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Date : 20210809

Dossier : T‑940‑20

Référence : 2021 CF 829

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 9 août 2021

En présence de monsieur le juge A. D. Little

ENTRE :

 

JOEL PRIMEAU

 

demandeur

 

et

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

défendeur

 

JOEL PRIMEAU

 

demandeur

 

et

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

défendeur

 

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La présente demande de contrôle judiciaire vise à faire annuler une décision rendue le 20 juillet 2020 par le Tribunal des anciens combattants (révision et appel) (le Tribunal). Dans cette décision, le Tribunal a rejeté la demande de réexamen présentée par le demandeur, M. Joel Primeau, relativement au bien‑fondé de la décision prononcée le 16 octobre 2018 par un comité différent du Tribunal.

[2] Le demandeur a subi une perte auditive liée à son service au sein des Forces armées canadiennes (les FAC) en 1998. M. Primeau a joint les rangs de la Gendarmerie royale du Canada (la GRC) en 2001 et il est devenu moniteur de tir en 2004. Il travaille toujours à ce titre pour la GRC.

[3] Monsieur Primeau a présenté une demande de prestations d’invalidité fondée sur sa perte d’audition. Anciens Combattants Canada a initialement rejeté sa demande. Dans le cadre d’un processus d’appel et de réexamen (décrit plus en détail ci‑après), M. Primeau a établi qu’il a droit à des prestations d’invalidité en raison de sa perte auditive.

[4] Il n’est pas contesté que la perte auditive de M. Primeau a été causée par une exposition à des bruits intenses dans son milieu de travail, plus particulièrement des décharges d’armes à feu. Cependant, une question de fond essentielle opposant les parties intéresse la causalité, à savoir si la perte d’audition du demandeur a été causée par son exposition aux bruits uniquement pendant son service dans les FAC, ou à la fois pendant son service au sein des FAC et pendant son service au sein de la GRC. Les prestations d’invalidité auxquelles M. Primeau a droit dépendent de la réponse à cette question.

[5] Dans les deux décisions mentionnées plus haut, le Tribunal a conclu que le demandeur avait droit à des prestations d’invalidité seulement au titre de son service dans les FAC puisqu’il n’avait pas établi la causalité relativement à son service dans la GRC. Il était donc admissible à des prestations d’invalidité suivant la Loi sur le bien‑être des vétérans, LC 2005, c 21 (la LBEV), mais il n’avait aucun droit établi sous le régime de la Loi sur la pension de retraite de la GRC, LRC 1985, c R‑11, et de la Loi sur les pensions, LRC 1985, c P‑6. Ces derniers régimes législatifs auraient été applicables (en plus de la LBEV) si M. Primeau avait montré que sa perte auditive découlait, en partie, de son service dans la GRC.

[6] Dans le cadre de la présente demande, le demandeur soutient que la décision relative au réexamen rendue par le Tribunal doit être annulée parce qu’elle est déraisonnable, et que l’affaire doit être renvoyée au Tribunal pour un nouvel examen par un comité différemment constitué.

[7] Pour les motifs exposés ci‑dessous, je rejette la présente demande. À mon avis, le Tribunal n’a pas commis d’erreur susceptible de révision. Plus précisément, le demandeur n’a pas établi que le Tribunal a commis une erreur de cette nature lorsqu’il a interprété le paragraphe 56.5(1) de la LBEV. En outre, les observations formulées par le demandeur ne m’ont pas convaincu que les décisions du Tribunal touchant la causalité étaient déraisonnables.

I. Circonstances ayant mené à la présente demande

[8] Monsieur Primeau est âgé de 42 ans. De mai à septembre 1998, il a servi dans les FAC au sein de la Governor General’s Foot Guard. Pendant cette période de quatre mois, M. Primeau a participé à des exercices d’instruction élémentaire qui l’ont exposé à des bruits intenses et il a subi des tintements dans ses oreilles.

[9] Monsieur Primeau a joint les rangs de la GRC en 2001. En 2004, il est devenu moniteur de tir. Dans l’exercice de ses fonctions, il est exposé à des bruits intenses produits par les décharges d’armes à feu. Il occupe toujours ce poste aujourd’hui.

[10] En mai 2013, M. Primeau a présenté une demande à Anciens Combattants Canada (ACC) afin d’obtenir des prestations d’invalidité pour des acouphènes (tintement chronique dans les oreilles) suivant l’article 45 de la LBEV en ce qui concerne son service dans les FAC, et suivant l’article 32 de la Loi sur la pension de retraite de la GRC et le paragraphe 21(2) de la Loi sur les pensions en ce qui concerne son service dans la GRC. ACC a refusé sa demande le 16 janvier 2014.

[11] Le demandeur a ensuite présenté sa demande à un comité de révision de l’admissibilité du Tribunal. Ce comité a tenu une audience et il a rendu sa décision le 23 octobre 2014. Il a confirmé la décision d’ACC de refuser les prestations d’invalidité.

[12] Le demandeur a interjeté appel à un comité d’appel de l’admissibilité du Tribunal et a obtenu gain de cause. Après une audience tenue le 18 octobre 2016, le comité d’appel a conclu que le demandeur avait droit à des prestations d’invalidité intégrales pour les acouphènes et lui a accordé les deux cinquièmes des prestations totales auxquelles il a droit au titre de son service dans la GRC sous le régime de la Loi sur la pension de retraite de la GRC et de la Loi sur les pensions, et les trois cinquièmes au titre de son service dans les FAC sous le régime de la LBEV.

[13] Non satisfait de cette décision, le demandeur a demandé au Tribunal de la réexaminer. Sa thèse était la suivante : compte tenu du libellé du paragraphe 56.5(1) de la LBEV, il devrait recevoir l’intégralité des prestations sous le régime de la Loi sur les pensions et de la Loi sur la pension de retraite de la GRC (ce qui lui aurait permis de toucher une somme plus importante que celle versée suivant la LBEV). Après la tenue d’une audience le 16 octobre 2018, un comité différemment constitué a confirmé son droit aux prestations d’invalidité, mais lui a accordé les cinq cinquièmes sous le régime de la LBEV au titre de son service dans les FAC et rien sous le régime de la Loi sur la pension de retraite de la GRC et de la Loi sur les pensions au titre de son service dans la GRC.

