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Date : 20060620

Dossier : T‑2200‑05

Référence : 2006 CF 778

Ottawa (Ontario), le 20 juin 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BARNES

 

 

ENTRE :

LA PREMIÈRE NATION DE SWEETGRASS

 

demanderesse

et

 

LORI GOLLAN, VIRGINIA FAVEL

et MYRON PASKEMIN, en leur qualité

personnelle et en tant que présumés

membres du tribunal électoral de

la Première nation de Sweetgrass

 

défendeurs

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Ce différend concerne essentiellement une élection du chef et du conseil de bande, qui a eu lieu le 13 novembre 2005. Lorsque cette instance a été introduite, la demanderesse, la Première nation de Sweetgrass (Sweetgrass), sollicitait à la fois un jugement déclaratoire et une injonction visant à empêcher les défendeurs, Lori Gollan, Virginia Favel et Myron Paskemin, de continuer d’agir comme membres du tribunal électoral de la bande (le tribunal). Sweetgrass voudrait maintenant remplacer deux des défendeurs (Lori Gollan et Myron Paskemin) par les candidats qu’elle propose comme membre du tribunal, à savoir Robert Pelton, c.r., et Sylvia Weenie. Afin de préserver le statu quo, une injonction a été prononcée en faveur de la demanderesse par le juge Simon Noël le 12 janvier 2006, injonction qui devait rester exécutoire jusqu’à ce que la présente instance soit jugée au fond. L’injonction empêchait le tribunal d’accomplir son mandat, c’est‑à‑dire de revoir l’élection qui avait été contestée par l’un des candidats non élus.

 

[2]               La présente instance a débuté en tant qu’action, mais les parties sont convenues durant la conférence préparatoire au procès qu’elle pourrait être tout aussi bien résolue, voire mieux, en tant que demande de contrôle judiciaire. Les avocats des parties ont confirmé cette entente lorsque l’affaire m’a été présentée, pour être plaidée à Saskatoon le 15 mai 2006.

 

[3]               Dans ses conclusions, l’avocat de Sweetgrass a reconnu qu’aucun redressement n’était sollicité contre la défenderesse Virginia Favel. Il a admis que Mme Favel avait été validement nommée membre du tribunal et qu’elle devrait conserver cette qualité. Sweetgrass continue cependant de contester le droit des deux autres défendeurs de siéger comme membres du tribunal, encore qu’elle ait été plus catégorique sur ce point à l’égard de Mme Gollan qu’à l’égard de M. Paskemin. Sweetgrass soutient que Mme Gollan est inhabile à siéger au tribunal en raison de ses préventions et des irrégularités entachant sa nomination. S’agissant de M. Paskemin, Sweetgrass fait valoir que sa nomination est entachée d’irrégularités et qu’elle ne saurait donc être maintenue.

 

Le processus électoral

[4]               En 1995, le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien modifiait l’Arrêté sur l’élection du conseil de bandes indiennes, daté du 14 décembre 1989, pour autoriser Sweetgrass à mener l’élection de son chef et de son conseil conformément à sa coutume et selon ce que prévoyait la Loi sur les élections de la nation crie de Sweetgrass (aujourd’hui Loi sur les élections de la bande de Sweetgrass, ci‑après appelée « la Loi »).

 

[5]               La Loi, qui donne une description détaillée des procédures électorales de la bande, établit un mécanisme qui permet de contester une élection lorsqu’un candidat ou un électeur allègue sous serment qu’il y a eu corruption ou autre fraude électorale.

 

[6]               Un élément clé du processus d’appel en matière électorale est la constitution du tribunal, lequel a le pouvoir d’enquêter sur une élection et d’adresser au conseil de bande un rapport exposant ses conclusions. La Loi prévoit aussi une audience publique en règle, qui est convoquée par le tribunal après qu’il a mené à terme sa propre enquête interne. Durant cette audience, le tribunal doit [traduction] « entendre et étudier tous les éléments de preuve qui, selon lui, intéressent l’appel ». La Loi oblige ensuite le tribunal à se réunir et à présenter une recommandation au chef et au conseil. Si le tribunal juge que l’élection d’un candidat ou de plusieurs candidats est entachée de corruption ou de fraude ou que le candidat n’était pas éligible, ses conclusions s’imposent au chef et au conseil (article 4 N(5)). Une nouvelle élection doit alors avoir lieu. Inutile de le dire, le pouvoir du tribunal de déclarer invalide une élection tenue au sein de la bande lui confère une responsabilité considérable.

