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Date : 20051102

 

Dossier : T-509-03

 

Référence : 2005 CF 1485

 

ENTRE :

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DE LA PROVINCE

DE TERRE‑NEUVE‑ET‑LABRADOR

demanderesse

et

 

LE MINISTRE DES TRANSPORTS

premier défendeur

et

 

PORT HARMON AUTHORITY LIMITED

deuxième défenderesse

 

 

Dossier : T-682-03

ET ENTRE :

 

LE CONSEIL MUNICIPAL DE LA VILLE DE STEPHENVILLE,

UNE MUNICIPALITÉ CONSTITUÉE SOUS LE RÉGIME DES LOIS

DE LA PROVINCE DE TERRE‑NEUVE‑ET‑LABRADOR

demandeur

et

 

LE MINISTRE DES TRANSPORTS

premier défendeur

et

 

PORT HARMON AUTHORITY LIMITED

deuxième défenderesse

et

 

STEPHENVILLE PORT AUTHORITY INC.

troisième défenderesse

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

 

LE JUGE HARRINGTON

 

[1]               Le port de Stephenville, niché dans la baie St-George’s sur la côte ouest de Terre‑Neuve, a joué par le passé, joue actuellement et, espérons‑le, continuera de jouer dans l’avenir un rôle important dans l’économie de la région – toutes les parties s’entendent pour le dire. Après avoir agi à titre de propriétaire et d’exploitant de ce port pendant nombre d’années, Transports Canada l’a vendu, en mars 2003, à Port Harmon Authority Limited, une société privée à but lucratif constituée par le maire de la ville de Stephenville, son administrateur et le directeur du port. La vente est survenue à la suite de la directive expresse du ministre des Transports de l’époque, l’honorable David Collenette, et contre la volonté du gouvernement de la province de Terre‑Neuve‑et‑Labrador et la ville de Stephenville qui étaient d’avis qu’il n’était alors pas nécessaire de vendre le port et que, en tout état de cause, il devait être vendu à la province ou à une société sans but lucratif. La décision du ministre Collenette fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

 

[2]               La Politique maritime nationale mise en œuvre par le gouvernement fédéral en décembre 1995 proposait la vente. Dans le cadre de cette politique, un programme de cession des ports a été établi en vue de la commercialisation des ports locaux et régionaux avec le transfert de la propriété, de l’administration et de l’exploitation de ceux‑ci à des tiers. Des lignes directrices et des directives détaillées relatives au dessaisissement ont été élaborées par Transports Canada pour gérer les mécanismes de cession et le financement autorisé par le Conseil du Trésor. Il était admis que, dans bon nombre de cas, les nouveaux propriétaires devraient pouvoir bénéficier d’incitatifs financiers pour assurer la prise en charge, l’entretien et l’exploitation des ports.

 

[3]               Même si les lignes directrices étaient destinées à un usage interne et n’ont pas été rendues publiques, nombre de détails ont été divulgués, non seulement de façon générale, mais particulièrement dans les communications avec le gouvernement de la province de Terre‑Neuve‑et‑Labrador et la ville de Stephenville. Les deux savaient que les lignes directrices énonçaient un ordre de priorité pour la cession des ports. Les ports régionaux, tels que celui de Stephenville, devaient être offerts à d’autres ministères du gouvernement fédéral, aux gouvernements provinciaux et finalement à des intérêts locaux, à savoir, dans l’ordre, les municipalités, les usagers et les autres parties intéressées.

 

[4]               Essentiellement, les demandeurs soutiennent que la décision du ministre de céder le port à une société privée à but lucratif violait le droit de préséance de la province et allait à l’encontre des principes de justice naturelle, de l’équité procédurale et de leurs attentes légitimes.

 

[5]               Ces allégations doivent être analysées d’abord par rapport à l’équité procédurale et ensuite en fonction de la norme de contrôle judiciaire appropriée.