[14] Le demandeur a à nouveau demandé au Tribunal de réexaminer sa décision. À la suite d’une audience tenue le 10 juin 2020 devant un comité différemment constitué du Tribunal, une décision rejetant la demande de réexamen et souscrivant aux conclusions du comité précédent a été rendue par le Tribunal le 20 juillet 2020.

[15] La présente demande de contrôle judiciaire vise la décision du 20 juillet 2020 statuant sur la demande de réexamen.

II. Introduction à la LBEV

[16] La présente demande tombe sous le coup de différentes dispositions prévues dans plusieurs textes législatifs, y compris la LBEV, la Loi sur les pensions et la Loi sur la pension de retraite de la GRC.

[17] Il convient d’apporter certaines autres précisions préliminaires. La LBEV était antérieurement intitulée la Loi sur les mesures de réinsertion et d'indemnisation des militaires et vétérans des Forces canadiennes, LC 2005, c 21. À moins que le contexte ne s’y oppose, je renverrai également à la LBEV pour désigner cette loi.

[18] En 2005, le Parlement a adopté la LBEV afin d’établir un nouveau régime législatif prévoyant des prestations d’invalidité et d’autres indemnités pour les membres des FAC. Les dispositions fondamentales de ce texte sont entrées en vigueur le 1er avril 2006. À compter de cette date, les prestations visant les membres des FAC ne relevaient plus de la Loi sur les pensions, mais plutôt de la partie 3 de la LBEV.

[19] Lorsque la LBEV a été adoptée, le Parlement a également modifié la Loi sur les pensions afin d’y ajouter l’article 3.1 (voir la Loi sur les mesures de réinsertion et d'indemnisation des militaires et vétérans des Forces canadiennes, LC 2005, c 21, art 105). L’article 3.1 porte que, malgré les autres dispositions de la Loi sur les pensions, « aucune compensation ne peut être versée relativement à une demande présentée par un membre des [FAC] ou à son égard après le 1er avril 2006, sauf dans les cas suivants : [...] » (non souligné dans l’original). Sont ensuite énoncées plusieurs exceptions. Aucune des parties n’a fait valoir que l’une quelconque des exceptions prévues dans cette disposition s’appliquait à la demande de M. Primeau.

[20] La thèse juridique avancée par le demandeur en l’espèce est axée sur l’interprétation du paragraphe 56.5(1) de la LBEV. Cette disposition est ainsi rédigée :

56.5(1) Aucune indemnité pour douleur et souffrance n’est accordée à l’égard d’une blessure ou maladie ou de l’aggravation d’une blessure ou maladie qui a déjà fait l’objet d’une décision du ministre ou de la Commission, au sens de l’article 79 de la Loi sur les pensions, relativement à l’attribution d’une pension au titre de cette loi.

[En italique dans l’original.]

[21] Du 1er avril 2006 au 1er avril 2019, le paragraphe 56.5(1) de la LBEV figurait à titre de paragraphe 56(1). Le 1er avril 2019, le paragraphe 56(1) est devenu le paragraphe 56.5(1) : Loi no 1 d’exécution du budget de 2018, LC 2018, c 12, art 144. Dans les présents motifs, je renverrai au paragraphe 56.5(1) pour désigner ces dispositions.

[22] En date du 1er avril 2019, le Parlement a en outre modifié la première partie du paragraphe 56.5(1), qui était ainsi libellée : « Aucune indemnité d’invalidité n’est accordée à l’égard d’une blessure ou maladie [...] » (non souligné dans l’original). Cette disposition est maintenant rédigée comme suit : « Aucune indemnité pour douleur et souffrance n’est accordée à l’égard d’une blessure ou maladie [...] » (non souligné dans l’original). Le reste de la disposition est demeuré inchangé. Dans les motifs qu’il a prononcés en l’espèce, le Tribunal a employé l’expression « prestations d’invalidité » plutôt que l’expression « indemnité pour douleur et souffrance ». Comme le sens de cette expression n’a aucune incidence sur l’issue de la demande, je vais continuer d’employer les termes choisis par le Tribunal (« prestations d’invalidité ») par souci de simplicité et de facilité de compréhension.


III. Décision visée par le contrôle judiciaire

[23] Le Tribunal a rendu sa décision en réponse à une demande de réexamen d’une décision rendue par un comité précédent, qui statuait lui‑même sur une demande de réexamen. La décision en cause faisait donc suite au réexamen d’une décision ayant déjà été réexaminée. Par conséquent, je renverrai à la décision visée par le contrôle comme celle du « Tribunal » et je désignerai le comité saisi du premier réexamen par l’expression « comité précédent ».

[24] Comme la décision visée par le contrôle est une décision rendue dans le cadre d’une demande de réexamen, le raisonnement qui y est suivi ne peut être entièrement isolé des motifs donnés dans la décision antérieure : voir la décision Blount c Canada (Procureur général), 2017 CF 647 au para 27 (le juge Boswell), et la jurisprudence qui y est citée. À mon avis, compte tenu de la nature des deux décisions et des arguments juridiques touchant l’interprétation législative soumis à la fois au comité précédent et au Tribunal dans la présente affaire, la Cour doit se pencher sur le raisonnement suivi par le comité précédent avant de statuer sur le caractère raisonnable de la décision visée par le contrôle.

[25] Selon la décision du comité précédent, le paragraphe 56.5(1) devait être examiné à la lumière de la LBEV dans son ensemble et de la partie 3 en particulier (laquelle s’intitule « Blessure grave, invalidité, décès et captivité »). Le comité précédent a également renvoyé à l’article 42 de la LBEV, qui concerne la non‑application de la partie 3. Voici le texte de cette disposition :

42. La présente partie [...] ne s’applique pas à l’égard d’une blessure ou maladie ou de l’aggravation d’une blessure ou maladie pour laquelle une pension peut être accordée au titre de la Loi sur les pensions.

[En italique dans l’original.]