 

[7]               La Loi établit aussi le processus de nomination des membres du tribunal. Il est clair que c’est au conseil de bande qui est en place avant l’élection qu’il appartient de lancer le processus électoral, outre son droit de choisir deux des trois membres du tribunal. Le troisième membre du tribunal est nommé par la personne qui interjette appel de l’élection.

 

[8]               Nombre des étapes à franchir pour l’élection du chef et du conseil et pour l’appel interjeté d’une élection sont assorties de délais. Ainsi, une élection doit être déclenchée au cours des six (6) derniers mois de la dernière année du mandat du conseil (tous les deux ans), mais sa date doit être fixée au plus tôt le 15e jour de l’avant‑dernier mois du mandat du conseil, et au plus tard sept (7) jours avant le deuxième anniversaire de ce mandat. Le tribunal doit aussi respecter plusieurs délais pour l’accomplissement de son mandat, et notamment tenir une audience publique dans un délai de trente (30) jours après le dépôt d’un appel.

 

[9]               Le président du tribunal et le second membre sont nommés par le conseil de bande au cours d’une réunion d’appel aux urnes, qui doit avoir lieu au moins quatre‑vingt‑dix (90) jours avant la date de l’élection. Les agents électoraux doivent également être nommés au cours de cette réunion.

 

[10]           On s’est efforcé de garantir l’indépendance des membres du tribunal. Ainsi, le président du tribunal doit être un avocat, mais il ne peut être un électeur ni le conjoint d’un électeur, ou un membre de la famille immédiate d’un électeur. On déclare préférer choisir des anciens pour les deux autres postes du tribunal. On veut manifestement que le tribunal soit indépendant, objectif et équitable, mais la Loi ne prétend pas inventorier tous les conflits possibles dans le choix de ses membres. La Loi est d’ailleurs totalement silencieuse sur la difficulté dont il s’agit ici, c’est‑à‑dire celle de savoir comment la bande doit composer avec une accusation de partialité portée contre un membre du tribunal qui ne veut pas démissionner. La Loi est aussi silencieuse sur la question du remplacement d’un membre du tribunal ou d’un agent électoral qui décide de se retirer ou qui se trouve dans une position de conflit en raison de l’investiture ultérieure d’un membre de sa famille comme candidat à une élection.

 

Contexte de l’élection

[11]           Le jeudi 18 août 2005, le chef et le conseil de Sweetgrass se sont assemblés en réunion ordinaire. Selon le procès‑verbal de cette réunion, plusieurs points y ont été débattus, notamment la tenue d’une élection au sein de la bande le 13 novembre 2005. Le procès‑verbal indique aussi que la défenderesse, Lori Gollan, a été choisie comme présidente du tribunal, et Fred Paskemin, comme second membre du tribunal. À cette date, Mme Gollan était conseillère juridique de la bande, et elle était présente à la réunion. Elle a demandé une somme de mille dollars (1 000 $) pour ses services en tant que présidente du tribunal, somme qui serait retournée à Sweetgrass si aucun appel n’était formé contre les résultats de l’élection.

 

[12]           Le 19 août 2005, Fred Paskemin se retirait du tribunal, et le conseil le remplaçait par Sylvia Weenie.

 

[13]           Le 28 octobre 2005, la bande tenait son assemblée de mises en candidature en vue de l’élection. Six (6) candidats briguaient le mandat de chef, dont le titulaire de cette charge à l’époque, Rod Atcheynum (le chef Atcheynum), et le chef actuel, Wayne Standinghorn (le chef Standinghorn). Dix‑neuf (19) candidats, dont le fils de Sylvia Weenie, Quentin Weenie, furent proposés pour les postes de membres du conseil. Le chef Standinghorn est le frère adoptif de Sylvia Weenie.