 

LES FAITS

[6]               Le Programme de cession des ports touchait environ 550 installations portuaires régionales, locales ou éloignées d’un bout à l’autre du pays. Cinquante‑quatre ports, dont celui de Stephenville, dans la province de Terre‑Neuve‑et‑Labrador ont été désignés par D.A. Lester, directeur régional à la Direction des havres et des ports de Transports Canada, comme pouvant faire l’objet d’une cession. En janvier 1996, il a écrit à la province pour lui demander si elle était [traduction] « intéressée à acquérir la propriété de l’un des ports visés par son administration [...] ». Il a ensuite dit que si la province ne demandait pas ce transfert de propriété, Transports Canada irait alors voir du côté des municipalités. Par ailleurs, il a ajouté qu’il était conscient que, en vertu de la Municipalities Act de la province, les municipalités ne pouvaient posséder ni exploiter des installations portuaires.

 

[7]               Un sous‑ministre provincial a écrit pour confirmer qu’il était interdit aux municipalités d’accepter les attributions relatives aux activités portuaires, mais que son ministère avait l’intention de demander au nouveau gouvernement provincial de réexaminer cette position. Il a proposé qu’il pouvait être avantageux de mettre en suspens la question de la cession pendant quelques mois.

 

[8]               En fin de compte, Stephenville n’a pas fait l’objet de discussions entre les gouvernements fédéral et provincial avant 1998, soit presque trois ans plus tard. Toutefois, à ce moment‑là, un certain nombre d’emplacements avaient été cédés au gouvernement provincial, avec une somme d’argent considérable, trois emplacements avaient été transférés à d’autres ministères du gouvernement fédéral et le secteur privé avait acquis les éléments d’actif de six emplacements dans la province.

 

[9]               En ce qui a trait à la ville, à la fin d’avril 1996, M. Lester a écrit à Cecil Stein, maire de Stephenville, pour l’informer que Transports Canada tiendrait une séance d’information publique le mois suivant à Stephenville en vue de solliciter des déclarations d’intérêt de personnes ou de groupes intéressés à faire l’acquisition de ports dans la région.

 

 

[10]           La séance a eu lieu tel qu’il avait été prévu et plusieurs personnes, dont Barry Coates, l’administrateur municipal, y ont participé. Toutefois, les déclarations d’intérêt qui ont été présentées ne l’ont été que près de deux ans plus tard.

 

[11]           L’événement notable suivant s’est produit en mars 1998 lorsque le maire Stein a écrit à M. Lester une lettre portant l’en‑tête de son cabinet pour lui faire part de ses préoccupations au sujet de la possible acquisition du port par un seul usager, qui pourrait vouloir s’en réserver l’usage exclusif. Le maire était d’avis que le port était trop essentiel au bien‑être économique de la région pour que sa gouverne soit confiée à un seul usager. Il a dit : [traduction] « une société sans but lucratif sera constituée dans le but d’acquérir et de gérer les installations de la même manière, au plan professionnel, que Transport Canada l’a fait pour la région au fil des ans ». Le maire avait l’appui total du conseil municipal. La société sans but lucratif, Stephenville Port Authority Inc., a été rapidement mise sur pied. Les trois administrateurs étaient le maire Stein, l’administrateur municipal Coates et le directeur du port James Cochrane.

 

[12]           En juillet 1998, Stephenville Port Authority Inc. a envoyé au ministre fédéral des Transports une lettre d’intention. Cette lettre, qui était en fait un formulaire autorisé par le fédéral, reconnaissait que d’autres discussions et négociations étaient nécessaires avant la signature d’une entente de cession. La lettre était considérée comme étant non exécutoire, elle ne créait aucun droit juridique ou en equity applicable et elle mentionnait que l’entente de cession elle‑même ne lierait pas Sa Majesté, le ministre ou Stephenville Port Authority tant qu’elle ne serait pas constatée par écrit et signée par les deux parties.

 

[13]           La société a également signé une entente de non‑divulgation qui est devenue par la suite une pomme de discorde entre le maire et le conseil municipal.

 

[14]           Conformément aux lignes directrices, ces deux documents constituaient la première étape du processus de cession. L’acquéreur éventuel devait élaborer un plan d’affaires détaillé avant la signature d’un accord de principe, suivie par un accord de transfert et finalement par la signature de l’entente et le transfert du titre.

 

[15]           Dans les mois qui ont suivi, le conseil municipal s’est inquiété du fait que son rôle dans Stephenville Port Authority Inc. pourrait contrevenir à la loi provinciale. L’administrateur municipal Coates a fait des recherches et il a été informé que la ville ne pouvait toujours pas posséder ni exploiter le port. Des bulletins à ce sujet avaient d’ailleurs été envoyés à toutes les municipalités dans les années passées.

