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Date : 20050610

 

Dossier : IMM-2587-04

 

Référence : 2005 CF 827

 

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), ce 10e jour de juin 2005

 

En présence de monsieur le juge Mosley

 

 

ENTRE :

 

  BURIM DEMI ET SOFIJA DEMI

 

  demandeurs

  et

 

 

  LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

  défendeur

 

 

  MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

 

  • [1] Les demandeurs sont un couple de l’ex-Yougoslavie. Mme Demi est albanaise, mais elle a grandi en Serbie et sa langue maternelle est le serbe. M. Demi est un Albanais kosovar. Il parle un peu le serbe avec sa femme, mais sa langue maternelle est l’albanais. Les demandeurs interjettent appel d’une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et de la protection des réfugiés, en date du 26 février 2004, selon laquelle les demandeurs ne sont ni des réfugiés au sens de la Convention, ni des personnes ayant besoin de protection.

  • [2] M. et Mme Demi se sont rencontrés en 1998 à Pristina, au Kosovo, alors que Mme Demi rendait visite à un parent. La guerre a éclaté au Kosovo en mars 1999. Cependant, le couple est resté en contact et a commencé à cohabiter à Pristina en juillet 2000. En décembre 2000, Mme Demi est devenue enceinte et ils se sont mariés en février 2001. Ils ont quitté le Kosovo pour le Canada en juillet 2001 et ont maintenant deux enfants nés au Canada.

  • [3] M. Demi dit qu’il craint d’être persécuté en Serbie parce qu’il a déserté l’armée serbe. Il affirme qu’il ne voulait pas participer à la guerre entre la Serbie et la Croatie. Il déclare également qu’il a été arrêté et emprisonné par l’armée serbe pendant quatre mois pour désertion. Il serait également soupçonné par les Serbes de soutenir l’Armée de libération du Kosovo et a été arrêté pour cela en 1998. M. Demi déclare qu’il craint d’être persécuté au Kosovo parce qu’il n’a pas accepté d’aller combattre avec les rebelles albanais en Macédoine en 2001.

  • [4] Mme Demi affirme craindre d’être persécutée au Kosovo parce qu’elle y est perçue comme une Serbe musulmane. Elle prétend que la famille de son mari, qui ne l’a jamais acceptée, et les personnes qui ont tenté de recruter son mari pour qu’il se batte en Macédoine, représentent un risque particulier pour elle. Elle ne prétend pas craindre d’être persécutée en Serbie.

  • [5] La Commission a conclu qu’aucun des deux demandeurs n’était crédible. Elle n’a pas cru que M. Demi avait déserté l’armée parce qu’il ne voulait pas participer à la guerre avec la Croatie, ou qu’il était puni pour désertion, et même s’il l’était, la Commission a conclu que l’amnistie générale dans l’ex-Yougoslavie le protégerait des persécutions. La Commission n’a pas cru non plus que les rebelles albanais avaient tenté de recruter M. Demi, en raison d’importantes incohérences entre son formulaire de renseignements personnels (FRP) et la preuve orale d’une part, et le témoignage de sa femme d’autre part.

  • [6] Des rapports psychiatriques ont été soumis à l’égard des deux demandeurs et on leur a diagnostiqué un trouble de stress post-traumatique découlant des événements survenus dans leur pays d’origine. En ce qui concerne le rapport du psychiatre de M. Demi, la Commission, ayant rejeté les faits formant la prémisse de ce rapport (bien que sans rejeter le diagnostic de trouble de stress post-traumatique), ne lui a pas accordé beaucoup d’importance. La Commission s’est appuyée sur l’arrêt R. c. Lavallee, [1990] 1 R. C. S. 852 pour affirmer que, sans preuve indépendante du témoignage du demandeur, il faudrait accorder une importance limitée au rapport. La Commission ne s’est pas penchée sur le rapport psychiatrique concernant Mme Demi.

  • [7] La Commission a conclu qu’il était invraisemblable que Mme Demi ait des parents albanais mais ne parle pas albanais. La Commission a également estimé qu’il était peu vraisemblable que, étant d’origine albanaise, elle serait persécutée par la famille de son mari parce qu’elle est serbe, dans une grande ville comme Pristina.

