Ezokola, cette appréciation repose dans une très large mesure sur les faits, et la décision est raisonnable à la lumière de la trame factuelle et du droit qui s’y rattachent dans la présente affaire (Vavilov, aux para 105 et 126).

[21] Le tribunal a examiné attentivement les éléments de preuve, en soulignant que le défendeur :

  1. avait volontairement postulé un emploi et travaillé à la prison de Fort Suse comme gardien de prison;

  2. avait affirmé être conscient que des détenus étaient torturés dans d’autres prisons;

  3. avait appris de prisonniers qu’ils avaient été torturés ou maltraités pendant leur détention dans d’autres prisons iraquiennes;

  4. avait observé des blessures qui, selon lui, correspondaient à de la torture;

  5. pensait que certains prisonniers, une fois guéris de leurs blessures à Fort Suse, seraient renvoyés dans des prisons où ils seraient torturés;

  6. avait accompagné un détenu à une autre prison et avait vu les gardiens lui donner des coups de pied et le battre.

[22] Le tribunal n’a pas fait une lecture restrictive des faits quand il a rejeté l’argument avancé par le demandeur selon lequel le défendeur était un haut gradé à la prison. Il a conclu ce qui suit :

[…] Ce n’est toutefois pas ma compréhension de la preuve. Même si l’intimé a supervisé six ou douze autres gardiens, il y a peu d’éléments de preuve montrant qu’il a eu quelque influence que ce soit sur les décisions de la direction, sur quels prisonniers seraient transférés dans d’autres prisons ou sur le moment où ils le seraient. Il n’avait pas pleinement accès aux dossiers des détenus et les emmenait simplement de leur endroit de détention dans la prison au salon de barbier ou à l’hôpital. L’intimé avait un horaire régulier d’une semaine de travail et de deux semaines de congés, et, d’après ce qui a été rapporté, les gardiens de prison de Fort Suse traitaient bien les détenus.

[23] Il ne ressort pas clairement de quelle autre façon les faits auraient fait l’objet d’une lecture restrictive, comme l’allègue le demandeur. À moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas les conclusions de fait du décideur (Vavilov, au para 125). La décision appartient aux issues possibles acceptables « pouvant se justifier au regard des faits et du droit », (Vavilov, au para 86, citant l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47).

[24] Le demandeur ne s’est pas acquitté de son fardeau de démontrer que la décision était déraisonnable en se contentant de citer de la jurisprudence dans laquelle différentes trames factuelles avaient été prises en compte.

VII. Conclusion

[25] Pour les raisons mentionnées précédemment, la demande est rejetée.

[26] Il n’y a pas de question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑924‑20

LA COUR DÉCLARE que :

  1. La demande est rejetée;

  2. Il n’y a pas de question à certifier.

« Michael D. Manson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Line Niquet, trad. a


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑924‑20

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE c SHALAW ABU‑BAKER MAHMOOD

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 JUILLET 2021

 

JUGEMENT ET motifs :

le juge MANSON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 28 JUILLET 2021

 

COMPARUTIONS :

Brett J. Nash

 

pour le demandeur

 

Danica Beck

Antonio Simoes

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

pour le demandeur

 

Deer Lake Law

Avocats

Burnaby (Colombie‑Britannique)

 

pour le défendeur

 

 

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