 

[16]           Par la suite, le conseil municipal a adopté la résolution suivante dans une assemblée spéciale tenue en juin 1999 :

                        [traduction]

Compte tenu de la lettre de John Moore et de la politique du gouvernement provincial, le conseil est conscient que Cec Stein et Barry Coates sont membres de la société Stephenville Port Authority et n’a aucune objection à ce qu’ils agissent comme simples citoyens et non en leur qualité de maire et d’administrateur ou de secrétaire municipal.

Adoptée à l’unanimité.

 

[17]           À tort ou à raison, le maire Stein a conclu qu’il était alors loisible aux administrateurs d’établir une société à but lucratif. M. Coates est allé de l’avant avec ce projet puisque le maire Stein l’avait informé que lui, le maire en sa qualité d’ingénieur, et le directeur du port James Cochrane travailleraient pour le port et qu’ils ne pourraient pas être payés à moins que la société ne soit constituée en société à but lucratif.

 

[18]           Quoi qu’il en soit, à l’insu du conseil municipal, le maire Stein a donné à un avocat le mandat de créer une nouvelle société sous la dénomination de Stephenville Port Authority (1999) Ltd. Cette entité n’a en fait jamais été constituée en personne morale parce que l’avocat ne voyait pas la nécessité d’investir les sommes pour le faire tant que le temps de signer les contrats ne serait pas venu. Toutefois, la dénomination de Stephenville Port Authority (1999) Ltd. était souvent employée dans les en‑têtes de lettre et dans le plan d’affaires. Il ne fait aucun doute que M. Lester savait en mars 2000 que les personnes à l’origine de la proposition de prise en charge avaient l’intention de former une société à but lucratif. En effet, le plan d’affaires mentionnait à tort que Stephenville Port Authority (1999) Ltd. avait été constituée en juin 1999. Il avait été convenu, de manière non officielle, que le gouvernement fédéral investirait 7 490 000 $ dans les projets d’entretien et d’immobilisations. Toutefois, il a été mis un terme à cette partie des discussions entre Transports Canada et le groupe Stein, pour lui donner un nom, en mai 2000. Il a alors été dit que Transport Canada n’était pas disposé à conclure un accord de principe parce que la province avait présenté une déclaration d’intérêt.

 

LES NÉGOCIATIONS AVEC LA PROVINCE

[19]           En novembre 1998, Transport Canada avait encore 21 ports à céder, dont celui de Stephenville, dans la province de Terre‑Neuve‑et‑Labrador. La question d’une cession en bloc de ces ports moyennant le versement d’une somme globale par le fédéral a été discutée lors d’une réunion entre le premier ministre Brian Tobin et le ministre Collenette. La province a ensuite immédiatement envoyé une lettre dans laquelle elle faisait part de son intention de présenter une proposition détaillée, y compris une indemnité appropriée. Elle espérait qu’une entente intervienne avant la fin de février 1999.

 

[20]           Le dossier contient peu de renseignements sur les négociations fédérale‑provinciale, mis à part le fait qu’elles se soient poursuivies jusqu’en 2002 sans conclusion d’une entente. Du nombre de 21, le seul port dont le titre de propriété était en fait dévolu à Sa Majesté la Reine du chef du Canada était Stephenville. Les autres étaient tous assujettis à des clauses réversives en faveur de la province. Il ne fait aucun doute que cette situation posait un problème dans l’évaluation des propriétés et des conditions matérielles dans lesquelles les ports devaient être remis en cas de désaffectation. La province voulait obtenir une indemnité d’au moins 400 millions de dollars, mais Transports Canada trouvait que ce montant était trop élevé. Transports Canada était également préoccupé quant à savoir si la province s’engagerait réellement à utiliser les fonds, qui prendraient la forme d’une subvention, strictement pour les dépenses en immobilisations et l’entretien des ports. Ces discussions ont d’ailleurs resurgi à un échelon très élevé puisqu’il en était question dans l’échange de correspondance entre le premier ministre Chrétien et le premier ministre Grimes en mars et en avril 2001. En décembre 2001, M. Barrett, ministre provincial des Travaux, des Services et des Transports, a informé l’Assemblée législative que les discussions n’avançaient plus réellement parce qu’elles achoppaient sur le prix. Le 29 avril 2002, il a annoncé, lorsqu’on lui a posé une question au comité des services provinciaux, que les discussions avec le gouvernement fédéral étaient terminées.