  • [8] La Commission a également conclu que la crainte de persécution des demandeurs n’était pas fondée ni corroborée par les faits, car il y a maintenant des endroits où les Albanais peuvent vivre, et où ils vivent en toute sécurité, y compris Novi Sad et Prosovo.

 

 

 

 


 

 

 

 

 


 

QUESTIONS EN LITIGE

 

  • [9] 1.La Commission a-t-elle erré dans son évaluation de la crédibilité des demandeurs en n’accordant pas suffisamment de poids au rapport psychiatrique concernant M. Demi?

2.  La Commission a-t-elle erré en omettant de tenir compte du rapport psychiatrique de Mme Demi ou lors de l’évaluation de sa crédibilité?

3.  La Commission a-t-elle erré dans son évaluation de la crainte fondée de persécution?

 

ARGUMENTS ET ANALYSE

 

1.  Crédibilité et rapport psychiatrique de M. Demi

 

  • [10] Les demandeurs soutiennent que le rejet par la Commission du rapport psychiatrique sur le trouble de stress post-traumatique de M. Demi constitue une erreur de droit parce qu’on a omis d’examiner les ramifications du rapport. Les demandeurs soutiennent que les incohérences et les comportements de M. Demi dont la Commission s’est plainte concordent avec un diagnostic de trouble de stress post-traumatique : Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 F. T. R. 35 (T. D.); Reyes c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration)[1993] A.C.F no 282 (C. A.).

  • [11] Selon les demandeurs, le recours à l’affaire Lavallee était une erreur de droit parce que, dans les affaires pénales, le fardeau de la preuve est beaucoup plus lourd. Dans le contexte des réfugiés, la tendance est d’assouplir les règles de la preuve et une corroboration stricte n’était pas nécessaire.

  • [12] Le défendeur soutient qu’il était raisonnablement loisible pour la Commision d’en arriver à ses conclusions à la lumière de la preuve soumise. À première vue, il est clair que la Commission a examiné le rapport médical, mais qu’elle l’a écarté parce qu’il était étayé uniquement par le récit de l’histoire du demandeur. La preuve fondée sur l’opinion n’est valide que si les faits sur lesquels elle est fondée sont véridiques : Navaratnam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2003 CF 1re inst. 523; Danailov c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1993] A.C.F. no 1019 (T. D.); Chukwuka c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2002 CF 1re inst. 532.

  • [13] Le défendeur soutient qu’il était raisonnablement loisible pour la Commission de tirer des conclusions sur la crédibilité de M. Demi. Les demandeurs ont fait référence à la décision Lavallee, de sorte que la Commission ne peut être blâmée pour en avoir tenu compte. Si la Commission n’a pas cru que l’événement déclencheur s’est produit, il était loisible à la Commission d’accorder peu de poids à un diagnostic de trouble de stress post-traumatique découlant de cet événement.

  • [14] La Commission n’a pas contesté le diagnostic du médecin. A-t-elle alors erré en omettant de déterminer si le trouble de stress post-traumatique aurait pu causer les incohérences dans l’histoire de M. Demi sur lesquelles elle a fondé ses conclusions en matière de crédibilité? Dans l’affaire Reyes, la Cour d’appel fédérale a conclu :

 

 

 

 

 


 [traduction]  Il y a eu une preuve d’expert considérable concernant le syndrome de stress post-traumatique et l’état actuel du demandeur. Les problèmes que le tribunal a identifiés avec le témoignage et le comportement du demandeur n’étaient aucunement incompatibles avec les manifestations du syndrome décrites dans cette preuve.

 

 

 

Il n’y avait aucune preuve dans le rapport de ce médecin ou ailleurs dans les documents du demandeur, comme c’était le cas dans l’affaire Reyes, que le trouble de stress post-traumatique dans ce cas particulier a causé des symptômes de confusion ou a pu entraîner des incohérences dans son témoignage. Un diagnostic de trouble de stress post-traumatique, sans plus, ne fait pas nécessairement en sorte que le demandeur est incapable de témoigner de façon cohérente.

