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Date : 20060213

Dossier : IMM‑10631‑04

Référence : 2006 CF 196

Ottawa (Ontario), le 13 février 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BARNES

 

ENTRE :

AHMAD BADRAN

demandeur

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire qui vise la décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) datée du 1er décembre 2004.

 

[2]               Le demandeur, Ahmad Badran, a présenté à la Commission une demande d’asile au Canada en affirmant être une personne à protéger, mais cette demande a été rejetée par la Commission pour des motifs reliés à la crédibilité. Dans sa demande de contrôle judiciaire, le demandeur soutient que la décision de la Commission est manifestement déraisonnable parce que la conclusion défavorable tirée quant à sa crédibilité était fondée sur une accumulation d’erreurs et d’incompréhensions portant sur des éléments de preuve.

 

Contexte

[3]               Le demandeur est arrivé au Canada en provenance des États-Unis, mais son pays d’origine est le Liban. Son statut aux États‑Unis était celui de résident permanent conditionnel, statut qu’il avait acquis à la suite de son mariage en 1996 avec une citoyenne des États‑Unis.

 

[4]               En 1999, le demandeur a demandé que soient supprimées les conditions dont était assorti son statut de résident aux États‑Unis, mais en raison de l’échec de son mariage, il n’a pas été en mesure de confirmer l’approbation de sa conjointe et celle‑ci n’a pas assisté aux entrevues prévues.

 

[5]               Le United States Immigration and Naturalization Service a écrit au demandeur en octobre 2001 pour l’informer qu’il serait mis fin à son statut de résident permanent et qu’il ferait l’objet d’une procédure de renvoi. Il semble que le demandeur ait réussi à faire retarder pendant un certain temps son renvoi des États‑Unis, mais en mai 2004, il est entré au Canada à Windsor et a présenté une demande d’asile.

 

[6]               La demande d’asile du demandeur reposait sur la prétendue crainte qu’il serait persécuté par des agents de renseignement syriens s’il retournait au Liban. Il a déclaré que sa crainte découlait d’un incident au cours duquel il avait été agressé et brièvement emprisonné au Liban au cours d’une visite pendant l’été 2000. L’incident avait pris naissance quand il avait essayé d’empêcher deux agents syriens de voler des marchandises dans le magasin d’appareils électroniques de son frère. Il a affirmé avoir été battu, avoir reçu des soins médicaux et plus tard, la même journée, avoir été arrêté par les mêmes agents syriens. Ces agents lui avaient offert de le libérer et de le ramener à l’aéroport à la condition qu’il leur verse un pot‑de‑vin d’un montant de 5 000 $ ($US). Avec l’aide de son frère et de sa belle‑sœur, il avait versé le pot‑de‑vin (espèces et bijoux) et les agents avaient conduit le demandeur à l’aéroport, d’où il était immédiatement parti pour les États‑Unis.

 

[7]               Le demandeur a soutenu qu’il craignait le service de renseignement syrien au point de décider de ne pas retourner au Liban pour assister aux funérailles de sa mère et qu’il n’y était pas retourné depuis. Il a affirmé également qu’il avait appris d’autres personnes se trouvant au Liban que des agents du service de renseignements syrien continuaient à le rechercher et qu’ils s’étaient rendus à la résidence de membres de sa famille à plusieurs reprises à cette fin.

 

Décision de la Commission

[8]               La Commission a rejeté la demande du demandeur et jugé qu’il n’avait pas établi le bien‑fondé de sa demande d’asile en fournissant des preuves fiables et crédibles. Cette conclusion défavorable au sujet de la crédibilité s’appuyait sur un certain nombre d’incohérences factuelles apparentes découlant des preuves présentées par le demandeur et sur l’impression défavorable qu’avait donné à la Commission le comportement qu’il avait eu au cours de son témoignage.

