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                                                                                                                                   Date: 20010228

                                                                                                                              Dossier: T-1068-00

                                                                                                                   Référence: 2001 CFPI 131

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                               appelant

et

DOROTA MARIA OPOKA

                                                                                                                                                  intimée

MOTIFS DU JUGEMENT

Le juge Muldoon (oralement)

[1]         Il s'agit d'une situation que de nombreux juges redoutent parce qu'il existe un litige entre deux parties et qu'il est clair que ces dernières ne peuvent pas toutes les deux l'emporter; il doit y avoir un gagnant et un perdant. Il en est ainsi en l'espèce : une partie doit gagner et l'autre doit perdre.

[2]         De l'avis du juge ici présent, l'affaire a été plaidée fort habilement, de sorte que la situation est d'autant plus triste puisqu'un avocat doit l'emporter alors que l'autre doit perdre; il n'y a donc pas lieu de se réjouir, mais il faut néanmoins régler la situation. Cet appel a été entendu à Vancouver (Colombie-Britannique) le 1er février 2001.


[3]         La Cour ne veut pas s'étirer sur la question ou créer plus d'anxiété que nécessaire, mais elle a conclu que la demande doit être accueillie.

[4]         Or, comme il en a été fait mention, il n'y a pas lieu de se réjouir, mais nous devons malheureusement nous fonder sur la loi; ceux qui voudront bien écouter profiteront de l'occasion pour en tirer une leçon en matière de citoyenneté.

[5]         Me Pech : Monsieur le juge, je voudrais simplement préciser que c'est le Ministre qui interjette appel.

Le juge : En effet.

Me Pech : D'accord, de sorte que ce n'est pas l'appel interjeté par le Ministre qui est rejeté, c'est ce que [...]

Le juge : D'accord.

Me Pech : Merci.

Le juge : Non, je m'excuse. Oui. Le juge s'est trompé, voyez-vous. Il s'agit de l'appel du Ministre et cet appel sera accueilli.

[6]         Je m'excuse, c'est ce que – je tiens à vous offrir mes excuses si j'ai causé de la confusion et de l'anxiété. Voici ce que disent les dispositions pertinentes :

Le ministre attribue la citoyenneté à toute personne qui, à la fois [...]

Puis :


[...] en fait la demande, est âgée d'au moins dix-huit ans; a été légalement admise au Canada à titre de résident permanent, n'a pas depuis perdu ce titre en application de l'article 24 de la Loi sur l'immigration, et a, dans les quatre ans qui ont précédé la date de sa demande, résidé au Canada pendant au moins trois ans en tout, la durée de sa résidence étant calculée de la manière suivante : [...]

La loi prévoit ensuite ce qui suit :

Un demi-jour pour chaque jour de résidence au Canada avant son admission à titre de résident permanent, un jour pour chaque jour de résidence au Canada après son admission à titre de résident permanent.

[7]         Or, la seule façon dont une personne peut ainsi accumuler des jours de résidence, c'est en étant présente au pays ces jours-là. Ainsi, il n'est pas possible aux fins de la résidence d'être présent une demi-journée et de s'absenter pour le reste de la journée et d'être ensuite présent le lendemain pour la moitié de la journée, par exemple pendant la première moitié et de s'absenter ensuite pendant la seconde moitié. On ne peut pas agir ainsi.

[8]         La notion de « présence » a été définie dans de nombreux cas. La « résidence » s'entend du moins de la « présence » et non de l'absence. Si une personne réside quelque part, elle n'est pas absente. Elle réside à cet endroit, et c'est ce que le législateur voulait dire en parlant de « résidence au Canada » .

[9]         Malgré tout le respect que j'ai pour les juges qui ne partagent pas mon avis, l'on comprend qu'il n'y ait malheureusement pas d'appel de cette décision; c'est pourquoi cette cour n'est liée par aucune autre décision rendue en matière de citoyenneté par un juge de la Section de première instance de la Cour fédérale. Aucune décision ne lie la Cour. Il s'agit dans tous les cas de décisions individuelles; tel est le problème et il faudrait attirer l'attention du législateur sur la chose.


