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Date : 20060111

Dossier : T-1763-05

Référence : 2006 CF 18

Ottawa (Ontario), le 11 janvier 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BLAIS

ENTRE :

FRONT CARRIERS LTD.

demanderesse

et

ATLANTIC & ORIENT

SHIPPING CORPORATION

défenderesse

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES

[1]                Il s'agit d'une requête en injonction interlocutoire (injonction Mareva) présentée par Front Carriers Ltd. (la demanderesse) afin de geler les actifs de Atlantic & Orient Shipping Corporation (la défenderesse) en Colombie-Britannique, dans l'attente de la procédure d'arbitrage qui aura lieu à Londres (Royaume-Uni), et d'obliger la défenderesse à faire une déclaration assermentée révélant tous ses actifs en Colombie-Britannique. Par l'instance d'arbitrage, la demanderesse veut recouvrer de la défenderesse plus de 9 000 000 $US au titre des pertes qu'elle prétend avoir subies en raison de la répudiation de la charte-partie liant les parties.

[2]                La défenderesse a aussi présenté une requête par laquelle elle sollicite une ordonnance annulant celle du 11 octobre 2005, par laquelle le juge Harrington a accordé à la demanderesse une injonction provisoire, et qui a été prolongée par l'ordonnance que le juge Teitelbaum a prononcée le 24 octobre 2005. En l'espèce, les deux requêtes sont entendues ensemble et une seule ordonnance sera rendue.

LES FAITS

[3]                La demanderesse est l'armateur disposant d'un vraquier qu'a construit en 2005 Imabari Shipyard Ltd. (Imabari), maintenant connu sous le nom de M/V « Double Happiness » (le navire). Simpson Spence & Young (SSY) a représenté la demanderesse dans les négociations de la charte-partie en question. En 2004, SSY a négocié 8 affrètements avec le groupe de sociétés A & O et M. Juan Lee a participé aux 8 négociations au nom du groupe de sociétés A & O, notamment de A & O Nevis.

[4]                En février et en mars 2005, SSY, à titre d'agent de la demanderesse, a négocié avec M. Lee, qui était, ou qui s'est présenté comme directeur général adjoint A & O Singapour, l'affrètement d'un nouveau navire par A & O Nevis pour une période allant de 24 et 26 mois, à partir d'une date située entre le 1er juin et le 30 septembre 2005.

[5]                Le 7 mars 2005, les parties ont conclu une entente d'affrètement du navire au taux de 31 500 US$ par jour. Plus de quatre mois plus tard, peu après le jour de la livraison du navire, le 12 juillet 2005, M. Lee a informé SSY qu'il n'avait pas le pouvoir d'affréter le navire parce qu'il n'était plus employé par A & O.

[6]                La demanderesse a interprété la conduite de A & O Nevis comme une répudiation du contrat et elle a signifié à A & O Nevis un avis qu'elle la tiendrait responsable des dommages-intérêts subis pour rupture de contrat. La demanderesse et la défenderesse sont toutes deux parties à une instance d'arbitrage à Londres (Royaume-Uni).

[7]                Le 26 août 2005, à Singapour, la demanderesse a demandé une injonction Mareva visant la défenderesse et elle a obtenu gain de cause. Cette décision a été portée en appel par la défenderesse.

[8]                En l'espèce, les fonds visés par la demande d'injonction Mareva ont pour source une instance distincte. Dans le dossier T-1405-04, Trans-Pacific Shipping Company (TP) a saisi les combustibles de soute dans le M/V Nordsund au motif qu'il s'agissait d'actifs d'A & O dans les Îles Vierges britanniques (A & O BVI); TP a obtenu gain de cause en arbitrage contre cette société pour rupture de charte-partie relativement au M/V Grand Orchid.

[9]                A & O Nevis est intervenue dans cette action et a allégué que, en fait, elle était propriétaire des combustibles de soute dans le M/V Nordsund. Par conséquent, TP a ouvert une autre action (numéro de greffe T-1843-04) contre tout le groupe de sociétés A & O et son mandant, M. Murray Wilgus.