[26] Le comité précédent a conclu que le demandeur éprouvait déjà des tintements dans ses oreilles quand il a présenté sa candidature pour joindre les rangs de la GRC. Citant l’article 42 de la LBEV, il a décidé que, comme [traduction] « sa condition n’avait pas été causée ou aggravée par un service visé par la Loi sur les pensions, il ne s’agit pas d’un cas au titre duquel il est possible d’accorder une pension sous le régime de la Loi sur les pensions. » Par ces propos, le comité précédent paraît avoir voulu dire que la demande de M. Primeau ne tombait sous le coup d’aucune des exceptions énoncées au paragraphe 3.1(1) de la Loi sur les pensions susceptibles de faire en sorte que ce texte législatif puisse néanmoins s’appliquer à lui, soit un membre des FAC qui a déposé sa demande de prestations d’invalidité après l’adoption de la LBEV en 2005, et qu’il n’avait donc droit qu’aux seules prestations d’invalidité prévues par la LBEV.

[27] Le comité précédent a en outre conclu que le paragraphe 56.5(1) de la LBEV était une [traduction] « disposition apportant des précisions et protégeant les droits conférés par la Loi sur les pensions lorsque ces droits sont nés avant que ne s’applique la Loi sur les mesures de réinsertion et d'indemnisation des militaires et vétérans des Forces canadiennes, maintenant intitulée la [LBEV]. » Selon lui, le paragraphe 56.5(1) [traduction] « ne vise pas à conférer une compétence en vertu de la Loi sur les pensions là où aucune compétence n’existe par ailleurs. » Un demandeur membre des FAC ne serait admissible à des prestations sous le régime de la Loi sur les pensions que si sa demande relevait de l’une des exceptions énoncées au paragraphe 3.1(1) de la Loi sur les pensions. Sinon, sa demande tomberait sous le coup de la LBEV.

[28] Je me penche maintenant sur la décision que le Tribunal a rendue après avoir réexaminé la décision du comité précédent. Le Tribunal a débuté son analyse en expliquant qu’il avait recours à un processus en deux étapes pour trancher la demande. Il y a d’abord un examen préalable. Si la demande passe cette étape, le Tribunal procède ensuite au réexamen du bien‑fondé de celle‑ci.

[29] Le Tribunal a précisé que, à la première étape, il examine les arguments de l’appelant (M. Primeau, en l’occurrence) pour décider si le comité précédent a commis une erreur de fait ou une erreur dans l’interprétation des dispositions législatives pertinentes lorsqu’il a rendu sa décision. Le Tribunal a ajouté que, le cas échéant, il apprécie ensuite les nouveaux éléments de preuve suivant le critère à quatre volets énoncé dans la décision MacKay c Canada (Procureur général), [1997] ACF no 495 (QL) au para 23 (CF 1re inst) (le juge Teitelbaum).

[30] Dans sa décision, le Tribunal a exposé en détail l’historique des demandes de prestations, des appels et des demandes de réexamen déposés par le demandeur. Passant à la première étape, soit l’examen préalable, il a confirmé s’être penché sur la demande de réexamen et les observations du demandeur formulées par un avocat‑conseil des pensions. Le Tribunal a précisé avoir effectué cet examen en application des exigences fixées à l’article 39 de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), LC 1995, c 18, qui l’obligent à prendre les mesures suivantes :

a) il tire des circonstances et des éléments de preuve qui lui sont présentés les conclusions les plus favorables possible à celui‑ci;

b) il accepte tout élément de preuve non contredit que lui présente celui‑ci et qui lui semble vraisemblable en l’occurrence;

c) il tranche en sa faveur toute incertitude quant au bien‑fondé de la demande.

[31] Le Tribunal a mentionné ce qui suit au sujet de l’article 39 : [traduction] « Cela signifie que le comité examine la preuve dont il dispose sous le jour le plus favorable et qu’il tranche toute incertitude en faveur du demandeur. La Cour fédérale a toutefois confirmé que cette règle ne dispensait pas les appelants [c.‑à‑d., M. Primeau] de s’acquitter du fardeau de prouver les faits requis pour établir un lien entre l’affection alléguée et le service. »

[32] En ce qui concerne les erreurs de fait, le Tribunal a conclu que le demandeur n’avait signalé de façon précise aucun fait pertinent et important qui aurait été rapporté incorrectement dans la décision du comité précédent. Le Tribunal a déclaré qu’un examen attentif de la décision antérieure n’avait révélé aucun exemple d’erreurs de fait commises par le comité précédent.

[33] Quant aux erreurs d’interprétation des lois, le Tribunal a précisé d’emblée qu’il pouvait s’agir d’une erreur liée à l’application ou à l’interprétation d’une disposition législative ou d’une règle en matière d’appréciation de la preuve, ou à l’effet juridique de conclusions de fait.

[34] Le Tribunal s’est ensuite demandé si le comité précédent avait incorrectement interprété le paragraphe 56.5(1) de la LBEV. Il a estimé que ce n’était pas le cas.

[35] Au moment d’interpréter cette disposition de la LBEV, le Tribunal a mentionné que plusieurs textes législatifs régissent les demandes de prestations d’invalidité présentées par les membres des FAC et de la GRC. Pour le personnel des FAC, les dispositions de la Loi sur les pensions s’appliquent aux demandes soumises avant l’édiction de la Loi sur les mesures de réinsertion et d’indemnisation des militaires et vétérans des Forces canadiennes (c.‑à‑d., la LBEV) en 2005‑2006. Lorsque la LBEV a été édictée, les demandes de prestations d’invalidité sont automatiquement tombées sous le coup des dispositions de ce texte législatif. À titre transitoire, le législateur a reconnu qu’il existait certaines exceptions à l’égard desquelles la Loi sur les pensions continuait de s’appliquer. Le Tribunal a précisé que ces exceptions étaient énoncées au paragraphe 3.1(1) de la Loi sur les pensions.

[36] Le Tribunal a conclu que, mis à part les exceptions énumérées à l’article 3.1, toutes les demandes de prestations d’invalidité devaient être tranchées en application de la LBEV après l’entrée en vigueur de celle‑ci. (Le demandeur a présenté sa première demande de prestations d’invalidité à ACC en mai 2013.) Le Tribunal a également décidé que, selon la LBEV, une demande de prestations d’invalidité ne peut être examinée suivant les dispositions de ce texte si elle a déjà été tranchée sous le régime de la Loi sur les pensions ou si une nouvelle affection alléguée ne peut être dissociée, pour les besoins de l’évaluation, d’une affection ouvrant déjà droit à prestations aux termes de la Loi sur les pensions.

