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Date : 20000726


Dossier : IMM-5317-99


ENTRE

MOHAMMAD KAFEEL QAZI

demandeur


et


LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION


défendeur




MOTIFS DE JUGEMENT

(Motifs exposés à l'audition à Toronto (Ontario),

le mercredi 19 juillet 2000)


LE JUGE HUGESSEN


[1]      La présente affaire soulève directement la question de savoir en quoi consiste l'obligation d'agir équitablement qui incombe au ministre lorsqu'il émet un avis sur le « danger » en application des dispositions du paragraphe 70(5)1 de la Loi sur l'immigration.

[2]      Le demandeur a fait l'objet d'un avis sur le danger qui a été émis pour le compte du ministre par son représentant. Cet avis était fondé sur deux ensemble de documents. On peut, selon moi, commodément décrire le premier ensemble comme étant un rapport d'enquête préparé par un agent d'immigration qui avait informé le demandeur qu'on avait l'intention de chercher à obtenir l'avis du ministre et qui avait obtenu des observations et documents du demandeur, lesquels ont été ajoutés à d'autres observations et documents provenant du dossier du demandeur et d'autres sources; l'ensemble de ces documents ont été envoyés à Ottawa. Il s'agit d'une importante liasse de documents qui comprend près de 300 pages. Le deuxième ensemble de documents qui a été soumis au décideur est ce que je pourrais appeler un rapport du bureau principal; il s'agit d'un ensemble beaucoup plus concis comprenant environ six pages qui, de toute évidence, a été préparé par une personne occupant un poste de niveau plus élevé à Ottawa, et qui vise à résumer le contenu du rapport d'enquête. Ces deux rapports, comme je l'ai déjà dit, constituaient les documents dont disposait le décideur. Ni l'un ni l'autre n'a été communiqué au demandeur avant que la décision ne soit rendue. La question litigieuse, la seule question que soulève la présente affaire à mon avis, est de savoir si l'obligation d'agir équitablement exigeait la communication de ces documents au demandeur.

[3]      La présente espèce est si similaire à Bhagwandass c. Canada2 qu'on ne peut, en fait, la distinguer de cette décision de M. le juge Gibson. Dans cette affaire, il a conclu que la jurisprudence de notre Cour, notamment l'arrêt Williams c. Canada3 de la Cour d'appel, avait été supplantée par l'arrêt Baker c. Canada4 de la Cour suprême du Canada et que le ministre devait respecter une certaine exigence en matière d'équité lorsqu'il tranchait la question de savoir si une personne constitue un danger pour le public au Canada; il a conclu qu'en vertu de cette exigence, le ministre avait l'obligation de communiquer au demandeur les documents qui, dans cette affaire, étaient similaires à ceux que je viens de décrire. La décision Bhagwandass a été suivie ou citée avec approbation par notre Cour au moins à deux occasions, très récentes par ailleurs : Andino5 et Gonzalez6. Elle a également été implicitement critiquée ou non suivie dans deux autres décisions: Siavashi7 et Tewelde8.

[4]      En outre, il incombe à mon avis d'examiner attentivement l'arrêt Haghighi c. Canada9 de la Cour d'appel, car il ressort de cet arrêt que la Cour d'appel s'est considérablement écartée du point de vue qu'elle a adopté dans un certain nombre d'arrêts antérieurs (j'ai écrit au moins un de ces arrêts) en ce qui concerne le contenu de l'obligation d'agir équitablement que suscitent les décisions fondées sur des motifs d'ordre humanitaire.

[5]      Le défendeur me demande de conclure que la décision Bhagwandass est erronée. Il ne s'adresse pas à la bonne personne, car il ne me revient pas de rendre une telle décision; en outre, cette décision fait présentement l'objet d'un appel, et nous connaîtrons au moment opportun la façon dont la Cour d'appel tranchera la question. Je préfère considérer que la présente affaire ne peut être tranchée suivant une décision particulière de notre Section, et qu'elle soulève plutôt une question que l'on n'a pas encore explorée au regard de l'arrêt Baker de la Cour suprême et d'autres décisions en vue de déterminer le contenu de l'obligation d'agir équitablement.