 

[21]           Margaret Bloodworth, sous‑ministre à Transports Canada, a alors immédiatement envoyé une lettre à Don Osmond, sous‑ministre provincial, pour l’aviser que le Programme de cession des ports, qui devait normalement se terminer en mars 2002, avait été prolongé jusqu’au 31 mars 2003. Elle a ajouté : [traduction] « Afin de permettre la meilleure utilisation possible des fonds et des ressources du ministère, Transport Canada ciblera les emplacements qui, à son avis, peuvent être cédés à un coût abordable au cours de la prochaine année. Ceux pour lesquels des négociations étaient en cours au 31 décembre 2001 se verront accorder la priorité. »

 

[22]           Le ministre Collenette a tenu à peu près le même discours dans une lettre qu’il a envoyée au ministre Barrett à la fin de mai 2003 :

                        [traduction]

En ce qui a trait à la province de Terre‑Neuve‑et‑Labrador, le seul port qui répond aux critères énoncés pour la prolongation du Programme de cession des ports est celui de Stephenville. Cela étant, j’ai donné comme consigne aux responsables de Transports Canada de conclure les négociations rapidement afin de faciliter la cession des installations portuaires publiques de Stephenville, y compris le lit portuaire, à l’entité locale.

 

[23]           La province a ensuite proposé d’autres discussions prenant la forme d’un comité fédéral‑provincial. Toutefois, au début d’août 2002, Randy Morriss, qui avait succédé à M. Lester, à son départ à la retraite, a réaffirmé à M. Osmond que Stephenville était le seul emplacement dans la province de Terre‑Neuve‑et‑Labrador qui pouvait alors faire l’objet d’une cession et que Transport Canada souhaitait procéder à la cession avant la fin de mars 2003.

 

[24]           Le gouvernement fédéral, au grand dam de la province, qui avait peut‑être surestimé sa cause, n’a jamais dérogé à cette position. L’ébauche du procès-verbal de la réunion du comité fédéral‑provincial du 8 novembre 2002 mentionne que Transports Canada voulait conclure une entente pour la cession du port de Stephenville (parfois désigné « Port Harmon ») et n’avait pas l’intention d’engager des discussions permanentes avec la province.

 

[25]           Au bout de presque sept ans, les événements se sont précipités. Le groupe Stein a été pressenti et il a confirmé qu’il était toujours intéressé à acquérir le port moyennant un apport de 7 490 000 $ du fédéral. Devant une certaine confusion quant à l’entité juridique visée, parce que le maire Stein s’est rendu compte que Stephenville Port Authority (1999) Inc. n’avait jamais été constituée en personne morale et que, dans l’intervalle, le gouvernement fédéral avait enregistré « Port Authority » comme marque de commerce, une entité nouvellement constituée en personne morale, « Port Harmon Authority Limited », a été utilisée pour la signature de l’accord de principe avec le ministre.

 

[26]           À ce moment‑là, des membres de la collectivité locale ont appris que la cession projetée intéressait une société privée, et non une société sans but lucratif. La province a annoncé qu’elle [traduction] « n’avait pas officiellement terminé les discussions concernant Stephenville ou tout autre emplacement et qu’aucune autorisation n’avait été accordée pour que des discussions soient entamées avec des tiers ». Les citoyens concernés, y compris les membres du conseil municipal, ont formé le comité du port Harmon pour exiger que la cession soit faite à une société sans but lucratif.

 

[27]           Bien qu’on ait laissé entendre que le ministre Collenette avait été mal renseigné sur la nature et le caractère de Port Harmon Authority Limited, j’estime que la preuve, notamment les lettres du comité du port Harmon, établit clairement que le ministre était au courant de la vocation lucrative de l’acquéreur.

 

[28]           La province a ajouté que toutes les lois environnementales devraient être respectées à la lettre.

 

[29]           Elle a également parlé d’un possible manquement aux conditions de 1949 concernant l’union avec le Canada, quoique cette dernière allégation n’ait pas été discutée dans la présente procédure.