[37] D’après le Tribunal, les dispositions législatives auxquelles il avait renvoyé servaient de mesures transitoires d’un régime législatif à l’autre de sorte que, d’une part, les demandes de prestations d’invalidité soient examinées en fonction du moment où le membre des FAC ou l’ancien combattant a présenté sa demande de prestations pour une invalidité donnée et que, d’autre part, la demande soit traitée sous le régime de la Loi sur les pensions ou celui de la LBEV, mais non des deux. Le Tribunal a précisé que les demandes présentées par les membres de la GRC ne relèvent pas du même régime transitoire compte tenu de l’application de l’article 32 de la Loi sur la pension de retraite de la GRC. Dans des cas où les demandeurs avaient servi à la fois dans les FAC (c.‑à‑d., le service militaire) et dans la GRC et où des causes concourantes survenues pendant chaque période de service avaient été mises en preuve, le Tribunal a renvoyé à une politique donnant instruction aux arbitres d’attribuer le droit à prestations [traduction] « d’une manière qui reflète convenablement la part imputable à chaque période de service ».

[38] Le Tribunal a ajouté que, dans la présente affaire, le comité précédent détenait des renseignements obtenus du demandeur lui‑même voulant que ses acouphènes aient débuté au cours ou à la suite d’occasions précises d’exposition à des bruits liés à des armes pendant son service dans les FAC. Le Tribunal a constaté que, [traduction] « après avoir examiné l’ensemble de la preuve, le même comité a conclu que le service subséquent dans la GRC n’avait joué qu’un rôle négligeable dans l’apparition de l’affection. Même si l’appelant ne souscrit peut‑être pas à ces conclusions, il appartenait néanmoins au comité saisi du réexamen de se prononcer à cet égard ». En conséquence, le Tribunal a décidé que le comité précédent n’avait pas commis d’erreur de droit.

[39] En ce qui concerne les nouveaux éléments de preuve, le Tribunal a appliqué le critère à quatre volets énoncé dans la décision MacKay. Le comité a examiné chacun des facteurs (diligence raisonnable, pertinence, plausibilité et possibilité de modifier l’issue). Le Tribunal a analysé le Rapport sur les situations comportant des risques produit par le demandeur en 2016 au sujet d’une décharge accidentelle d’armes à feu qui lui a causé une perte auditive et des acouphènes. Cependant, le comité a estimé que le rapport n’offrait aucun élément de preuve objectif établissant que cet incident avait aggravé son affection de façon permanente et irréversible.

[40] Dans un passage qui a beaucoup retenu l’attention au cours de l’audience devant la Cour, le Tribunal a tenu les propos suivants :

[traduction]

Le demandeur a affirmé sans équivoque que ses acouphènes ont débuté pendant son service en temps de paix au sein de la Force de réserve. De fait, il a expressément demandé que le comité de réexamen tire une conclusion en ce sens. Le présent comité se rend compte que le demandeur a servi plus longtemps dans la GRC; cet élément fait d’ailleurs partie de son argument voulant qu’une plus grande part, voire la totalité, de son droit à prestations soit attribuée à cette période de service. Le comité sait toutefois que les affections alléguées peuvent se manifester et s’aggraver peu importe la durée du service. Malheureusement, aucun élément de preuve objectif et digne de foi ne permet de conclure que le demandeur s’est plaint à cette époque d’une aggravation de ses symptômes. De même, aucune conclusion tirée par des professionnels de la santé n’a été présentée pour étayer l’assertion selon laquelle des facteurs liés au service dans la GRC ont entièrement causé une aggravation permanente de l’affection ou y ont sensiblement contribué. Comme on ne pouvait s’attendre à ce que la preuve soumise modifie les conclusions formulées par le comité de réexamen en octobre 2018, le critère à quatre volets n’est pas rempli.

[41] Ayant conclu que le comité précédent n’avait commis d’erreur ni dans l’appréciation des faits ni dans l’interprétation des lois et qu’aucun nouvel élément de preuve ne permettait d’étayer une issue plus favorable au demandeur, le Tribunal a estimé que rien ne justifiait le réexamen de la décision. Il a donc rejeté la demande du demandeur visant à obtenir le réexamen du bien‑fondé de sa demande.


IV. Norme de contrôle applicable devant la Cour

[42] Comme les deux parties l’ont mentionné dans leurs observations, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, comme il est énoncé dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65. Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit tenir compte du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous‑jacent à celle‑ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov, au para 15.

[43] Le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable doit s’intéresser à la décision rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision : Vavilov, aux para 83, 86; Delta Air Lines Inc. c Lukács, 2018 CSC 2, [2018] 1 RCS 6 au para 12. La cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés par le décideur : Vavilov, au para 84. Elle doit interpréter les motifs de façon globale et contextuelle et en corrélation avec le dossier dont le décideur est saisi : Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 au para 31; Vavilov, aux para 91‑97, 103; Canada (Citizenship and Immigration) v Mason, 2021 FCA 156, au para 32.

[44] Lorsqu’elle se penche sur le caractère raisonnable d’une décision, la cour de révision doit se demander si cette décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable (c.‑à‑d., la justification, la transparence et l’intelligibilité) et si elle est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques qui ont une incidence sur elle : Vavilov, au para 99. La décision raisonnable est : a) fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et b) justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, aux para 83‑86 et 96‑97; Société canadienne des postes, au para 27.

[45] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable doit comporter une évaluation sensible et respectueuse, mais aussi rigoureuse, des décisions administratives : Vavilov, aux para 12‑13. Le contrôle effectué par la cour de révision est aussi méthodique. Ce ne sont pas toutes les erreurs et toutes les préoccupations touchant une décision qui justifient l’intervention de la cour de révision. Cette dernière doit être convaincue que la décision « souffre de lacunes graves à un point tel » qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence : Vavilov, au para 100; Delta Air Lines, au para 27. Les lacunes ou insuffisances ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision, ni constituer des « erreur[s] mineure[s] ». Le problème doit être suffisamment fondamental ou important pour rendre la décision déraisonnable : Vavilov, au para 100; Mason, au para 36. Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême définit deux catégories de lacunes fondamentales : le manque de logique interne du raisonnement suivi dans la décision et le fait que la décision soit indéfendable sous certains rapports compte tenu des contraintes factuelles et juridiques qui ont une incidence sur elle : au para 101.