[6]      Pour trancher la demande, j'ai examiné les dispositions législatives applicables, le texte et le contexte, et il me semble clairement que la présente affaire porte sur une décision ministérielle qui doit être prise à un niveau très élevé, en fait, au plus haut niveau, où l'on doit grandement tenir compte de considérations administratives et de considérations de principe et d'un nombre très limité de critères objectifs.

[7]      Cependant, il est également très clair, à mon avis, qu'il s'agit d'une décision qui revêt une grande importance pour la personne qui en fait l'objet. Le défendeur soutient que dans Bhagwandass, M. le juge Gibson a surestimé l'importance de la décision et exagéré l'incidence de l'arrêt Baker sur le jugement que la Cour d'appel avait rendu dans l'affaire Williams. Je n'ai pas formulé d'avis à ce sujet. Cependant, j'estime qu'il est assez clair que l'arrêt Williams n'a pas établi que l'avis sur le danger ne constitue pas une décision importante; il a plutôt accordé moins d'importance à une cette décision qu'à certaines autres décisions pouvant être prises en vertu de la Loi sur l'immigration. Toutefois, il s'agit néanmoins d'une décision importante. J'estime qu'il est dorénavant très clair, compte tenu de l'arrêt Baker et du message très clair que la Cour suprême nous a envoyé au sujet de la nature de l'obligation d'agir équitablement relativement à des décisions qui étaient jadis considérées comme étant purement discrétionnaires et comme n'ayant qu'un très faible, voire aucun contenu d'équité, que nous devons considérer que l'avis sur le danger a de graves conséquences pour la personne qui en fait l'objet. En effet, il retire à cette personne un droit légal illimité d'interjeter appel devant un organisme indépendant, autonome et quasi-judiciaire. Il remplace ce droit, s'il en est, par le droit de présenter une demande de contrôle judiciaire pour des motifs limités, et le droit de chercher à obtenir, en s'adressant au pouvoir exécutif, une réparation strictement discrétionnaire pour des motifs d'ordre humanitaire.

[8]      Bien entendu, la réparation dont on prive l'intéressé lui aurait permis de produire de nouveaux éléments de preuve et d'obtenir le contrôle de la Section d'appel sur une base continue dans le cas où elle déciderait de surseoir à l'exécution de la mesure d'expulsion pour une certaine période afin de mettre l'intéressé pour ainsi dire en probation. Rien de ce qui précède n'est expressément mentionné dans les dispositions ou les réparations qu'elle remplace.

[9]      Il ne fait donc aucun doute selon moi qu'il s'agit d'une décision importante. En outre, il ne fait pas de doute selon moi (une opinion qui est loin d'être révolutionnaire) qu'à tout le moins, l'obligation d'agir équitablement exige que toute personne qui prend une décision de la moindre importance sur les droits d'une autre personne doit au moins permettre à cette personne de savoir sur quelle base cette décision sera prise et quels documents seront soumis à cette personne. En bref, j'estime que l'obligation d'agir équitablement en l'espèce obligeait le ministre à communiquer au demandeur le contenu tant du rapport d'enquête que du rapport du bureau principal.

[10]      Les avocates de l'une et l'autre partie ont examiné pendant un certain temps la question de savoir si les deux rapports étaient, en fait, équitables et équilibrées. À mon avis, cela n'est pas la question. La question qui nous intéresse en l'espèce est celle du processus, et même si ces deux rapports étaient aussi équitables, équilibrés et impartiaux que possible, comme l'a fortement soutenu l'avocate du défendeur selon moi, cela ne serait pas suffisant pour satisfaire à l'exigence d'équité. Il ne devrait pas être nécessaire de répéter l'aphorisme bien connu de lord Hewart en ce qui concerne la nécessité de faire en sorte qu'il y ait apparence de justice.