[10]       Or, les juges ne peuvent pas s'adresser au législateur, ils peuvent uniquement exprimer leur avis au moyen de leurs motifs, mais il y a dans cette salle des personnes qui sont peut-être en mesure d'attirer l'attention du législateur sur le problème, et il serait bon qu'un effort concerté soit fait pour rendre la loi plus facile à appliquer. La loi n'est pas facile à appliquer lorsqu'aucun droit d'appel n'est prévu parce que les juges, qui ne sont que des êtres humains, tendent à manquer de discipline et à exprimer toutes sortes d'avis.

[11]       Vous pourriez m'accuser d'agir ainsi, mais je vous assure que je vais essayer de suivre la loi telle que le législateur l'a libellée.

[12]       Le législateur a édicté les dispositions que je viens de lire; or, ces dispositions s'entendent de la présence au Canada. Il n'est pas question d'être absent pendant trois cents jours, ou environ trois cents jours, et de ne pas être présent au cours des quatre années qui précèdent la date de la demande. Cela ne concerne pas le juge, cela ne concerne pas la demanderesse – bien sûr, cela les concerne, mais ce n'est pas la responsabilité de la demanderesse et ce n'est pas la responsabilité du juge. Si le juge doit exercer ses fonctions comme il convient, il faut comprendre qu'au Canada, c'est le législateur qui fait la loi. C'est la règle de la primauté du droit qui s'applique comme le prévoit la Constitution. Ce ne sont pas les juges qui établissent les règles, les juges ne peuvent pas agir à leur guise, il ne s'agit pas d'interpréter la loi lorsque rien n'est prévu dans son libellé, c'est la loi telle que le législateur l'a établie qui s'applique. Telle est la marque d'une démocratie parlementaire. C'est le législateur qui légifère, et non les juges.


[13]       Par conséquent, lorsque quelqu'un dit : « Eh bien, il suffit de contourner légèrement la loi » ou : « Eh bien, cela ne fait rien » , ou encore : « Ne privez pas cette pauvre femme de sa citoyenneté » , cela ne me fait ni chaud ni froid, parce que je ne prive pas « cette pauvre femme » de sa citoyenneté : c'est la loi, telle qu'elle a été édictée par le législateur, qui la prive de sa citoyenneté et non le juge ici présent. Et je tiens à vous dire que si je le pouvais, je ne priverais pas cette femme de quoi que ce soit. Cependant, il ne semble y avoir aucune façon d'éviter la chose et je dois respecter le serment que j'ai prêté afin d'exercer la charge de juge.

[14]       Il n'y a donc pas lieu de se réjouir. Il s'agit d'une triste situation. La magistrature de ce pays semble malheureusement croire – et certaines gens diront peut-être – que c'est à cause de la Charte. Lorsque l'on se met à invalider les lois, on croit pouvoir faire n'importe quoi. Eh bien, le juge ici présent est peut-être de la vieille école, mais il ne croit pas pouvoir faire comme il aimerait le faire, il estime devoir obéir à la loi telle que le législateur l'a libellée.


[15]       Et, bien sûr, le législateur a rédigé la loi, mais dans ce cas-ci pas d'une façon définitive. La loi n'est pas immuable : une autre demande peut être présentée. La demanderesse n'est pas privée de sa citoyenneté pour toujours. Je suis d'accord avec le juge Reed pour dire que nous ne devrions peut-être pas dire qu'une personne sera une bonne citoyenne, mais comme vous le savez, certaines personnes sont de toute évidence consciencieuses, elles sont instruites. Tel semble être le cas de la demanderesse ici en cause. Cependant, tel n'est pas le critère. Les mots « concentrer son mode de vie » ne se trouvent pas dans la Loi sur la citoyenneté. Ils n'y figurent pas. Si c'est là ce que le législateur voulait, il lui était entièrement loisible de le dire. Plusieurs expressions employées dans la décision Papadogiorgakis n'ont jamais été édictées par le législateur – elles n'ont jamais été incorporées dans la Loi sur la citoyenneté. Il n'est pas porté atteinte au pouvoir du législateur lorsqu'une affaire relève entièrement de la compétence de celui-ci. Il serait uniquement porté atteinte à la Charte des droits.