[46] Les observations formulées dans le cadre de la présente demande soulèvent trois arguments précis qui se fondent sur l’arrêt Vavilov. Premièrement, la Cour suprême énonce les principes applicables à l’analyse, par une cour de révision, du caractère raisonnable de l’interprétation que le décideur administratif donne à un texte législatif : Vavilov, aux para 115‑124. Deuxièmement, selon la Cour suprême, la preuve versée au dossier et la trame factuelle générale constituent des contraintes à l’égard du caractère raisonnable de la décision : Vavilov, aux para 101, 105 et 125‑126; Société canadienne des postes, au para 61; Canada (Procureur général) c Honey Fashions Ltd., 2020 CAF 64 au para 30. Troisièmement, le plus haut tribunal du pays précise que la cour de révision, lorsqu’elle examine le caractère raisonnable d’une décision, peut tenir compte des observations que les parties ont présentées au décideur puisque les motifs donnés par ce dernier doivent tenir valablement compte des questions et préoccupations centrales soulevées par les parties : Vavilov, au para 127.

[47] S’il y a lieu, je reviendrai sur ces points lorsqu’ils seront soulevés dans l’analyse ci‑dessous.

V. Analyse

[48] Il est utile d’examiner les arguments du demandeur sous deux rubriques : l’interprétation du paragraphe 56.5(1) de la LBEV et les questions relatives à la causalité.

A. Interprétation du paragraphe 56.5(1) de la LBEV

[49] Comme il est signalé plus haut, le Tribunal a conclu que le comité précédent n’a commis aucune erreur de droit dans son interprétation du paragraphe 56.5(1).

[50] Devant notre Cour, le demandeur soutient que l’interprétation donnée au paragraphe 56.5(1) par le Tribunal était déraisonnable. Il affirme que le texte de cette disposition est clair et catégorique, et qu’il est incompatible avec l’interprétation du Tribunal. Il renvoie à l’arrêt Hypothèques Trustco Canada c Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 RCS 601 au para 10, de la Cour suprême pour avancer que le libellé précis et non équivoque du texte législatif doit jouer un rôle primordial dans l’interprétation appropriée du paragraphe 56.5(1).

[51] Selon le demandeur, le paragraphe 56.5(1) a été adopté dans le cadre d’un régime législatif qui a instauré des voies distinctes pour l’attribution de prestations d’invalidité aux membres des FAC et de la GRC : l’une se fonde sur la Loi sur les pensions, l’autre sur la LBEV, la Loi sur les pensions étant le texte législatif principal. Dans ce contexte, le paragraphe 56.5(1) de la LBEV doit être lu en corrélation avec l’article 42 de cette même loi. Ces deux dispositions ont été conçues pour permettre la transition du régime applicable aux membres des FAC de la Loi sur les pensions à la LBEV : l’article 42 prévoit que la LBEV s’applique pour l’avenir et le paragraphe 56.5(1) fait en sorte qu’une décision, une fois rendue, revêt un caractère déterminant. Selon le demandeur, lorsqu’une demande est présentée à l’égard d’une blessure ou maladie, ou de l’aggravation d’une blessure ou maladie, et que le ministre (c.‑à‑d., ACC) a rendu une décision relativement à la demande (même une décision défavorable, comme en l’espèce), le paragraphe 56.5(1) s’applique pour diriger le demandeur vers la voie réservée aux prestations fondées sur la Loi sur les pensions et empêcher l’attribution, au titre de cette blessure ou maladie ou de son aggravation, d’une quelconque indemnité prévue par la LBEV. Suivant cette interprétation, s’il est ultérieurement établi que le demandeur a subi une blessure ou une maladie, ou une aggravation d’une blessure ou d’une maladie, au titre de laquelle il a droit à des prestations d’invalidité, celles‑ci doivent être accordées conformément à la Loi sur les pensions en application du paragraphe 21(2) de la Loi sur la pension de retraite de la GRC.

[52] À l’inverse, le défendeur soutient que l’interprétation du paragraphe 56.5(1) de la LBEV donnée par la Tribunal est raisonnable (et même correcte). Comme il est mentionné plus haut, le Tribunal a confirmé la conclusion du comité précédent voulant que le paragraphe 56.5(1) n’ait pas conféré [traduction] « une compétence en vertu de la Loi sur les pensions là où aucune compétence n’existe par ailleurs. ». À l’appui des conclusions du Tribunal, le défendeur soumet quatre arguments connexes visant l’historique législatif de la disposition, l’incidence de l’article 3.1 de la Loi sur les pensions, l’interprétation de la disposition dans certaines politiques publiées par ACC et le libellé clair de la disposition. Le défendeur avance en outre que l’interprétation du paragraphe 56.5(1) de la LBEV proposée par le demandeur reviendrait en réalité à ajouter un autre paragraphe à l’article 3.1 de la Loi sur les pensions – une exception supplémentaire selon laquelle la Loi sur les pensions continuerait de s’appliquer aux membres des FAC. Cette « nouvelle » exception permettrait l’application de la Loi sur les pensions lorsque le paragraphe 56.5(1) recevrait application suivant l’interprétation proposée par le demandeur, à savoir lorsqu’un particulier a présenté une demande et que le ministre a rendu une décision à l’égard de celle‑ci (même si la décision est défavorable). Le défendeur estime que cette situation aurait pour effet de contrecarrer l’objectif plus large que visait le législateur en 2005‑2006 lorsqu’il a instauré, dans le cadre de la LBEV, le nouveau régime applicable aux membres des FAC. Cela donnerait naissance à une petite sous‑catégorie de demandeurs de prestations d’invalidité qui, en raison du paragraphe 56.5(1), recevraient leurs prestations non pas en vertu de la nouvelle LBEV, mais plutôt sous le régime de la Loi sur les pensions qui s’appliquait antérieurement aux membres des FAC.