[10]            Les combustibles de soute ont été libérés en vertu d'une ordonnance prononcée par la Cour, à condition que A & O Nevis paye une caution de 200 000 $CAD et la verse dans le compte en fidéicommis de Bernard & Partners, dans l'attente d'un règlement ou d'un jugement mettant fin à l'affaire. Vers le 11 ou le 12 octobre 2005, les actions ouvertes par TP ont fait l'objet d'une transaction.

[11]            Dans la présente affaire, le 11 octobre 2005, le juge Harrington a accordé une injonction Mareva provisoire ex parte à la demanderesse, visant notamment les fonds détenus par Bernard & Partners.

[12]            Le 24 octobre 2005, le juge Teitelbaum a ordonné le transfert des fonds du compte en fidéicommis de Bernard & Partners à celui de Stikeman Elliott LLP et il a prolongé l'injonction Mareva provisoire. Celle-ci a été reconduite par le juge en chef Lutfy le 30 novembre 2005, dans l'attente de la décision de la Cour relative aux requêtes présentées par les parties.


LA QUESTION EN LITIGE

[13]            La demanderesse a-t-elle respecté les exigences d'obtention des injonctions provisoires Mareva?

AnalysE

[14]            Les trois volets du critère applicable aux injonctions interlocutoires ont été exposés par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, à la page 334 :

L'arrêt Metropolitan Stores établit une analyse en trois étapes que les tribunaux doivent appliquer quand ils examinent une demande de suspension d'instance ou d'injonction interlocutoire. Premièrement, une étude préliminaire du fond du litige doit établir qu'il y a une question sérieuse à juger. Deuxièmement, il faut déterminer si le requérant subirait un préjudice irréparable si sa demande était rejetée. Enfin, il faut déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l'on accorde ou refuse le redressement en attendant une décision sur le fond.

[15]            L'injonction Mareva constitue une espèce d'injonction interlocutoire, et elle n'est accordée que si certaines conditions sont remplies. Le critère à trois volets mentionné ci-dessus en matière d'injonctions provisoires et les critères distincts applicables à l'injonction Mareva feront l'objet d'une analyse globale.

[16]            Dans l'arrêtThird Chandris Shipping Corp.et al. c. Unimarine S.A. [1979] 1 Q.B. 645, la Cour d'appel d'Angleterre a énoncé les conditions d'obtention de l'injonction Mareva et elles ont été avalisées par la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Marine Atlantic c. Blyth (1993) 113, D.L.R. (4th) 501 (supra), au paragraphe 5 :

1.         Le demandeur doit faire une divulgation complète et franche de tous les faits dont il a connaissance et qu'il est important que le juge connaisse.

2.         Le demandeur doit donner les détails de sa réclamation contre le défendeur, indiquant le motif de la réclamation et la somme demandée et exposant exactement les points soulevés par le défendeur contre la réclamation.

3.         Le demandeur doit donner des motifs de croire que le défendeur a des biens [dans le ressort].

4.         Le demandeur doit donner des motifs de croire qu'il y a risque que les biens soient enlevés avant que le jugement ne soit exécuté ou que ne soit payé la somme adjugée.

5.         Le demandeur doit s'engager à acquitter les dommages-intérêts, lequel engagement doit, le cas échéant, être appuyé d'une caution ou d'une garantie, et l'injonction ne doit être accordée que si cet engagement est pris ou si l'on promet de le prendre.