 

[9]               La Commission s’est notamment appuyée sur les incohérences et les contradictions suivantes dans la preuve :

·        L’incapacité du demandeur de préciser clairement les biens que l’on tentait de dérober dans le magasin de son frère au moment où il a été agressé;

·        L’existence de différences entre l’exposé circonstancié du Formulaire de renseignements personnels (FRP) du demandeur et son témoignage oral au sujet de plusieurs éléments postérieurs à l’agression;

·        L’existence d’omissions importantes dans le FRP qui ont par la suite été corrigées au cours du témoignage oral du demandeur;

·        Le témoignage quelque peu déroutant du demandeur au sujet de l’identité des agents de renseignement syriens qui l’avaient agressé et celle des personnes qui lui avaient demandé par la suite un pot‑de‑vin en échange de sa libération.

 

[10]           La Commission a pris note de certaines difficultés qu’avait posées la traduction de son témoignage, mais a fait remarquer que la conseil du demandeur avait correctement signalé ces erreurs et que celles‑ci n’avaient aucunement influencé la décision finale.

 

Analyse

[11]           Le demandeur soutient que la conclusion de la Commission relative à la crédibilité est manifestement déraisonnable parce qu’elle est fondée sur une accumulation d’erreurs et d’incompréhensions dans le traitement des preuves apportées. Tout cela a été aggravé par des problèmes de traduction qui, soutient‑on, ont introduit une certaine confusion et ont donné un tour défavorable à son témoignage.

 

[12]           L’avocate du demandeur a relevé l’existence d’un certain nombre de problèmes dans la façon dont la Commission avait traité les preuves présentées. Elle a fait remarquer que l’écart de trois ans entre son témoignage et le FRP concernant la durée de son emploi pour son frère découlait simplement d’une tendance culturelle à arrondir les chiffres. Elle soutient également que les renseignements qui ne figuraient pas dans le FRP et qui ont été ajoutés par le demandeur au cours de son témoignage reflètent uniquement le fait que celui‑ci a témoigné pendant quatre heures et que la rédaction par écrit de l’exposé circonstancié du FRP comporte des limitations inhérentes. Elle affirme également que les éléments qu’il a ajoutés dans son témoignage n’étaient pas incompatibles avec l’exposé circonstancié du FRP et que les omissions qu’a constatées la Commission dans le FRP portaient sur des points sans importance.

 

[13]           Les difficultés qu’a eues le demandeur à se souvenir du nombre d’heures pendant lesquelles il avait été placé sous garde, de la nature exacte des marchandises prises dans le magasin de son frère, du nombre des agents ayant participé à sa remise en liberté et de l’heure de son départ du Liban ont été attribués soit aux blessures qu’il avait subies à l’époque, soit à l’écoulement du temps.

 

[14]           La critique précise qu’a formulée la Commission au sujet du comportement du demandeur au cours de son témoignage serait qu’il s’agirait d’un simple exemple de bravade.

 

[15]           Le principal problème que soulèvent les arguments du demandeur sur bon nombre de ces questions de preuve est qu’ils sont fondés sur des interprétations ou des explications des éléments de preuve. Certains de ces arguments semblent solides et convaincants (p. ex., la tendance culturelle à arrondir les chiffres), mais je ne suis aucunement en mesure d’apprécier le mérite respectif des différentes interprétations. Autrement dit, le demandeur n’a pas établi que les conclusions défavorables que la Commission a tirées sur ces questions de preuve reposaient sur des erreurs manifestes commises au cours du processus de constatation des faits. Le seul fait que la Cour aurait pu en arriver à une conclusion différente sur certaines de ces questions ne permet pas d’annuler une conclusion relative à la crédibilité.

 

[16]           Il incombait à la Commission d’apprécier l’ensemble des preuves présentées par le demandeur et de tenir compte de son comportement. À moins qu’on ne puisse établir que la Commission a exercé ses pouvoirs de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des preuves, il n’existe aucun motif d’annuler sa décision. Il convient également de souligner que les conclusions de la Commission en matière de crédibilité doivent faire l’objet d’une retenue judiciaire considérable : voir Aguebor c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 160 N.R. 315 (C.A.).