[53] Dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, il n’appartient pas à la Cour de déterminer l’interprétation correcte du paragraphe 56.5(1) de la LBEV. Il s’agit plutôt de savoir si l’interprétation du Tribunal était raisonnable : Vavilov, aux para 115‑124; Société canadienne des postes, aux para 40‑42 et 65‑67.

[54] Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême a formulé certaines directives à l’intention des cours de révision qui doivent analyser le caractère raisonnable de l’interprétation d’un texte législatif donnée par un décideur administratif. Dans les motifs qu’il a rédigés au nom de la majorité dans l’arrêt Société canadienne des postes, le juge Rowe offre des indications additionnelles en adoptant et en appliquant les directives données dans l’arrêt Vavilov. Ces deux arrêts obligent la cour de révision à s’abstenir de procéder à une analyse de novo de la question ou de se demander « ce qu’aurait été la décision correcte » : Vavilov, aux para 83, 116; Société canadienne des postes, aux para 40‑41; Mason, au para 20. La cour de révision doit plutôt adopter la même approche que celle suivie pour d’autres aspects du contrôle judiciaire du bien‑fondé d’une décision : elle doit examiner la décision administrative dans son ensemble, y compris les motifs fournis par le décideur et le résultat obtenu. Pour ce faire, elle doit appliquer le « principe moderne » d’interprétation des lois selon lequel il faut lire les termes d’une loi « dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » : Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 RCS 27 au para 21.

[55] La décision du décideur administratif fait l’objet de contraintes en ce sens que le décideur doit interpréter une disposition législative contestée d’une manière qui cadre avec son texte, son contexte et son objet, compte tenu de sa compréhension particulière du régime législatif en cause : Vavilov, au para 121; Société canadienne des postes, aux para 40‑42; Court c Canada (Procureur général), 2020 CAF 199 au para 65; Mason, au para 42. Lorsque le sens d’une disposition législative est contesté, il incombe au décideur de démontrer dans ses motifs qu’il était conscient de ces éléments essentiels : Vavilov, au para 120; Société canadienne des postes, au para 42. Si le décideur omet de tenir compte d’un élément essentiel du texte, du contexte ou de l’objet d’une disposition législative et qu’il serait arrivé à un résultat différent s’il l’avait fait, l’omission pourrait inciter la cour de révision à perdre confiance en la décision dans son ensemble. S’il n’y a qu’une seule interprétation raisonnable de la disposition en cause, la cour de révision peut intervenir et donner son interprétation, bien qu’avec circonspection. Comme l’a déclaré la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov, au paragraphe 124, les cours de révision « devraient généralement hésiter à se prononcer de manière définitive sur l’interprétation d’une disposition qui relève de la compétence d’un décideur administratif. »

[56] Après avoir appliqué les arrêts Vavilov et Société canadienne des postes, j’arrive à la conclusion, dans l’affaire dont je suis saisi, que l’interprétation du paragraphe 56.5(1) faite par le Tribunal ne comporte pas d’erreur susceptible de contrôle. Je ne suis pas convaincu que le Tribunal, lorsqu’il a interprété les termes employés au paragraphe 56.5(1), a omis de suivre les principes d’interprétation législative énoncés dans les arrêts Rizzo et Trustco Canada ou d’en être « conscient ». Je crois que les motifs du réexamen formulés par le Tribunal, lus à la lumière de la décision et des motifs du comité précédent, tiennent compte du texte, du contexte et de l’objet du paragraphe 56.5(1) ainsi que des intentions du législateur lorsqu’il a adopté la LBEV en 2005‑2006 et apporté des modifications corrélatives à la Loi sur les pensions. La Tribunal n’a donc commis aucune erreur susceptible de contrôle dans son interprétation du paragraphe 56.5(1).

[57] J’ai déjà exposé en détail les motifs du Tribunal et du comité précédent. Il est inutile que je les répète.

[58] Le comité précédent a examiné le texte, le contexte et l’objet du paragraphe 56.5(1). Il s’est d’abord penché sur l’observation du demandeur voulant que, selon le paragraphe 56.5(1), dès l’instant où il avait présenté une demande sous le régime de la Loi sur les pensions, tout droit à des prestations accordé par la suite doive l’être en application de ce texte législatif (même si le ministre a refusé sa demande fondée sur celui‑ci). Le comité précédent n’a pas souscrit à cette interprétation et il a brièvement expliqué pourquoi. Il a conclu que l’article 56 devait être examiné [traduction] « en fonction du contexte de la [LBEV] dans son ensemble » et de l’article 42 en particulier. Il a ajouté que le paragraphe 56.5(1) servait de [traduction] « disposition apportant des précisions afin de préserver des droits conférés par la Loi sur les pensions lorsque ces droits ont pris naissance avant » l’édiction de la LBEV.

[59] Dans les motifs qu’il a formulés au moment de son réexamen, le Tribunal a expressément renvoyé aux observations du demandeur selon lesquelles le comité précédent avait mal interprété le paragraphe 56.5(1). Le Tribunal a repoussé cet argument. Son interprétation et application du paragraphe 56.5(1) se fondaient sur le contexte plus large de la Loi sur les pensions et de la LBEV. Il a renvoyé de manière précise aux exigences en matière de transition soulevées par l’édiction de la LBEV et à l’article 3.1 de la Loi sur les pensions (lequel, comme il est mentionné plus haut, énumère les circonstances où, de fait, le texte législatif continuera de s’appliquer). Le Tribunal a en outre exposé de façon générale comment la Loi sur les pensions et la LBEV pouvaient s’appliquer et quelle était l’approche à suivre, au regard de la politique générale, pour décider du droit à prestations lorsqu’un membre du personnel a servi à la fois dans les FAC et dans la GRC.

[60] J’arrive donc à la conclusion que les motifs du Tribunal montrent que ce dernier était conscient du texte, du contexte et de l’objet du paragraphe 56.5(1). Il convient d’ajouter que le Tribunal, à l’instar du comité précédent, s’est appuyé sur sa compréhension particulière du régime législatif, conformément aux directives énoncées dans les arrêts Vavilov et Société canadienne des postes.

