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Date : 20040318

Dossier : IMM-5078-02

Référence : 2004 CF 416

ENTRE :

                                          ASEL VADIMOVNA KARAKEEVA

                                                                                                                           demanderesse

                                                                       et

                   LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                 défendeur

                          MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LE JUGE CAMPBELL

[1]                Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) datée du 4 octobre 2002, dans laquelle la Commission a conclu que la preuve n'était pas suffisamment crédible et digne de foi pour établir que la demanderesse avait raison de craindre d'être persécutée pour un des motifs visés par la Convention. En outre, la Commission a décidé que la demanderesse n'était pas une personne à protéger.


[2]                Le principal argument invoqué par la demanderesse repose sur le fait que la Commission, en tirant des conclusions défavorables au sujet de la vraisemblance de son témoignage, a commis une erreur puisqu'elle s'est fondée sur des conclusions tirées d'une manière abusive et arbitraire.

[3]                La demanderesse est une ressortissante du Kirghizistan qui demande l'asile du fait de son sexe, de son origine ethnique mixte (russe et kirghize) et de sa religion (chrétienne). Elle prétend qu'un homme du nom d'Alic l'agressera et l'enlèvera pour l'obliger à l'épouser et à se convertir à la religion musulmane. Elle craint que l'État ne la protégera pas adéquatement puisque les fonctionnaires du gouvernement sont corrompus, qu'ils font preuve de discrimination contre les Russes et qu'ils ne respectent pas les droits des femmes.

A. Questions relatives à la crédibilité


[4]                La Commission a bien voulu croire que la demanderesse avait rencontré un homme qui lui avait manifesté de l'intérêt et que la soeur de cet homme lui avait téléphoné pour lui demander si elle était intéressée à devenir la conjointe de son frère. Voilà toutefois tout ce que la Commission a été disposée à croire; la Commission a écarté le reste du témoignage de la demanderesse concernant le comportement de cet homme et de sa soeur. En réalité, par une série de conclusions sur l'invraisemblance du témoignage de la demanderesse, la Commission a conclu que le récit de cette dernière n'était que mensonges.

[5]                Néanmoins, dans sa décision, la Commission a continué de tirer plusieurs conclusions concernant les motifs généraux de persécution mentionnés par la demanderesse. J'estime qu'il s'agit d'une démarche inutile si les conclusions en matière de crédibilité sont erronées puisque la demanderesse a fondé sa demande d'asile précisément sur la crainte des agissements future du dénommé Alic, dans le contexte de la situation au Kirghizistan. C'est-à-dire que le récit de la demanderesse et la situation dans son pays sont étroitement liés de sorte que si les conclusions en matière de crédibilité sont rejetées, la décision relative à la situation n'est plus pertinente.


[6]                Outre n'avoir pas cru les faits invoqués par la demanderesse, la Commission a également tiré une conclusion négative sur sa crainte subjective de persécution à cause de la date de présentation de la demande d'asile de la demanderesse. La Commission a constaté que le visa de visiteur au Canada avait été émis le 1er septembre 2000, le jour même où elle avait été attaquée, mais que la demanderesse n'avait quitté le Kirghizistan que le 17 septembre 2000. La Commission a conclu que si la demanderesse craignait réellement pour sa sécurité, elle n'aurait pas attendu 16 jours avant de quitter le Kirghizistan. La Commission a écarté l'explication de la demanderesse, savoir qu'elle avait attendu dans l'espoir que ses ennuis cessent. De plus, la Commission n'a pas cru la demanderesse quand elle a expliqué qu'elle avait toujours espoir que ses ennuis cessent et que c'était la raison pour laquelle elle avait attendu sept mois avant de demander l'asile au Canada. La Commission a conclu que le délai ne concordait pas avec une crainte subjective de persécution.

[7]                Selon moi, si les conclusions en matière de crédibilité sont rejetées, la conclusion négative en matière de crainte subjective n'est pas suffisante pour que la demande d'asile de la demanderesse soit refusée.