[11]      Bien que cela soit suffisant, à mon avis, pour trancher l'affaire, je mentionnerai brièvement deux autres points. D'abord, on a soutenu que la décision devrait être annulée parce que des motifs n'ont pas été exposés pour l'étayer; cependant, comme j'ai conclu qu'on a omis de remplir l'obligation d'agir équitablement avant que la décision ne soit rendue, je n'estime pas qu'il est nécessaire de traiter de la question des motifs. Par ailleurs, on a longuement débattu de la question de la norme de contrôle; cependant, comme je n'examine pas le bien-fondé de la décision, je ne traiterai pas de cette question. Enfin, on a évidemment longuement débattu de la question de savoir si la décision était raisonnable ou non, et, encore une fois, j'estime qu'il s'agit d'une question non pertinente pour le motif que je viens d'exposer.

[12]      Je propose d'accueillir la demande, d'annuler la décision et de renvoyer l'affaire au ministre pour qu'il soit statué de nouveau sur celle-ci.


                                 « James K. Hugessen »

                                         juge


Ottawa (Ontario)

Le 26 juillet 2000










Traduction certifiée conforme


Bernard Olivier, B.A., LL.B.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


NO DU GREFFE :              IMM-5317-99

INTITULÉ DE LA CAUSE :          Mohammad Kafeel Qazi C. MCI


LIEU DE L'AUDIENCE :          Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :          le 19 juillet 2000

MOTIFS DE JUGEMENT EXPOSÉS PAR M. LE JUGE HUGESSEN

EN DATE DU :              26 juillet 2000


ONT COMPARU :         

Mme Chantal Desloges                          POUR LE DEMANDEUR

Mme Lori Hendricks                              POUR LE DÉFENDEUR



AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :     

Mme Chantal Desloges                          POUR LE DEMANDEUR

Green and Spiegel

M. Morris Rosenberg                              POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

__________________

1
(5) No appeal may be made to the Appeal Division by a person described in subsection (1) or paragraph (2)(a) or (b) against whom a deportation order or conditional deportation order is made where the Minister is of the opinion that the person constitutes a danger to the public in Canada and the person has been determined by an adjudicator to be      (a) a member of an inadmissible class described in paragraph 19(1)(c), (c.1), (c.2) or (d);      (b) a person described in paragraph 27(1)(a.1); or      (c) a person described in paragraph 27(1)(d) who has been convicted of an offence under any Act of Parliament for which a term of imprisonment of ten years or more may be imposed.
(5) Ne peuvent faire appel devant la section d'appel les personnes, visées au paragraphe (1) ou aux alinéas (2)a) ou b), qui, selon la décision d'un arbitre_:      a) appartiennent à l'une des catégories non admissibles visées aux alinéas 19(1)c), c.1), c.2) ou d) et, selon le ministre, constituent un danger pour le public au Canada;      b) relèvent du cas visé à l'alinéa 27(1)a.1) et, selon le ministre, constituent un danger pour le public au Canada;      c) relèvent, pour toute infraction punissable aux termes d'une loi fédérale d'un emprisonnement maximal égal ou supérieur à dix ans, du cas visé à l'alinéa 27(1)d) et, selon le ministre, constituent un danger pour le public au Canada.

2      Bhagwandass c. Canada (M.C.I.), (1999) IMM-6496-98 (C.F. 1re inst.).

3      Williams c. Canada (M.C.I.), (1997) 212 N.R. 63 (C.A.F.).

4      Baker c. Canada (M.C.I.), (1999) 174 D.L.R. (4th) 193.

5      Julio Ernesto Castro Andino c. Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, (27 juin 2000), IMM-2208-99.

6      Wilfredo Aburto Gonzalez c. Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, (23 mai 2000), IMM-2333-99, IMM-2334-99.

7      Siavashi c. Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, (12 juillet 2000), IMM-1942-99.

8      Tewelde c. Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, (28 avril 2000), IMM-2335-98.

9      Haghighi c. Canada (M.C.I.), (12 juin 2000), A-587-99 (C.A.F.).

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