[17]            En ce qui concerne la première condition, la défenderesse soutient que le critère de communication pleine et franche est très strict. Par contre, la demanderesse soutient qu'il n'exclut pas une certaine souplesse et que la Cour conserve un certain pouvoir d'appréciation. J'abonde dans le sens de la demanderesse, vu les observations du juge Malone dans la décision Coca-Cola Ltd. c. Pardhan (c.o.b. Universal Exporters)[2003] F.C.J. No. 22, aux paragraphes 26 et 27 :

Quoi qu'il en soit, il faut éviter d'appliquer strictement l'obligation de communication pleine et franche et l'omission d'effectuer une pleine communication n'est pas toujours fatale. Les demandes ex parte sont nécessairement urgentes et on a peu le temps de préparer des éléments à l'appui; or, les ordonnances ne devraient pas être infirmées en raison de simples lacunes relevées dans les déclaration assermentées ou parce que des faits ne prêtant pas à conséquence n'ont pas été divulgués (voir Robert J. Sharpe, Injunctions and Specific Performance, édition à feuilles mobiles (Toronto : Canada Law Book, 2001), paragraphe 2.45)

Par conséquent, même si le juge avait conclu à une non-communication importante, cette conclusion n'aurait pas nécessairement entraîné l'annulation de l'ordonnance Anton Piller. L'effet de la non-communication aurait plutôt relevé de la discrétion du juge.

[18]            On peut établir un parallèle entre la position du juge Malone au sujet de la communication pleine et franche applicable à l'ordonnance Anton Piller et l'injonction Mareva en cause en l'occurrence. En d'autres termes, de simples imperfections dans les déclaration assermentées ou la non-communication de faits sans importance ne justifie pas nécessairement l'annulation de l'ordonnance. En fin de compte, le juge conserve un pouvoir d'appréciation.

[19]            La défenderesse soutient que la demanderesse a enfreint son obligation de communication pleine et franche de cinq manières :

1.       La demanderesse n'a pas communiqué correctement la position de la défenderesse relativement à la charte-partie alléguée; plus précisément, elle n'a pas communiqué la position de la défenderesse, qui soutenait que, à supposer qu'il y avait une charte-partie, elle avait été conclue par la défenderesse et une société autre que la demanderesse.

2.       La demanderesse a signalé qu'une entente avait été signée entre les parties le 7 mars 2005, alors qu'il n'y avait aucune entente signée.

3.       La demanderesse a fait des allégations non fondées et inconvenantes au sujet de la moralité de la défenderesse alors qu'elle n'a pas communiqué, comme elle le devait, le fait qu'elle avait effectué une vérification des antécédents de la défenderesse avant la conclusion de la charte-partie alléguée.

4.       La demanderesse n'a pas communiqué comme elle le devait le fait que la défenderesse avait, par le truchement de A & O Singapour, répondu à l'association chargée de la défense de la demanderesse ou que la défenderesse avait répondu à l'avis d'arbitrage de la demanderesse concernant la charte-partie alléguée.

5.       La demanderesse s'est appuyée sur des ouï-dire de provenance inconnue concernant les affaires de la défenderesse qui ne sont pas inadmissibles.

[20]            En ce qui concerne le premier élément, la défenderesse prétend que, lorsque la demanderesse a demandé une injonction provisoire ex parte dans la présente affaire, elle savait qu'il y avait eu des controverses au cours de l'instance judiciaire se déroulant à Singapour ainsi que de l'instance d'arbitrage se déroulant à Londres (Royaume-Uni), au sujet de la raison sociale réelle de la société. Plus précisément, la demanderesse savait qu'il y avait une confusion sur la question de savoir si elle s'appelait « Front Carriers Ltd. » ou « Front Carriers Inc. » .

[21]            La demanderesse soutient que, s'il y a eu incertitude, elle était due à une erreur sans importance qui a été corrigée depuis. J'abonde dans son sens et je conclus que la confusion causée par l'utilisation de « Inc. » au lieu de « Ltd. » était due à une erreur d'écriture sans importance et qu'elle ne constitue pas un fait matériel aux fins de la demande d'injonction Mareva.