 

  • [15] Dans l’affaire Lavallee, le passage sur lequel s’appuie la Commission défend le principe selon lequel la preuve fondée sur une opinion n’est valide que dans la mesure où les faits sur lesquels elle se fonde sont valides. Dans ce cas-ci, le psychiatre a pris les faits tels qu’ils lui ont été donnés par les demandeurs et est arrivé à un diagnostic fondé sur son évaluation professionnelle des effets que ces faits auraient sur les personnes qui se trouvaient devant lui. Rien dans le rapport de M. Demi n’explique les incohérences de son témoignage. En fait, il y a une conclusion en particulier où il est dit qu’« il ne semble pas être en grande détresse dans le cadre de l’entrevue ». Ce n’était pas une erreur de s’en remettre à l’affaire Lavallee dans les circonstances.

  • [16] Par conséquent, je ne conclurais pas que la Commission a commis une erreur dans son évaluation de la crédibilité de M. Demi en raison du manque de poids accordé au rapport psychiatrique.

 

 

 

 


2.  Le rapport psychiatrique de Mme Demi et sa crédibilité

 

  • [17] Comme nous l’avons déjà mentionné, la Commission ne fait aucune mention du rapport du psychiatre traitant de Mme Demi. Les appelants soutiennent que la Commission était tenue de reconnaître et de traiter le rapport et que l’omission de le faire constitue une erreur ouvrant droit à une révision : Celic c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2003 CF 826 aux paragraphes 19 et 20; Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 1995] A.C.F. no 1674 (T. D.).

  • [18] Dans l’affaire Celic, au paragraphe 19, le juge Gibson a conclu, en se référant à un rapport psychiatrique :

 

Il est clair que les éléments de preuve en cause en l’espèce semblent contredire carrément la conclusion de fait ou mixte de droit et de fait de la SSR concernant la question de savoir si le demandeur principal a été victime de persécution dans le passé. Bien que la SSR ait très bien pu écarter de façon sommaire les éléments de preuve en question, étant donné qu’ils sont basés sur des déclarations du demandeur principal et qu’ils peuvent sembler être intéressés, cela ne constitue pas une justification suffisant pour, semble-t-il, ne pas tenir compte d’éléments de preuve particuliers et pertinents.

 

 

 

  • [19] Dans l’affaire Singh, le juge Simpson a conclu au paragraphe 4 :

 

Je conclus que la Commission a commis une erreur en ne se référant pas au rapport. Toutefois, dans les circonstances de l’espèce, je suis persuadée que l’erreur n’était pas essentielle. Je suis certaine que, si la Commission avait fait état du rapport, elle l’aurait rejeté en raison du comportement évasif du requérant à l’audience. La Commission n’a simplement pas cru les faits fondamentaux sur lesquels reposait le rapport, et elle n’aurait pas accepté la perception du docteur au-delà de sa propre perception de la question du comportement.

 

 

 


  • [20] J’estime que, même si l’omission de se référer au rapport psychiatrique de Mme Demi était une erreur ouvrant droit à révision, cette erreur n’était pas importante et n’aurait pas eu d’effet sur l’issue de sa demande. Les deux rapports ont été préparés à quelques jours d’intervalle. Le psychiatre note qu’il connaissait bien l’histoire du couple et du contexte par suite de sa rencontre avec M. Demi, au cours de laquelle Mme Demi a servi comme interprète. Tous deux ont raconté des récits semblables de cauchemars et d’anxiété découlant des événements vécus au Kosovo. Le diagnostic a été le même. L’évaluation de la Commission quant à l’importance à accorder au rapport psychiatrique du mari s’applique également à celui préparé pour Mme Demi.

  • [21] Une partie de la transcription du témoignage de Mme Demi à l’audience de la Commission n’était pas disponible puisque l’enregistreuse n’a pas fonctionné. On ne sait pas exactement quelle partie de son témoignage n’a pas été transcrite. L’avocat soutient que Mme Demi se voit refuser l’équité procédurale, car sans la transcription, il sera impossible pour le tribunal de déterminer si les conclusions de la Commission quant à la vraisemblance et à la crédibilité de son témoignage sont manifestement déraisonnables.