 

[17]           La preuve produite par le demandeur soulevait manifestement certains problèmes graves. La Commission a accordé une importance considérable à la faiblesse de son témoignage au sujet de l’identité de ses attaquants et des agents qui avaient plus tard accepté un pot‑de‑vin. Voici comment il aborde cette question dans son FRP :

[traduction] J’étais très en colère et j’ai essayé d’empêcher les Syriens de voler mon frère. Un des Syriens m’a alors frappé sur la tête à plusieurs reprises avec la crosse de son revolver. J’ai trois cicatrices sur mon crâne qui montrent les endroits où j’ai été frappé. J’ai alors frappé cet homme avec un bâton, ce qui l’a mis encore plus en colère. Le Syrien m’a sauvagement battu. Je lui ai donné de nombreux coups de poing dans les yeux.

 

J’ai également été détenu en prison en Syrie pendant 24 heures. J’ai rencontré en prison un agent du renseignement syrien appel Mohaned. Cet homme m’a dit que si j’étais prêt à payer 5 000 $US, il pourrait m’aider à m’enfuir de la prison. Mon frère Mohamed lui a versé la somme en espèces et ce Syrien m’a aidé à m’enfuir à l’aéroport le 19 septembre 2000. Plutôt que de passer par la section des départs normale de l’aéroport, j’ai été autorisé à passer par la section des départs militaires en compagnie de Mohamed. Mohamed m’a conduit à l’aéroport dans une voiture blanche de marque Begio.

 

La déduction que l’on peut manifestement tirer de l’exposé circonstancié du FRP est que les deux agents qui avaient participé à l’agression initiale n’étaient pas les mêmes que l’agent (Mohaned) qui avait accepté le pot‑de‑vin et permis la libération du demandeur. Cette question n’a pas été précisée lorsque le demandeur a modifié son FRP, si ce n’est qu’il a corrigé l’orthographe de « Mohaned » et la date de l’incident. Cependant, dans son témoignage devant la Commission, le demandeur a clairement déclaré que Mohaned était un des agresseurs initiaux. Il a également déclaré que le second agresseur syrien avait également participé à sa mise en libération et à l’affaire du pot‑de‑vin. Il n’est donc pas surprenant que la Commission ait estimé que le témoignage du demandeur sur ce point contenait des « divergences internes ». Elle a également mis en doute la vraisemblance du fait que les Syriens continuaient à s’intéresser au demandeur, étant donné qu’ils devaient savoir qu’il était parti aux États‑Unis.

 

[18]           La Commission a signalé également plusieurs autres problèmes que soulevait le témoignage du demandeur. Par exemple, celui‑ci a présenté trois versions différentes pour ce qui est du temps pendant lequel il avait été placé sous garde. Dans le FRP, il s’agissait de 24 heures; dans le FRP modifié, il a parlé de cinq heures et dans son témoignage, de 2,25 heures. Il serait certes possible d’expliquer une différence de moins de trois heures, mais il est difficile de critiquer le scepticisme dont a fait preuve la Commission, compte tenu de l’écart important entre la durée indiquée dans l’exposé circonstancié du FRP initial et celle dont a parlé le demandeur quand il a déposé devant la Commission.

 

[19]           De la même façon, le fait que le demandeur n’ait aucunement mentionné dans le FRP le versement d’une partie importante du pot‑de‑vin sous la forme de bijoux fournis par sa belle‑sœur est un aspect dont la Commission pouvait régulièrement tenir compte dans son analyse de la crédibilité. En fait, le FRP omettait un bon nombre de renseignements dont on aurait pu raisonnablement s’attendre à ce qu’ils s’y trouvent et la façon dont la Commission a traité ces omissions n’est pas déraisonnable. Une des difficultés que soulève l’omission de détails importants dans un FRP est que cela permet par la suite d’embellir largement les faits, sans être limité par une description antérieure.