[22]            En ce qui concerne le deuxième élément relatif à la communication pleine et franche, la défenderesse soutient que la demanderesse aurait dû révéler le fait qu'il n'y avait pas eu d'entente signée par les parties. Vu la preuve produite, je suis d'avis que l'argument de la défenderesse doit être rejeté. En dépit du fait qu'il n'y avait pas d'entente signée, la preuve montre clairement qu'une entente a été conclue par des échanges de courriels (voir les annexes « HAB 2 » de la déclaration assermentée de M. Billung). Dans les transactions commerciales de transport maritime, on a souvent recours au courriel en ce qui a trait aux charte-parties. Je conclus donc qu'il y avait une charte-partie en vigueur, et le fait qu'elle ait été conclue au moyen d'un échange de courriels et non pas d'un document signé écrit n'a aucune pertinence quant à l'exigence de communication pleine et franche relative à l'injonction Mareva.

[23]            En ce qui concerne le troisième élément relatif à la communication pleine et franche, la défenderesse prétend que la demanderesse a fait des allégations non fondées et inconvenantes au sujet de la moralité de la défenderesse alors qu'elle n'a pas communiqué, comme elle le devait, le fait qu'elle avait effectué une vérification des antécédents de la défenderesse avant la conclusion de la charte-partie alléguée. Je dois rejeter l'allégation de la défenderesse concernant la vérification des antécédents parce qu'elle n'est pas étayée par la preuve. Comme l'a dit la demanderesse, la preuve est claire : des enquêtes ont été faites au sujet de l'identité de la défenderesse. Par exemple, des courriels indiquent clairement que la demanderesse voulait savoir qui armait le navire (voir le dossier de requête de la demanderesse, à la page 91). Je ne peux donc pas conclure qu'il y a eu divulgation injustifiée des vérifications des antécédents.

[24]            En ce qui concerne le quatrième élément, la défenderesse prétend que la demanderesse n'a pas correctement divulgué le fait que la défenderesse avait, par le truchement de A & O Singapour, répondu à l'équipe chargée de la défense de la demanderesse et que la défenderesse avait répondu à l'avis d'arbitrage quant à la prétendue charte-partie. La défenderesse convient que les documents de la demanderesse n'étaient pas complètement muets sur les éléments mentionnés ci-dessus. Cependant, la défenderesse est d'avis que ces éléments auraient dû être mentionnés précisément par la demanderesse vu le fait qu'elle a ultérieurement mis l'accent sur son caractère évasif.

[25]            La demanderesse convient que A & O Singapour a envoyé une brève télécopie le 24 août 2005 et que A & O Nevis s'est présentée à l'instance en arbitrage de Londres. Cependant, la demanderesse prétend que ces faits ne dissipent pas ses préoccupations au sujet de la question de savoir si A & O Nevis exploite toujours activement son entreprise, ou non. La demanderesse prétend que A & O Nevis n'a jamais donné l'adresse de son bureau dans aucun des documents qu'elle a produits en réponse, ni produit d'éléments de preuve indiquant qu'elle fait des opérations commerciales. En outre, la demanderesse fait valoir qu'aucun gestionnaire ni aucune personne travaillant au service de A & O Nevis ne s'est manifesté pour signer une déclaration assermentée en son nom (à part ses avocats et un vérificateur externe).

[26]            En réponse à la demanderesse, la défenderesse dit qu'elle exploite activement son entreprise. Pour le prouver, la défenderesse fait état de 43 affrètements négociés avec des membres du groupe de sociétés A & O, notamment A & O Nevis, depuis 2002. En outre, la défenderesse dit que 8 affrètements ont été négociés depuis 2004, avec l'intervention de M. Lee.

[27]            Je conclus que les preuves de la défenderesse au sujet de ses activités commerciales ne sont pas satisfaisantes. La défenderesse aurait pu donner d'innombrables exemples de ses activités commerciales en cours; pourtant, elle a choisi de faire état de transactions passées, ce qui me paraît suspect. Plus précisément, je suis troublé par l'absence de preuves indiquant l'existence d'activités commerciales chez A & O Nevis depuis le départ de M. Lee.