 

[30]           Les opposants considéraient la date butoir du 31 mars comme étant rien de moins qu’une excuse frivole. Même si le ministre Collenette et Transports Canada ont reconnu la possibilité que le programme de cession soit prolongé, ce qui fut le cas, ils étaient préoccupés par le fait que Stephenville ne puisse pas bénéficier entièrement de le somme de 7 490 000 $. Il y avait eu un changement de gouvernement au Québec. Des discussions concernant les ports de cette province pourraient s’ensuivre et le montant total du nouveau financement était incertain.

 

[31]           Le comité du port a offert d’élaborer un plan d’affaires et de former une société sans but lucratif pour assurer la prise en charge du port. Finalement, la veille de la signature de l’entente, la province a offert de prendre en charge le port, en ajoutant par ailleurs qu’elle avait l’intention d’en faire la cession dans les 90 jours. Le ministre a néanmoins conclu l’entente.

 

QUESTIONS EN LITIGE

[32]           La décision du ministre de céder le port de Stephenville à Port Harmon Authority Limited devrait‑elle être annulée au motif :

a.                   qu’elle était contraire aux lignes directrices de la politique de son ministère;

b.                  qu’elle allait à l’encontre des attentes légitimes de la province et de la ville;

c.                   qu’elle n’était pas par ailleurs conforme aux principes de justice naturelle;

d.                  qu’elle a été prise de mauvaise foi ou suivant des considérations inappropriées ou étrangères;

e.                   qu’elle n’était pas conforme à la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale?

 

[33]           Le conseil municipal de la ville de Stephenville a‑t‑il la capacité juridique et la qualité pour ester en justice?

 

ANALYSE

[34]           Les questions énoncées précédemment touchent des aspects relatifs à la justice naturelle et aux normes applicables en matière de contrôle judiciaire. Bien qu’elles se recoupent et qu’il soit souvent difficile de les distinguer les unes des autres, les conséquences juridiques sont importantes. Suivant l’analyse pragmatique et fonctionnelle moderne du contrôle judiciaire qui a été résumée par la Cour suprême du Canada dans Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226 et Barreau du Nouveau‑Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247, il existe trois normes de contrôle judiciaire applicables aux décisions administratives : la décision correcte, la décision raisonnable simpliciter et la décision manifestement déraisonnable. La norme est déterminée par l’examen des quatre facteurs suivants :

            1.         la présence ou l’absence dans la loi d’une clause privative;

            2.         l’expertise relative du décideur et de la Cour;

            3.         l’objet de la disposition législative dans le contexte de la loi dans son ensemble;

            4.         la nature de la question : de fait, de droit ou mixte de fait et de droit.

 

[35]           Par ailleurs, le juge Binnie a déclaré dans l’arrêt S.C.F.P. c. Ontario (Ministre du Travail), [2003] 1 S.C.R. 539, au paragraphe 102 :

L’équité procédurale concerne la manière dont le ministre est parvenu à sa décision, tandis que la norme de contrôle s’applique au résultat de ses délibérations.

 

[36]           En ce qui a trait à l’équité procédurale, au titre de la justice naturelle, la Cour n’a à faire preuve d’aucune retenue à l’égard de la décision contestée. Malgré les arguments contraires de la province, la théorie de l’expectative légitime est restreinte à l’équité procédurale et fait partie de celle‑ci (Centre hospitalier Mont-Sinaï c. Québec (Ministre de la Santé et des Services sociaux), [2001] 2 R.C.S. 281, aux paragraphes 22 à 38).

 

[37]           Autrement dit, la norme de contrôle applicable aux attentes légitimes est celle de la décision correcte, comme l’a précisé la Cour d’appel fédérale dans Sweet c. Canada (Procureur général), [2005] CAF 51.

 

[38]           Je termine les remarques préliminaires avec les propos de Lord Fraser of Tullybelton dans Attorney General of Hong Kong c. Ng Yuen Shiu, [1983] 2 A.C. 629 (P.C.), cités par le juge Hugessen, alors juge à la Section d’appel de la Cour fédérale, dans Bendahmane c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 3 C.F. 16 (C.A.), décision qui a été invoquée dans Mont‑Sinaï, précité. Lord Fraser s’est exprimé dans ces termes à la page 638 :

 

                        [traduction]

[...] lorsqu’une autorité publique a promis de suivre une certaine procédure, l’intérêt d’une bonne administration exige qu’elle agisse équitablement et accomplisse sa promesse, pourvu que cet accomplissement n’empêche pas l’exercice de ses fonctions prévues par la loi.