[16]       Cependant, dans ce cas-ci, eu égard aux circonstances, le juge ici présent ne pourrait aucunement recommander que la citoyenneté soit attribuée sans aller carrément à l'encontre du libellé de la loi édictée par le législateur. Il se pourrait que le législateur se dise : « Eh bien, pourquoi n'irait-on pas à l'encontre du libellé de la loi à un moment donné? » Eh bien, il ne saurait en être ainsi pour la simple raison que les juges ne sont pas habilités à le faire. Rien ne me permet de posséder plus de pouvoirs que le législateur, et je ne suis pas plus sage que le législateur, mais qui plus est, je n'ai pas de pouvoirs à cet égard; aucun pouvoir officiel ne m'est conféré. Comme tous les autres, je dois obéir à la loi telle qu'elle est édictée par le législateur.

[17]       Par conséquent, compte tenu des 1 043 jours d'absence – non, il y en a moins, n'est-ce pas? Le nombre de jours était mentionné dans les faits qui ont été exposés devant le juge de la citoyenneté et vous en avez convenu. Les parties semblent convenir que le juge de la citoyenneté a bien calculé le nombre de jours. Son calcul était exact et il l'a expliqué.

Je n'ai pas noté la page. Vous rappelez-vous le numéro de la page? Avez-vous noté le numéro de la page?


[18]       Me Pech : Je crois qu'il s'agissait des pages 12 et 13 du dossier certifié du Tribunal.

Me Wlodyka : C'étaient les pages 11 et 12.

Me Pech : Il y a un calcul qui figure aux pages 12 et 13.

Le juge : Oui, et vous en avez convenu.

Me Pech : Oui.

Le juge : Très bien. Nombre de jours d'absence : 1 043; nombre de jours de présence : 346. Or, cela est bien inférieur à ce qu'exige la loi. La résidence, la présence au Canada, est nécessaire; or, il manque un grand nombre de jours. Cette cour ne possède donc aucun pouvoir, tel qu'elle le conçoit, pour effectuer une modification ou pour légiférer. Les juges ne sont pas nommés afin de légiférer, ils ne sont même pas nommés sénateurs afin de légiférer : ils doivent se contenter de suivre la loi. Cela semble peut-être simpliste et manquer d'imagination.

[19]       De nos jours, les juges créatifs sont aimés dans certains milieux. Toutefois, malheureusement pour la défenderesse, le juge ici présent manque de créativité – parce qu'il ne prétendra pas agir à titre de législateur.

[20]       Par conséquent, s'il y a des questions qui se posent, la Cour fera de son mieux pour y répondre. S'il n'y a aucune question, nous allons malheureusement lever la séance.


Ottawa (Ontario)

Le 28 février 2001

JUGEMENT

[21]       L'appel que le Ministre a interjeté est accueilli et la décision du juge de la citoyenneté d'attribuer la citoyenneté canadienne à l'appelante est annulée et infirmée.

              « F. C. Muldoon »               

Juge

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, LL.L., Trad. a.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :                                 T-1068-00

INTITULÉ DE LA CAUSE :                Le Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration c. Dorota Maria Opoka

LIEU DE L'AUDIENCE :                     Vancouver (C.-B.)

DATE DE L'AUDIENCE :                    le 1er février 2001

MOTIFS DU JUGEMENT du juge Muldoon en date du 28 février 2001

ONT COMPARU :

Emilia Pech                                                        POUR L'APPELANT

Andrew Wlodyka                                              POUR L'INTIMÉE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)                                               POUR L'APPELANT

Lawrence Wong et associés

Vancouver (C.-B.)                                            POUR L'INTIMÉE

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