[28]            Vu toutes les inquiétudes et la nature des preuves relatives à la question de savoir si la défenderesse exerçait toujours ses activités commerciales, même si la demanderesse n'a pas insisté sur le fait que la défenderesse avait envoyé une télécopie et participait à une instance en arbitrage, cela n'a pas d'importance quant à l'exigence de communication pleine et franche.

[29]            En ce qui concerne le cinquième élément relatif à la communication pleine et franche, la défenderesse soutient que, en ce qui a trait aux affaires de la défenderesse, la demanderesse s'est appuyée sur des ouï-dire qui ne sont pas admissibles. Plus précisément, la demanderesse a allégué que A & O Nevis perçoit du fret d'un sous-frètement du navire « Harmonic Progress » , ce que la défenderesse conteste.

[30]            La demanderesse a dit, ce que la défenderesse n'a pas nié, que, après le prononcé de l'injonction Mareva, A & O Nevis a restructuré ses affaires, de sorte que le sous-affréteur a fait ses versements relatifs à la charte-partie directement au propriétaire ou à l'armateur disposant, et que le compte bancaire de A & O Nevis à Singapour n'a plus du tout été alimenté.

[31]            La demanderesse a allégué que, dès le prononcé de l'injonction Mareva, le compte bancaire à Singapour visé par cette ordonnance n'a plus été alimenté. La défenderesse allègue que le transfert des fonds constituait une décision commerciale et n'avait absolument rien à voir avec l'injonction Mareva. Je conclus que l'argument de la défenderesse n'est pas satisfaisant vu que la preuve produite n'indique pas de bonnes raisons commerciales justifiant la décision de transférer ces fonds. La Cour doit en déduire que cela a été fait afin de nuire aux intérêts de la demanderesse et de contourner l'injonction.

[32]            Vu les observations faites ci-dessus et la preuve produite devant moi, je conclus que la demanderesse a rempli la première condition applicable à l'injonction Mareva; en d'autres termes, il y a eu communication pleine et franche de sa part.

[33]            Selon la deuxième condition applicable à l'injonction Mareva, la demanderesse doit exposer avec précision ses prétentions. Cette condition englobe l'obligation de faire valoir une question sérieuse qui constitue un des trois volets du critère applicable aux injonctions interlocutoires.

[34]            La Cour a reconnu que l'exigence préliminaire à laquelle le demandeur doit satisfaire en ce qui concerne le volet « question sérieuse » du critère à appliquer en matière d'injonction n'est pas rigoureuse (North American Gateway Inc. c. Canada ( Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes ) (1997), 47 Admin. L.R. (2d) 24). À ce stade de l'instance, la Cour n'est pas appelée à examiner l'affaire au fond, mais à décider, après avoir examiné le dossier et les observations des parties, si les allégations en cause sont frivoles ou vexatoires, ou non.

[35]            Cela dit, dans la décision Allergan pharmaceuticals Inc. et al c. Bausch & Lomb Inc. et al (1985) 7 C.P.R. (3d) 209, le juge Dubé a reconnu, aux pages 212 à 213, que, dans certains cas, comme en matière d'injonctions Mareva, il doit y avoir une exigence préliminaire plus élevée.

[36]            La juge Tremblay-Lamer a confirmé cette position dans la décision Pegasus Lines Ltd. S.A. c. Devil Shipping Ltd. [1996] A.F.C. no 144, aux paragraphes 62 et 63, où elle a suivi la position du juge Estey de la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Aetna Financial Services c. Feigelman [1985] 1 R.C.S., à la page 25 :

Le point essentiel de l'action Mareva est le droit de geler les biens exigibles qui se trouvent dans le ressort quel que soit le lieu de résidence du défendeur, pourvu naturellement qu'il existe entre le demandeur et le défendeur une cause d'action qui puisse se régler devant les tribunaux d'Angleterre. Toutefois, l'injonction ne sera prononcée que s'il y a un risque réel de voir disparaître des biens, que ce soit à l'intérieur ou à l'extérieur du ressort.