 

LA DÉCISION VIOLE‑T‑ELLE LES PROPRES LIGNES DIRECTRICES DU MINISTRE?

[39]           Les demandeurs soutiennent que les lignes directrices prévoyaient que, en cas de pluralité des déclarations d’intérêt à l’égard d’un port, l’équipe régionale de Transports Canada tenterait d’obtenir un consensus sur la façon de satisfaire aux différents intérêts. En cas d’absence de consensus, les parties intéressées seraient invitées à présenter des offres scellées répondant à des conditions particulières et le port serait vendu au plus offrant.

 

[40]           Outre le fait qu’elles ne constituent pas des règlements et n’ont pas force de loi, les lignes directrices de la politique n’ont pas été publiées et ne peuvent être considérées comme étant à l’origine d’attentes voulant qu’il y ait une guerre de soumissions. Même si les lignes directrices avaient été publiées, il est clair que la phase de déclaration des intérêts devait se tenir presque au début, en l’occurrence en 1996. Personne n’a présenté de déclaration d’intérêt à l’époque. Ce n’est que dans les derniers jours avant la signature de l’entente que le comité a manifesté son intérêt et que la province a présenté une offre. Le ministre n’aurait pas agi contrairement aux lignes directrices même s’il n’avait pas tenu compte de l’intérêt de la ville en 1998 et de celui de la province en 2000.

 

LA VENTE ALLAIT‑ELLE À L’ENCONTRE DES ATTENTES LÉGITIMES DE LA PROVINCE ET DE LA VILLE?

 

[41]           En raison de la correspondance qui faisait référence à certaines parties des lignes directrices, la province et la ville avaient toutes les deux effectivement des attentes légitimes. Toutefois, elles ont fait l’erreur grave de croire qu’elles avaient un droit de veto sur la vente et qu’elles pouvaient de fait obliger Transports Canada à continuer d’exploiter le port de Stephenville indéfiniment, simplement en déclarant de façon unilatérale que les négociations n’étaient pas terminées, malgré une annonce contraire faite antérieurement. Elles pouvaient s’attendre à être consultées et elles l’ont été. Plus particulièrement, la province, qui avait préséance sur la ville, à supposer qu’elle eût la qualité pour agir juridiquement, a été en consultation pendant plusieurs années. Les parties n’ont pas réussi à s’entendre sur un prix, c’est aussi simple que cela.

 

[42]           La ville soutient que le maire Stein était en conflit d’intérêt, Barry Coates s’étant retiré de l’affaire. La question de savoir s’il doit être tenu responsable n’est pas une question dont la Cour est saisie dans le cadre du contrôle judiciaire de la décision du ministre et, en tout état de cause, il s’agit d’une question qui dépasse probablement la compétence de la Cour.

 

NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE

[43]           Tel qu’il a été confirmé dans Mont‑Sinaï, précité, la Cour doit généralement faire preuve de la plus grande retenue à l’égard des décisions des ministres de la Couronne prises dans l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire en contexte administratif, c’est‑à‑dire qu’elle doit appliquer la norme de la décision manifestement déraisonnable.

 

[44]           Après avoir examiné les attentes légitimes comme une question d’équité procédurale devant être appréciée suivant la norme de la décision correcte, j’estime qu’une décision discrétionnaire administrative d’ordre politique n’est pas susceptible de contrôle judiciaire à moins qu’elle n’ait été prise de mauvaise foi, qu’elle ne soit pas conforme aux principes de justice naturelle ou qu’elle ne soit fondée sur des considérations inappropriées ou étrangères (Maple Lodge Farms c. Canada, [1982] 2 R.C.S. 2, réaffirmé dans Dagg c. Canada (Ministre des Finances), [1997] 2 R.C.S. 403 et dans Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817). Voir également une analyse très utile élaborée dans St. Anthony Seafoods Limited Partnership c. Newfoundland and Labrador (Minister of Fisheries and Aquaculture) 2004 NLCA 59.

 

[45]           Je suis convaincu que le ministre a agi de bonne foi, que les principes de justice naturelle ont été respectés et que la décision n’était pas fondée sur des considérations inappropriées ou étrangères.