1. Conclusions négatives de la Commission en matière de crédibilité

[8]                Le contrôle judiciaire en l'espèce doit donc viser essentiellement les conclusions négatives suivantes en matière de crédibilité :

a) La Commission n'a pas cru que la soeur d'Alic avait continué de harceler et de menacer la demanderesse à compter du mois de mai 2000 jusqu'au mois de septembre 2002. La Commission a jugé invraisemblable que la soeur d'Alic continue de téléphoner à la demanderesse pendant deux ans alors que la demanderesse lui avait dit qu'elle était musulmane, qu'elle était d'origine mixte et qu'elle n'était pas intéressée.


b) Dans son témoignage, la demanderesse a mentionné qu'elle avait demandé à la téléphoniste de lui dire d'où appelait la soeur d'Alic. La téléphoniste avait répondu qu'elle l'appelait d'un téléphone public. La Commission a dit qu'il n'était pas plausible que la soeur d'Alic ait recours à un téléphone payant alors qu'elle était assez riche pour se payer un téléphone.

c) La Commission a décidé que la preuve n'était pas suffisamment crédible ni digne de foi pour établir qu'Alic et ses amis avaient agressé la demanderesse ou qu'ils avaient tenté de l'enlever en septembre 2000. La Commission a décidé que la demanderesse avait été attaquée par des agresseurs inconnus et qu'il s'agissait d'un cas particulier. Une attestation médicale venait appuyer la prétention de la demanderesse selon laquelle elle avait été blessée.

d) Dans son témoignage, la demanderesse a dit qu'elle avait tenté de retrouver Alic à Bishtek, puisque sa soeur avait dit qu'il y possédait une boulangerie et qu'il était riche; toutefois, personne ne le connaissait. Selon la Commission, il était peu probable que personne n'ait entendu parler d'Alic ou de sa boulangerie à Bishtek.

e) La Commission a conclu que si Alic avait l'intention d'enlever la demanderesse pour en faire son épouse, il était inutile que sa soeur téléphone à la demanderesse et à ses parents pendant deux ans, pour les menacer.


f) La demanderesse a déclaré qu'Alic avait peut-être continué de la harceler pendant si longtemps parce qu'il était membre d'une organisation religieuse extrémiste qui voulait convertir les citoyens à la religion musulmane. La Commission a rejeté l'explication de la demanderesse et a conclu que son témoignage à cet égard n'était pas crédible.

g) La Commission a écarté le témoignage de la demanderesse selon lequel Alic et ses deux amis avaient tenté de l'enlever en septembre 2000 et qu'ils s'étaient enfui parce que sa mère l'avait entendu crier et était venue lui prêter secours. La Commission n'a pas cru que les agresseurs avaient eu peur de la mère de la demanderesse et qu'ils avaient quitté les lieux en voiture après avoir essayé d'enlever la demanderesse pendant tout ce temps.

h) La Commission a conclu qu'il était invraisemblable qu'Alic patiente du mois de mai 2000 au mois de septembre 2002 avant de tenter d'enlever la demanderesse.


i) La demanderesse a dit que depuis son arrivée au Canada, elle avait reçu un courriel d'un collègue de travail l'avisant qu'en avril 2001, deux hommes s'étaient rendus à son bureau pour se renseigner à son sujet. Elle a ajouté que, compte tenu de la description des deux hommes, elle avait l'impression que l'un d'eux était Alic. Selon la Commission, il n'était pas possible qu'Alic et ses amis soient venus se renseigner sur la demanderesse à son lieu de travail en avril 2001. La Commission a mentionné que la demanderesse n'avait pas produit une copie du courriel et elle a rejeté l'explication selon laquelle la demanderesse n'en avait pas imprimé une copie.

j) La demanderesse a dit, dans son témoignage, qu'en juillet 2001, ses parents avaient emménagé dans un nouvel appartement à Bishtek et qu'ils avaient un nouveau numéro de téléphone. Elle a dit que ses parents avaient été traumatisés quand la soeur d'Alic leur avait téléphoné au nouvel appartement. La Commission a rejeté l'explication de la demanderesse selon laquelle Bishtek était une petite ville et que des amis avaient peut-être dévoilé le nouveau numéro de téléphone de ses parents à la soeur d'Alic. La Commission a souligné que la demanderesse avait dit que Bishtek comptait environ 800 000 habitants et qu'aucune personne qu'elle avait contactée ne connaissait Alic. La Commission n'a pas reconnu qu'Alic et sa soeur avaient continué de harceler la demanderesse ou ses parents.