Sa Seigneurie a ajouté à la page 27 :

Comme condition préalable à l'obtention de l'ordonnance, le demandeur doit faire [TRADUCTION] "une preuve suffisante à première vue"[...] et non simplement démontrer [...] que [TRADUCTION] "sa cause paraît bonne" [...].

[37]            Afin d'établir qu'il y a une « preuve suffisante à première vue » , la demanderesse doit faire état, au moyen d'une déclaration assermentée, de tous les éléments qui, s'ils sont avérés, lui donneront gain de cause au fond. Je conclus que la déclaration assermentée montre bien que la défenderesse a refusé de respecter la charte-partie et que la demanderesse a produit une preuve suffisante à première vue. Cela dit, je suis aussi convaincu que la demanderesse a exposé ses prétentions avec suffisamment de précision et qu'elle a rempli la deuxième condition d'octroi de l'injonction Mareva.

[38]            Je conclus aussi que la demanderesse a aussi rempli la troisième condition que comporte l'injonction Mareva en démontrant que la défenderesse a des actifs au Canada. La preuve montre que la défenderesse a au moins 200 000 $ dans un compte en fidéicommis chez Stikeman Elliott LLP.

[39]            Je suis aussi d'avis que la demanderesse a rempli la cinquième condition en prenant un engagement à payer des dommages-intérêts. M. McEwen a signalé, au paragraphe 19 de sa déclaration assermentée, qu'il était autorisé par Front Carriers à s'engager en son nom à verser, le cas échéant, les dommages-intérêts qu'aura subis la défenderesse si la Cour devait statuer que l'injonction a été accordée à tort.

[40]            La question plus controversée en l'espèce a trait à la quatrième condition de l'injonction Mareva : la demanderesse a-t-elle montré qu'elle a des motifs suffisants de croire que les actifs de la défenderesse risquent d'être transférés avant le jugement ou son exécution? Dans l'arrêt Marine Atlantic, précité, la Cour d'appel fédérale a bien précisé, aux paragraphes 8 et 9, que le facteur prépondérant de l'injonction Mareva :

[...] est le fait que le défendeur « menace de disposer de ses biens de manière à déjouer toute tentative de la partie adverse de faire exécuter ce jugement contre le défendeur, à supposer que celle-ci ait finalement gain de cause et obtienne jugement en sa faveur » (le juge Estey, Aetna Financial Services c. Feigelman, précité, à la p. 24).

Le transfert de biens d'un ressort par un défendeur résidant dans le cadre normal de son entreprise, sans qu'on puisse suggérer qu'il y avait une intention de déjouer ou d'empêcher une éventuelle exécution de jugement par le demandeur, n'est pas suffisant pour appuyer une injonction Mareva.

[41]            Dans l'arrêt R. c. Consolidated Fastfrate Transport Inc. (1995), 125 D.L.R. (4th), la Cour d'appel de l'Ontario a dit, aux pages 14 et 15, être d'avis que, lorsqu'il s'agit de décider s'il est indiqué d'accorder une injonction Mareva, la question décisive est la suivante : le but visé par le défendeur « en transportant des biens à l'extérieur du ressort ou en les dilapidant ou en les aliénant [est-il] de se soustraire à un jugement » ?

[42]            Pour établir la réalité de ce risque, la demanderesse doit établir la possibilité que la défenderesse transférera ou dilapidera ses actifs du ressort aux seules fin de nuire à l'exécution du jugement. En outre, si la demanderesse veut faire valoir que certains actes commis antérieurement constituent des exemples de transfert ou de dilapidation d'actifs, elle doit montrer qu'ils ne l'ont pas été dans le cours normal des affaires.