 

[46]           Les demandeurs ont allégué qu’il n’y avait aucune urgence, qu’on aurait dû leur accorder plus de temps, que le ministre savait ou aurait dû savoir que le programme serait prolongé et qu’il y aurait eu suffisamment de fonds pour la cession du port de Stephenville.

 

[47]           La province était au courant depuis près d’un an de l’intention du ministre de céder le port de Stephenville avant la fin de mars 2003. Il ne suffisait pas simplement de faire une offre la veille de la signature de l’entente, une offre qui, par ailleurs, violait les lignes directrices parce qu’aucun plan d’affaires n’avait été soumis. De plus, la province a déclaré qu’elle avait l’intention de céder elle‑même le port dans un délai de 90 jours. Si l’on se reporte aux lignes directrices et aux formules de contrat utilisées dans ce cadre, les ententes de cession exigent l’autorisation du ministre.

 

[48]           Bien que le programme ait été prolongé, Transports Canada a obtenu du Conseil du Trésor, un financement additionnel beaucoup moins important que ce qu’il avait demandé. Les cessions ayant eu lieu dans l’année commençant le 1er avril 2003 ne peuvent et ne devraient pas entrer en ligne de compte.

 

[49]           Ce sont là des questions politiques légitimes que le ministre peut prendre en compte. Il est suffisamment difficile d’élaborer et de mettre en œuvre une politique sans avoir à se préoccuper que les décisions discrétionnaires comme celle‑ci puissent être annulées par la Cour. C’est la règle de primauté du droit qui caractérise notre société, et non la règle des juges. Même s’ils ont été exprimés dans une action en responsabilité délictuelle, j’estime que les propos suivants du juge Hugessen dans A.O. Farms Inc. c. Canada (2000), 28 Admin. L.R. (3d) 315, [2000] A.C.F. no 1771 (QL) sont convaincants. Le juge Hugessen se penchait sur des réclamations pour cause de négligence visant des autorités publiques. La Cour doit d’abord se demander s’il existe un lien suffisamment étroit pour donner lieu à un devoir de prudence et ensuite, dans le cas de l’affirmative, s’il existe des facteurs d’ordre politique pouvant nier l’existence de ce devoir. Il a affirmé ce qui suit aux paragraphes 11 et 12 :

[11]         Cependant, dans la présente affaire, quel que soit le volet du critère qui est appliqué, l’action ne peut être accueillie. Le lien entre le gouvernement et l’entité administrée n’est pas un lien caractérisé par une grande proximité sur le plan individuel. Surtout, les actions du gouvernement sont susceptibles de nuire à certains membres du public. C’est pourquoi, il n’est pas facile de gouverner. Bien entendu, le gouvernement a un devoir envers le public, mais il s’agit d’un devoir à l’endroit de l’ensemble du public et non d’une obligation individuelle à l’endroit de chacun des membres de celui‑ci. Ceux qui estiment que ce devoir n’a pas été rempli correctement doivent s’exprimer en ce sens au moment du scrutin et non devant les tribunaux.

[12]         Par ailleurs, des facteurs très semblables s’appliquent à mon sens au second volet du critère. L’autorité publique doit pouvoir faire librement ses choix en tenant compte uniquement des conséquences politiques de ceux‑ci et non de la possibilité d’être poursuivie en dommages‑intérêts. C’est le principal facteur politique sous‑jacent aux décisions qui ont été rendues dans les affaires Welbridge et Guimond, que j’ai mentionnées au début des présents motifs, et qui s’appliquent également en l’espèce. Le gouvernement ne peut être poursuivi en dommages‑intérêts lorsqu’il légifère, même de façon erronée, incompétente ou stupide. Or, c’est là l’essentiel des allégations de la demanderesse et, à mon avis, ces allégations ne révèlent aucune cause d’action en l’espèce.

 

En outre, il n’appartient pas à la Cour de dire si la décision a été prise de façon erronée, incompétente ou stupide. Il lui revient cependant de dire qu’elle n’a pas été prise de mauvaise foi et qu’elle n’était pas fondée sur des considérations étrangères. Même si la norme de contrôle de la décision raisonnable simpliciter était appliquée, comme dans Baker, précité, la décision ne serait pas annulée.