[61] Rappelons qu’il n’appartient pas à la cour de révision de fournir l’interprétation correcte de la disposition applicable. À mon avis, toutefois, la cour de révision peut apprécier les arguments du demandeur relatifs à l’interprétation d’une disposition pour trancher les questions de savoir si l’interprétation donnée par le décideur est déraisonnable au motif qu’il n’y a qu’une seule interprétation correcte de la disposition, s’il existe de la jurisprudence pertinente touchant l’interprétation de la disposition qui a circonscrit l’interprétation donnée par le décideur et, le cas échéant, si l’interprétation proposée par le demandeur est elle‑même conforme aux principes d’interprétation législative : Vavilov, aux para 111‑112 et 115‑124; Canada (Attorney General) v Association of Justice Counsel, 2021 FCA 37 au para 9.

[62] Pendant sa plaidoirie, le demandeur a expliqué que son interprétation du paragraphe 56.5(1), lorsqu’elle est envisagée à la lumière de l’article 42, s’appliquerait toujours à une décision initiale d’ACC subséquemment infirmée ou révisée dans le cadre des processus de révision, d’appel et de réexamen dont les demandeurs peuvent se prévaloir devant le Tribunal. Le droit d’un demandeur de solliciter une révision, un appel et un réexamen est prévu dans la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel) (et ses modifications) : voir les articles 18, 21, 27 et 32. Suivant l’interprétation soumise par le demandeur, la décision défavorable initiale aurait pour effet, en droit, compte tenu de son interprétation du paragraphe 56.5(1), d’empêcher que la décision initiale infirmée ou révisée dans le cadre d’un appel ou d’un réexamen puisse déboucher sur la conclusion qu’il existe un droit à des prestations d’invalidité fondé sur la LBEV parce que la décision initiale ferait en sorte, en droit, que des prestations ne puissent être accordées qu’en application de la Loi sur les pensions et non de la LBEV. L’interprétation proposée par le demandeur semblerait donc miner l’objet visé par les dispositions relatives aux processus de révision, d’appel et de réexamen figurant dans la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel) (et créer une exception à celles‑ci) lorsque le paragraphe 56.5(1) s’applique à la demande. On peut penser que, si le législateur avait voulu qu’une décision initiale d’ACC ait une si grande incidence sur ces processus, il l’aurait expressément énoncé en rendant la décision initiale définitive, sans possibilité d’appel ou de réexamen, ou en insérant une exception aux processus dans le paragraphe 56.5(1) de la LBEV, ou une disposition voisine, ou dans la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel). Le demandeur n’a invoqué aucune disposition à cet effet prévue dans l’un ou l’autre de ces textes législatifs.

[63] Je conclus que le demandeur n’a pas réussi à établir que l’interprétation du paragraphe 56.5(1) donnée par le Tribunal, lue à la lumière de la décision du comité précédent visée par son réexamen, était déraisonnable suivant la norme de contrôle énoncée dans les arrêts Vavilov et Société canadienne des postes. Le Tribunal a fait preuve du degré nécessaire de justification, de transparence et d’intelligibilité pour expliquer le fondement de son interprétation. Comme il a déjà été mentionné, il ne s’agit pas d’une conclusion voulant que l’interprétation du Tribunal soit nécessairement correcte ou que ce soit la seule interprétation possible du paragraphe 56.5(1), puisqu’il n’appartient pas à la Cour de statuer sur cette question dans le cadre de la présente demande.

B. Questions relatives à la causalité

[64] Le demandeur a présenté trois observations connexes au sujet de la causalité. Premièrement, il avance que le Tribunal a omis d’appliquer l’article 39 de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel) dans son appréciation de la preuve. Il soutient que, s’il avait appliqué cette disposition obligatoire, le Tribunal aurait conclu, au regard de la preuve, qu’il avait montré que sa perte auditive était partiellement ou entièrement attribuable à sa période de service au sein de la GRC. Deuxièmement, le demandeur affirme que le Tribunal n’a pas tenu compte de ses observations écrites touchant une essentielle question mixte de droit et de fait, à savoir si le comité précédent a omis d’examiner son argument selon lequel l’effet conjugué de l’article 39 et de la preuve déposée permet d’établir le lien de causalité nécessaire avec son service dans la GRC. Troisièmement, le demandeur fait valoir que les motifs prononcés par le Tribunal sont insuffisants parce qu’ils n’exposent pas de manière appropriée pourquoi ce dernier n’a pas souscrit à ses observations relatives à la causalité fondées sur la preuve et l’article 39. Dans sa plaidoirie, le demandeur a formulé des observations minutieuses et détaillées au sujet de ces affirmations interdépendantes et de la preuve qui auraient dû inciter le Tribunal à conclure qu’il avait établi que les bruits auxquels il a été exposé pendant son service dans la GRC ont causé sa perte auditive.

[65] Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême a conclu qu’à moins de « circonstances exceptionnelles », les cours de révision ne doivent pas modifier les conclusions de fait tirées par le décideur ni apprécier à nouveau la preuve examinée par celui‑ci : au para 125. Parallèlement, une décision raisonnable en est une qui « se justifie au regard des faits » qui restreignent la prise de décision. Le décideur doit prendre en considération la preuve versée au dossier et la trame factuelle générale qui ont une incidence sur sa décision et celle‑ci doit être raisonnable à la lumière de ces éléments. La décision « peut être compromis[e] » si le décideur « s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » : Vavilov, au para 126.

[66] De plus, selon l’arrêt Vavilov, les motifs du décideur doivent tenir valablement compte des questions et préoccupations centrales soulevées par les parties : Vavilov, au para 127. Cette exigence est liée au principe de l’équité procédurale et au droit des parties d’être entendues et écoutées. Le décideur n’est pas tenu de répondre à tous les arguments ou modes possibles d’analyse ni de se prononcer explicitement sur chaque élément du raisonnement qui a mené à une conclusion. Toutefois, le fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties « permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise » : Vavilov, au para 128.

[67] Dans la présente affaire, je suis convaincu que la décision du Tribunal était raisonnable compte tenu de la façon dont ce dernier a apprécié les faits et les arguments du demandeur, notamment en ce qui concerne son application de l’article 39 et sa compréhension de la preuve.