[43]            La défenderesse a eu un comportement équivoque au sujet du non-respect de la charte-partie. Comme je l'ai mentionné plus haut, la défenderesse a été incapable de montrer qu'elle poursuit ses activités commerciales. La défenderesse a invoqué des exemples d'activités commerciales passées; ils ne sont pas satisfaisants. Je conclus que la suspicion est de mise puisque la défenderesse n'a pas produit de preuve indiquant qu'elle poursuit ses activités commerciales à l'heure actuelle.

[44]            En outre, comme je l'ai mentionné plus haut, la défenderesse n'a pas donné d'explications suffisamment convaincantes au sujet du tarissement des fonds alimentant le compte de A & O Nevis à Singapour dès le prononcé de l'injonction Mareva visant le Harmonic Progress; cela étaye la position de la demanderesse selon laquelle la défenderesse va tenter de transférer ou de dilapider les fonds en question si l'injonction n'est pas accordée.

[45]            Je conclus que le comportement de la défenderesse montre qu'il y a un risque bien réel que la défenderesse tentera de faire obstacle aux efforts de la demanderesse d'exécuter le jugement qu'elle pourra obtenir. Si l'injonction Mareva n'est pas prononcée, il y a un risque que les fonds canadiens soient transférés ou dilapidés et qu'ils ne seront pas utilisés dans le cours normal des affaires.

[46]            Je conclus que la demanderesse a rempli les conditions dont l'injonction Mareva est assortie.

ORDONNANCE

            LA COUR ORDONNE :

  1. La requête en injonction interlocutoire est accueillie;

  1. Il est interdit à la défenderesse, à ses préposés ou représentants, ou à quiconque de transférer du ressort, d'aliéner, de dilapider, de donner en gage, de grever, de céder les actifs de la défenderesse au Canada, ou de faire toutes autres opérations à leur égard, notamment les fonds détenus en fidéicommis par Stikeman Elliot LLP en vertu de l'ordonnance prononcée par la Cour le 9 août 2005, dans le dossier T-1405-04, et des ordonnances prononcées par la Cour le 11 octobre 2005 et le 24 octobre 2005, dans le dossier T-1763-05.

  1. La défenderesse communiquera immédiatement à la demanderesse, par déclaration assermentée signée par un de ses administrateurs en son nom, tous les actifs de la défenderesse au Canada, inscrits en son nom ou non, et dont elle est propriétaire ou copropriétaire; elle donnera des renseignements actualisés concernant la valeur, le lieu et la nature de tous ces actifs, notamment en ce qui concerne ses comptes bancaires, le nom et l'adresse des succursales, le nom du titulaire, les numéros, et les soldes créditeurs au jour de la présente ordonnance.

  1. Les demandes présentées par la défenderesse en annulation de l'ordonnance d'injonction provisoire rendue par le juge Harrington le 11 octobre 2005, et de l'ordonnance rendue par le juge Teitelbaum le 24 octobre 2005, sont rejetées.

  1. Le tout avec dépens en faveur de la demanderesse, payables immédiatement quelle que soit l'issue de la cause.

« Pierre Blais »

Juge

Traduction certifiée conforme

François Brunet, LL.B., B.C.L.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         T-1763-05

INTITULÉ :                                        Front Carriers Ltd.

                                                            c.

                                                            Atlantic & Orient Shipping Corporation

LIEU DE L'AUDIENCE :                  Vancouver (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

DATE DE L'AUDIENCE :                LE 15 DÉCEMBRE 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE : LE JUGE BLAIS

DATE DES MOTIFS :                       LE 11 JANVIER 2006

COMPARUTIONS:

Judy Rost

POUR LA DEMANDERESSE

David R. Brown

                        POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Alexander Holburn Beaudin & Lang LLP

Vancouver (Colombie-Britannique)

                          POUR LA DEMANDERESSE

Stikeman Elliott LLP

Vancouver (Colombie-Britannique)

                         POUR LA DÉFENDERESSE

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