 

[20]           Le demandeur ne peut se contenter de signaler les erreurs qu’aurait commises la Commission au sujet de certaines conclusions de fait ou dans son interprétation des preuves. La décision doit être confirmée si la conclusion découle d’autres conclusions de fait raisonnables : voir Stelco Inc. c. British Steel Canada Inc., [2000] 3 C.F. 282 (C.A.). Les faits de la présente espèce sont visés par les commentaires qu’a formulés la Cour dans Kanagasabapathy c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] A.C.F. no 111, et dans Miranda c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 437. Dans cette dernière affaire, le juge Joyal a décrit la méthode que devait utiliser la Cour dans une affaire de ce genre. Il a déclaré :

Je suis toutefois d’avis qu’aux fins d’un contrôle judiciaire, les décisions de la Commission doivent être prises dans leur ensemble. Certes, on pourrait les découper au bistouri, les regarder à la loupe ou encore, en disséquer certaines phrases pour en découvrir le sens. Mais je crois qu’en général, ces décisions doivent être analysées dans le contexte de la preuve elle‑même. J’estime qu’il s’agit d’une manière efficace de déterminer si les conclusions tirées étaient raisonnables ou manifestement déraisonnables.

 

J’ai lu les notes sténographiques des dépositions des témoins devant la Commission et j’ai entendu les arguments des deux avocats. Bien qu’il soit possible d’isoler un commentaire dans la décision de la Commission et de conclure que celle‑ci s’est trompée, l’erreur doit néanmoins être pertinente à la décision rendue. Et, à mon avis, aucune erreur de ce genre n’a été commise.

 

S’il est vrai que des plaideurs habiles peuvent découvrir quantité d’erreurs lorsqu’ils examinent des décisions de tribunaux administratifs, nous devons toujours nous rappeler ce qu’a dit la Cour suprême du Canada lorsqu’elle a été saisie d’un pourvoi en matière criminelle où les motifs invoqués étaient quelque douze erreurs commises par le juge dans ses directives au jury. En rendant son jugement, la Cour a déclaré qu’elle avait trouvé dix‑huit erreurs dans les directives du juge mais que, en l’absence de tout déni de justice, elle ne pouvait accueillir le pourvoi.

 

C’est ce que j’essaie de démontrer en l’espèce. On peut examiner la décision de la Commission et ensuite l’évaluer en fonction de la preuve se trouvant dans les notes sténographiques et des déclarations faites par le requérant pour tenter de justifier son objectif ainsi que ses craintes subjectives de persécution.

 

Me fondant sur cette analyse, je considère que les conclusions tirées par la Commission sont fondées compte tenu de la preuve. Certes, il est toujours possible qu’on ne s’entende pas sur la preuve; un tribunal différemment constitué pourrait également rendre une décision contraire. Quelqu’un d’autre pourrait tirer une conclusion différente. C’est notamment le cas lorsque la personne qui rend la décision souscrit à un système de valeurs différent. Toutefois, malgré l’exposé approfondi de l’avocat du requérant, je n’arrive pas à saisir le genre d’erreur qu’aurait pu faire la Commission dans sa décision et qui justifierait mon intervention. À mon avis, la décision de la Commission est tout à fait compatible avec la preuve.

 

 

 

[21]           J’estime que rien dans les conclusions de la Commission ou dans la façon dont elle a abordé la question de la crédibilité n’est suffisamment troublant pour pouvoir être qualifié de manifestement déraisonnable. J’estime donc qu’il y a lieu de rejeter la présente demande de contrôle judiciaire.

 

[22]           Aucune des parties n’a demandé la certification d’une question et, par conséquent, aucune question ne sera certifiée.

 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE :

1.                  La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.                  Aucune question n’est certifiée.

 

« R. L. Barnes »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger, LL.M.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                                IMM‑10631‑04

 

 

INTITULÉ :                                                               AHMAD BADRAN

                                                                                    c.

                                                                                    MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                                                    ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                         TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                       LE 7 FÉVRIER 2006

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                               LE JUGE BARNES

 

DATE DES MOTIFS :                                              LE 13 FÉVRIER 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Sandra Saccucci Zaher                                                 POUR LE DEMANDEUR

 

Nicole Butcher                                                             POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Sandra Saccucci Zaher                                                 POUR LE DEMANDEUR

Avocate

Windsor (Ontario)

 

John H. Sims, c.r.                                                         POUR LE DÉFENDEUR

Sous‑procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Toronto (Ontario)

 

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