 

QUESTIONS ENVIRONNEMENTALES

[50]           Bien qu’il ait informé M. Collenette le 17 mars 2003 qu’il insisterait sur le respect total de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale avant qu’il soit procédé à la cession du port de Stephenville, M. James Walsh, ministre des Travaux, des Services et des Transports de la province de Terre‑Neuve‑et‑Labrador, n’était pas au courant ou n’a pas tenu compte du fait que la province avait déjà donné aux autorités fédérales son autorisation, en ce sens que l’enregistrement n’était pas nécessaire en vertu de la loi provinciale. Les formalités sous le régime de la loi fédérale ont été remplies, même si la province se plaint que les évaluations fédérales ne sont pas suffisamment détaillées et qu’elles sont viciées parce que les personnes qui les ont signées étaient trop étroitement associées à la cession. Aucune preuve, quelle qu’elle soit, n’a été présentée sur ce point.

 

QUALITÉ POUR AGIR ET CAPACITÉ JURIDIQUE DE LA VILLE

[51]           Dans les circonstances, il n’est pas nécessaire d’examiner la question de savoir si le conseil municipal avait la capacité juridique en vertu de la loi provinciale pour ester en justice et s’il avait la qualité pour agir même si la ville elle‑même n’a jamais offert d’acheter le port.

 

CONCLUSION ET DÉPENS

[52]           Pour ces motifs, les demandes sont rejetées. Le ministre et Port Harmon Authority Limited ont droit aux dépens. Puisque les causes ont été réunies dans les premières étapes de l’instance, chacun n’aura droit qu’à un seul mémoire de dépens, pour lequel les demandeurs sont solidairement responsables. Même si elle a été désignée comme défenderesse dans l’une des demandes, Stephenville Port Authority Inc. n’a pas participé à l’instance et n’a pas droit aux dépens. D’ailleurs, la Cour a été informée que cette société n’existait plus.

 

« Sean Harrington »

Juge

Ottawa (Ontario)

Le 2 novembre 2005

 

 

Traduction certifiée conforme

Thanh-Tram Dang, B.C.L., LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                        T-509-03

 

INTITULÉ :                                       SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DE LA PROVINCE     DE TERRE‑NEUVE‑ET‑LABRADOR

                                                            c.

                                                            LE MINISTRE DES TRANSPORTS et

                                                            PORT HARMON AUTHORITY LIMITED

 

DOSSIER :                                        T-602-83

 

INTITULÉ :                                       LE CONSEIL MUNICIPAL DE LA VILLE DE STEPHENVILLE, UNE MUNICIPALITÉ CONSTITUÉE SOUS LE RÉGIME DES LOIS DE LA PROVINCE DE TERRE‑NEUVE‑ET‑LABRADOR

                                                            c.

                                                            LE MINISTRE DES TRANSPORTS,

                                                            PORT HARMON AUTHORITY LIMITED et STEPHENVILLE PORT AUTHORITY INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 HALIFAX (N.‑É.)

 

DATES DE L’AUDIENCE :             LES 19, 20 ET 21 SEPTEMBRE 2005

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :  LE JUGE HARRINGTON

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 2 NOVEMBRE 2005

 

COMPARUTIONS :

 

Paul D. Dicks

Philip Osborne

 

 

POUR LA DEMANDERESSE
SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DE LA PROVINCE DE TERRE‑NEUVE‑ET‑LABRADOR

Michael F. Harrington

Rob J. Zdebiak

 

POUR LE DEMANDEUR
LE CONSEIL MUNICIPAL DE LA VILLE DE STEPHENVILLE

James Gundvaldsen-Klaassen

 

POUR LE DÉFENDEUR
LE MINISTRE DES TRANSPORTS

David Mills

POUR LA DÉFENDERESSE
PORT HARMON AUTHORITY LIMITED

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

Benson Myles LLP

Avocats

St. John’s (T.‑N.‑L.)

 

POUR LA DEMANDERESSE
SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DE LA PROVINCE DE TERRE‑NEUVE‑ET‑LABRADOR

Stewart McKelvey Stirling Scales LLP

ST. John’s (T.‑N.‑L.)

 

POUR LE DEMANDEUR
LE CONSEIL MUNICIPAL DE LA VILLE DE STEPHENVILLE

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR
LE MINISTRE DES TRANSPORTS

Mills & Gallant LLP

Avocats

Stephenville (T.‑N.‑L.)

POUR LA DÉFENDERESSE
PORT HARMON AUTHORITY LIMITED

 

 

 

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