[68] Sur la question de l’article 39 de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), le Tribunal a expressément déclaré qu’il avait appliqué cette disposition, il a reproduit le texte de celle‑ci et précisé quelle en était sa compréhension. Le demandeur n’a pas contesté cette compréhension devant la Cour. Même si, dans ses motifs, le Tribunal ne renvoient pas à des éléments de preuve précis à l’égard desquels il a appliqué l’article 39, je ne suis pas convaincu qu’il a omis d’appliquer cette disposition. En outre, je conviens avec le défendeur que l’article 39 ne soustrait pas le demandeur à son obligation de prouver le lien de causalité : Canada (Procureur général) c Wannamaker, 2007 CAF 126, au para 7.

[69] Je conviens avec le demandeur que le Tribunal, dans sa décision, n’examine pas expressément ses observations relatives à la décision du comité précédent telles qu’il les a qualifiées, à savoir comme une question mixte de fait et de droit. Cependant, cela ne signifie pas que le Tribunal n’a pas du tout réussi à s’attaquer à ces observations. Le Tribunal s’est prononcé, à la lumière de la preuve, sur le fond des observations formulées par le demandeur. Certes, il a procédé à cet examen au moment de son appréciation du quatrième volet du critère touchant les nouveaux éléments de preuve énoncé dans la décision MacKay plutôt que dans le cadre d’une analyse distincte de ces observations. Dans cette partie de ses motifs, le Tribunal se demande si les nouveaux éléments de preuve présentés par le demandeur sont susceptibles de modifier le résultat de la décision. Il conclut par la négative.

[70] Dans ses motifs, le Tribunal tient les propos suivants : [traduction] « Malheureusement, aucun élément de preuve objectif et digne de foi ne permet de conclure que le demandeur s’est plaint à cette époque d’une aggravation de ses symptômes. De même, aucune conclusion tirée par des professionnels de la santé n’a été présentée pour étayer l’assertion selon laquelle des facteurs liés au service dans la GRC ont entièrement causé une aggravation permanente de l’affection ou y ont sensiblement contribué. » Le demandeur conteste ces conclusions sur le fondement de son rôle de longue date comme moniteur de tir, de sa propre assertion relative à l’aggravation de ses symptômes de perte auditive, de la preuve d’ordre médicale d’un certain Dr Souaid concernant une décharge accidentelle d’armes à feu à l’intérieur alors que le demandeur ne portait pas de matériel de protection (soit l’incident faisant l’objet du Rapport sur les situations comportant des risques produit en 2016). Selon le demandeur, tous ces éléments soutenaient son argument voulant que le lien de causalité avec son service dans la GRC ait été établi – c.‑à‑d., qu’il ressortait de la preuve que sa perte auditive s’était aggravée au cours et par suite de son service au sein de la GRC.

[71] Dans ses observations, le défendeur répond de la même façon en montrant pourquoi la preuve établissait que la condition du demandeur s’était aggravée, mais non qu’il existait un lien de causalité avec les bruits subis au cours de son service dans la GRC. Le défendeur signale qu’aucune opinion médicale ne permettait de conclure à l’existence d’une telle causalité et qu’aucun élément de preuve n’a été déposé relativement à l’intensité respective des bruits auxquels le demandeur a été exposé pendant son service au sein des FAC et pendant son service au sein de la GRC.

[72] La question centrale touchait au lien de causalité et il s’agit d’une question de fait : voir l’arrêt Benhaim c St‑Germain, 2016 CSC 48, [2016] 2 RCS 352, au para 36, et la jurisprudence citée dans celui‑ci. Dans le cadre d’un contrôle judiciaire, la cour de révision doit renvoyer aux conclusions de fait tirées par le décideur. En l’espèce, tant le réexamen du comité précédent que celui du Tribunal a débouché sur la conclusion voulant que le demandeur n’ait pas réussi à établir l’existence du lien de causalité requis. Selon l’arrêt Wannamaker de la Cour d’appel fédérale, il incombe au demandeur de démontrer la causalité, même lorsque l’article 39 de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel) s’applique.

[73] Dans la présente affaire, le demandeur soutient que les éléments de preuve produits en l’espèce contraignaient le Tribunal, ou le comité précédent, à conclure qu’il y avait un lien de causalité. À mon avis, le demandeur n’a pas réussi à faire cette preuve. Les conclusions tirées par le comité précédent et par le Tribunal dans le cadre de leur réexamen respectif n’étaient pas indéfendables et les décideurs ne se sont pas fondamentalement mépris sur la preuve qui leur a été soumise ni ont‑ils omis d’en tenir compte : Vavilov, aux para 101 et 126.

[74] De plus, dans ses motifs, le Tribunal s’attaque de façon suffisante aux observations relatives à la preuve formulées par le demandeur et y répond convenablement. Bien que le Tribunal se soit penché sur ces observations au moment de son évaluation de l’effet possible des nouveaux éléments de preuve, il tombe sous le sens que, si la preuve dans son ensemble (y compris les nouveaux éléments de preuve proposés) ne permettait pas de prouver la causalité nécessaire, celle‑ci ne pouvait pas plus être établie par la preuve dans son ensemble qui n’engloberait pas les nouveaux éléments de preuve. Je suis convaincu que le Tribunal, et le comité précédent, étaient tous deux attentifs et sensibles à la question qui leur était soumise.

[75] J’arrive donc à la conclusion que le demandeur n’a pas réussi à établir qu’il existe un quelconque fondement justifiant notre Cour de modifier la décision du Tribunal relative aux questions de causalité.


VI. Conclusion

[76] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[77] L’avocate du défendeur a précisé que, s’il obtenait gain de cause, le défendeur ne demandait pas les dépens liés à la demande. Je souscris à cette position en l’espèce. Par conséquent, aucuns dépens ne sont adjugés.


JUGEMENT dans le dossier T‑940‑20

LA COUR STATUE :

  1. La demande est rejetée, sans dépens.

« Andrew D. Little »

Juge

Traduction certifiée conforme

Semra Denise Omer


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑940‑20

 

INTITULÉ :

JOEL PRIMEAU c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 MARS 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE little

 

DATE DES MOTIFS :

LE 9 AOÛT 2021

 

COMPARUTIONS :

Scott Pollock

POUR LE DEMANDEUr

 

Emma Gozdzik

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Scott Pollock

Borden Ladner Gervais S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Ottawa (Ontario)

POUR LE DEMANDEUr

 

Emma Gozdzik

Procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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