2. Arguments de la demanderesse concernant les conclusions négatives en matière de crédibilité

[9]                La demanderesse soutient que les principales conclusions suivantes de la Commission ont été tirées de manière abusive ou arbitraire :


a) La Commission a conclu qu'il était invraisemblable qu'une personne (la soeur d'Alic) dont le frère est assez riche pour posséder un téléphone (Alic) se serve d'un téléphone public pour communiquer avec la demanderesse. Il est invraisemblable, selon la demanderesse, que la Commission croie qu'il faut être pauvre pour utiliser un poste téléphonique payant. Du point de vue de la demanderesse, ce n'est pas suffisant pour ne pas la croire quand elle affirme que la soeur d'Alic l'a harcelée et menacée à partir d'un téléphone public. La demanderesse soutient qu'il est plausible qu'une personne qui ne veut pas qu'on sache qui elle est utilise un poste téléphonique payant.

b) La Commission a conclu qu'il était improbable que la soeur d'Alic continue de téléphoner à la demanderesse pour son frère pendant plus de deux ans alors que la demanderesse lui avait dit qu'elle n'était pas musulmane, qu'elle était d'origine ethnique mixte et qu'elle n'était pas intéressée. La demanderesse prétend qu'il n'est pas déraisonnable de penser qu'un prétendant tel qu'Alic persiste même lorsque l'objet de son attention lui dit qu'elle n'est pas intéressée. En outre, la preuve documentaire révèle que l'enlèvement de femmes que l'on veut épouser est un véritable problème au Kirghizistan, que les prétendants ne cessent pas nécessairement de poursuivre une femme parce qu'elle n'est pas intéressée et que les femmes sont enlevées contre leur gré par supercherie ou par la force.


c) La Commission a conclu qu'il était improbable qu'aucune personne n'ait entendu parler d'Alic ni de sa boulangerie à Bishtek. La demanderesse invoque le paragraphe 4 de son exposé des faits dans le formulaire de renseignements personnels qu'elle a rempli (dossier du tribunal, p. 30) dans lequel elle a dit qu'elle avait reçu un appel téléphonique d'une femme qui prétendait être la soeur d'Alic et que cette femme avait dit qu'Alic était un [traduction] « homme riche qui possédait sa propre boulangerie à Bishtek » . La demanderesse dit qu'elle n'a pas affirmé qu'Alic possédait une boulangerie à Bishtek, mais uniquement que la soeur d'Alic avait dit à la demanderesse qu'Alic possédait une boulangerie à Bishtek. La demanderesse prétend que la conclusion de la Commission n'était pas suffisante pour mettre en doute sa crédibilité et que le Commissaire a confondu la crédibilité de la demanderesse et celle de la soeur d'Alic.


d) La Commission a conclu que l'explication donnée par la demanderesse concernant la manière dont la soeur d'Alic avait obtenu le nouveau numéro de téléphone de ses parents n'était pas crédible. La demanderesse affirme que la Commission lui a demandé comment la soeur d'Alic avait pu obtenir le nouveau numéro de téléphone de ses parents. La demanderesse l'ignorait, mais la Commission a insisté pour que la demanderesse formule une hypothèse puis la Commission a rejeté la réponse ainsi que le témoignage de la demanderesse concernant les appels téléphoniques au motif que la réponse donnée n'était pas raisonnable. La demanderesse prétend qu'il ne s'agit pas d'une raison valable d'écarter son témoignage selon lequel Alic et sa soeur avaient continué de harceler la demanderesse ou ses parents.

B. Conclusions

[10]            Je suis d'accord avec tous les arguments de la demanderesse.

[11]            Pour ce qui concerne les conclusions relatives à la véracité en général, le droit est clair, comme l'a expliqué le juge Muldoon dans l'affaire Valtchev c. Canada (M.C.I.) [2001] A.C.F. no 1131, aux paragraphes 6 et 7 :

Présomption de véracité et vraisemblance

Le tribunal a fait allusion au principe posé dans l'arrêt Maldonado c. M.E.I., [1980] 2 C.F. 302 (C.A.), à la page 305, suivant lequel lorsqu'un revendicateur du statut de réfugié affirme la véracité de certaines allégations, ces allégations sont présumées véridiques sauf s'il existe des raisons de douter de leur véracité. Le tribunal n'a cependant pas appliqué le principe dégagé dans l'arrêt Maldonado au demandeur et a écarté son témoignage à plusieurs reprises en répétant qu'il lui apparaissait en grande partie invraisemblable. Qui plus est, le tribunal a substitué à plusieurs reprises sa propre version des faits à celle du demandeur sans invoquer d'éléments de preuve pour justifier ses conclusions.