  • [22] Le défendeur soutient que l’absence d’une transcription complète du témoignage de Mme Demi n’est pas importante puisqu’elle a fondé sa demande sur celle de son mari et que la transcription complète de son témoignage à lui est disponible. Le témoignage de Mme Demi à l’audience est reproduit dans ses grandes lignes dans le dossier des demandeurs, et le défendeur ne conteste pas l’exactitude de cette transcription informelle.

  • [23] L’omission de produire un enregistrement ou une transcription d’une audience ne constitue pas en soi un manquement à l’obligation de faire preuve d’équité. Il doit être démontré que l’absence d’enregistrement ou de transcription a effectivement privé les demandeurs d’un droit au contrôle judiciaire en empêchant l’organisme de révision de s’acquitter de sa fonction officielle : Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 301 c. Montréal (Ville),[1997]1 R. C. S. C. 1. 793; Donnelly c. Canada (Procureur général) (2000), 261 N. R. 388, au paragraphe 10 (C.A.F.). Canada (Procureur général) c. Valladolid [2004] A. C. F. no 601, 2004 CAF 142.

  • [24] Je suis convaincu que l’absence d’une transcription complète du témoignage de Mme Demi devant la Commission ne porte pas préjudice à cette dernière. La crédibilité de ses allégations reposait en grande partie sur celle de son mari. Il y a suffisamment d’éléments de preuve devant moi pour déterminer si la conclusion que la Commission a tirée à l’égard de l’invraisemblance des allégations de Mme Demi, selon lesquelles elle aurait été persécutée au Kosovo parce qu’elle avait été élevée en Serbie et qu’elle parlait le serbe, était manifestement déraisonnable et constituait par le fait même une erreur ouvrant droit à révision. Bien que je n’en serais peut-être pas arrivé à la même conclusion, je ne trouve pas cela manifestement déraisonnable.

 

 

 


 

 

3.  Crainte objective

 

  • [25] Les demandeurs soutiennent que la Commission a omis d’examiner certains documents qui contredisent ses conclusions. Sa décision est donc sérieusement compromise. L’opinion soumise ne peut être considérée que comme arbitraire et sans lien avec la preuve : Lahpai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2001 CF 1re inst. 88; Gebreab c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2002 CF 1re inst. 679; Bains, précité; Oyarzo Marchant c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1982] 2 C. F. 779 (C.A.F.).

  • [26] Les demandeurs soutiennent que la Commission a préféré la preuve documentaire désuète à la preuve récente (un article de The Economist « Fag-ends or freedom fighters? ») qui prédit la déstabilisation de la région et contredit la conclusion plus optimiste de la Commission. Le défendeur soutient qu’il était loisible à la Commission d’examiner la preuve documentaire et de préférer certains éléments de preuve à d’autres.

  • [27] Après avoir examiné attentivement la preuve documentaire, je ne vois aucune raison de modifier les conclusions de la Commission. L’article dans The Economist indique que le risque de déstabilisation dans la région était dû à des éléments criminels qui tentaient de protéger leurs activités de contrebande de cigarettes, et non aux anciens combattants dont les demandeurs craignaient la persécution. Rien dans l’article ne laisse entendre qu’ils risqueraient de subir des préjudices s’ils y retournaient. Il ne contredit pas non plus directement les conclusions de la Commission en ce qui concerne la situation du pays.

  • [28] Par conséquent, je rejette la demande. Aucune question d’importance générale n’a été proposée et aucune ne sera certifiée.

 

 

 

 


 

 

  ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que la présente demande soit rejetée. Aucune question n’est certifiée.

 

 « Richard G. Mosley »

 Juge de la Cour fédérale


  COUR FÉDÉRALE

 

  AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

 

DOSSIER :  IMM-2587-04

 

INTITULÉ :  BURIM DEMI ET SOFIJA DEMI

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :  Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :  Le 24 mai 2005

 

MOTIFS DE

L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE  Le juge Mosley

 

DATE DES MOTIFS :  Le 10 juin 2005

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Omar Shabbir Khan  POUR LES DEMANDEURS

 

Kareena R. Wilding  POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

OMAR SHABBIR KHAN  POUR LES DEMANDEURS

Khan Hameed et associés

Avocats

Hamilton (Ontario)

 

JOHN H. SIMS, c.r.  POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

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