Un tribunal administratif peut tirer des conclusions défavorables au sujet de la vraisemblance de la version des faits relatée par le revendicateur, à condition que les inférences qu'il tire soient raisonnables. Le tribunal administratif ne peut cependant conclure à l'invraisemblance que dans les cas les plus évidents, c'est-à-dire que si les faits articulés débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s'attendre ou si la preuve documentaire démontre que les événements ne pouvaient pas se produire comme le revendicateur le prétend. Le tribunal doit être prudent lorsqu'il fonde sa décision sur le manque de vraisemblance, car les revendicateurs proviennent de cultures diverses et que des actes qui semblent peu plausibles lorsqu'on les juge en fonction des normes canadiennes peuvent être plausibles lorsqu'on les considère en fonction du milieu dont provient le revendicateur [voir L. Waldman, Immigration Law and Practice (Markham, ON, Butterworths, 1992) à la page 8.22]. [Non souligné dans l'original.]

[12]                        À mon avis, il ne suffit pas de conclure tout simplement à l'invraisemblance sans que cette conclusion repose sur des motifs. Il n'y a qu'un seul moyen d'affirmer qu'un récit n'est pas crédible : il faut le comparer à une preuve qui le serait. C'est-à-dire que selon moi, un décideur ne peut pas se contenter d'affirmer qu'un certain récit n'est pas conforme à ce à quoi on s'attendrait sauf si des sources indépendantes et fiables ont clairement décrit ce à quoi on s'attendrait ou si le décideur lui-même le sait à cause de sa propre expérience. Pour établir des motifs permettant d'affirmer qu'un récit n'est pas plausible, il faut faire un certain travail; très souvent, il est difficile de préciser les raisons qui nous amènent à rejeter un récit et néanmoins, il faut s'y astreindre. Comme l'a dit le juge Muldoon, ce n'est que dans les cas les plus évidents que le tribunal pourra conclure à l'invraisemblance et que la décision pourra résister à une analyse plus détaillée.   

[13]                        Pour ma part, j'estime que les conclusions d'invraisemblance mentionnées aux alinéas a) et b) susmentionnés ne respectent pas le critère établi dans Valtchev. Quant à la conclusion concernant le témoignage de la demanderesse sur le téléphone public utilisé par la soeur, le motif invoqué pour écarter cette preuve est à ce point étranger à la preuve qu'il n'a aucune importance. D'ailleurs, pendant sa plaidoirie, l'avocate du défendeur a reconnu qu'il s'agissait d'une conclusion erronée. Pour ce qui concerne la conclusion concernant le harcèlement pendant deux ans, il n'y a absolument aucune raison de dire que cela ne s'est pas produit.


[14]            J'estime que la conclusion d'invraisemblance mentionnée à l'alinéa c) est fondée sur une mauvaise compréhension de la preuve et que la conclusion sur le même sujet à l'alinéa d) est sans fondement.

[15]            Je suis d'avis que les conclusions erronées en matière de crédibilité font en sorte que la décision est manifestement déraisonnable.

                                        ORDONNANCE

Par conséquent, la décision de la Commission est annulée et la question est renvoyée devant un tribunal différemment constitué pour qu'il prenne une nouvelle décision.

                                                                           « Douglas Campbell »             

                                                                                                     Juge                           

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL. L.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     IMM-5078-02

INTITULÉ :                                                    ASEL VADIMOVNA KARAKEEVA

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                              WINNIPEG (MANITOBA)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 17 MARS 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                    LE JUGE CAMPBELL

DATE DES MOTIFS :                                   LE 18 MARS 2004

COMPARUTIONS :

David Matas                                                      POUR LA DEMANDERESSE

Sharlene Telles-Langdon                                    POUR LE DÉFENDEUR

Ministère de la Justice

Winnipeg (Manitoba)

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

David Matas                                                      POUR LA DEMANDERESSE

Avocat

Winnipeg (Manitoba)

Morris Rosenberg                                              POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada


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