 

[14]           En raison des liens de parenté étroits de Mme Weenie avec deux (2) des candidats à l’élection, le conseil de bande nomma Myron Paskemin pour la remplacer comme membre du tribunal. Cette décision avait censément été prise par résolution du conseil adoptée lors d’une réunion le 8 novembre 2005, mais aucune copie signée de la résolution du conseil de bande (la RCB) n’a été trouvée dans les bureaux de la bande. Une copie signée de la RCB du 8 novembre 2005 fut cependant fournie par Mme Gollan le 29 novembre 2005. Le remplacement de Mme Weenie comme membre du tribunal est également attesté dans les attendus d’une RCB signée par le chef et le conseil actuels le 18 novembre 2005. Les attendus de la RCB renferment notamment ce qui suit :

[TRADUCTION]

ET ATTENDU que, par résolution du 18 août 2005, le chef et le conseil de la Première nation de Sweetgrass ont décidé de nommer Fred Paskemin comme électeur appelé à siéger au tribunal électoral;

 

ET ATTENDU que, le 19 août 2005, Fred Paskemin a décliné sa nomination comme électeur appelé à siéger au tribunal électoral.

 

ET ATTENDU que, par résolution du 19 août 2005, le chef et le conseil de la Première nation de Sweetgrass ont décidé de nommer Sylvia Weenie comme électrice appelée à siéger au tribunal électoral.

 

ET ATTENDU que, le 8 novembre 2005, le chef et le conseil de la Première nation de Sweetgrass ont décidé de nommer Myron Paskemin comme second électeur appelé à siéger au tribunal électoral.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[15]           La RCB susdite prétendait ensuite révoquer les défendeurs Lori Gollan et Myron Paskemin comme membres du tribunal et les remplacer respectivement par Robert Pelton, c.r. (un avocat réputé et respecté de Regina) et par la susdite Sylvia Weenie. Il convient de noter qu’il ne ressort pas du dossier que Mme Weenie ou quiconque se soit opposé à sa révocation comme membre du tribunal à l’époque où elle fut remplacée par Myron Paskemin, et l’on ne sait pas si elle était disposée à accepter une nouvelle nomination au tribunal conformément à la résolution susmentionnée du conseil.

 

[16]           L’élection au sein de la bande de Sweetgrass s’est déroulée le 13 novembre 2005 comme prévu, et M. Standinghorn fut élu chef.

 

[17]           Le 16 novembre 2005, l’un des candidats non élus au conseil de bande, George Atcheynum, interjetait appel du résultat de l’élection en vertu de la Loi. Il a demandé à Virginia Favel, une ancienne de Sweetgrass, d’être le troisième membre du tribunal, en application de l’article N(3)(c) de la Loi, et elle a accepté. À la date du dépôt de l’appel, le tribunal se composait de Lori Gollan, de Virginia Favel et de Myron Paskemin.

 

[18]           Peu après l’élection, le mandat de Mme Gollan comme conseillère juridique de la bande fut résilié. Le 22 novembre 2005, Mme Gollan était informée que le nouveau conseil de bande l’avait révoquée comme présidente du tribunal et l’avait remplacée par Robert Pelton, c.r. Mme Gollan a accepté de transférer au conseiller juridique nouvellement désigné la responsabilité des dossiers qu’elle avait en sa possession à titre de conseillère juridique, mais elle a refusé de renoncer à sa charge de présidente du tribunal. Elle a fait observer que le tribunal [traduction] « est indépendant du chef et du conseil de la bande » et que le nouveau chef et le nouveau conseil n’avaient pas le pouvoir d’annuler sa nomination, arrêtée par l’ancien chef et l’ancien conseil.

 

[19]           C’est alors qu’est apparue une impasse évidente. Prenant les devants, le tribunal fixa la date d’une audience publique où seraient reçus les éléments de preuve additionnels concernant l’appel formé contre le résultat de l’élection. Malheureusement, le tribunal négligea de notifier l’audience publique au conseiller juridique de Sweetgrass, qui fut naturellement troublé par cet oubli. Pour sa part, le tribunal, qui voulut afficher des avis de cette audience, se heurta à des résistances et, lorsqu’il tenta effectivement de tenir l’audience, l’injonction provisoire délivrée par la Cour le 16 décembre 2005 lui fut signifiée.

 

[20]           Il convient aussi de noter qu’un avocat du cabinet de Mme Gollan se chargea de certains des affidavits rédigés au nom de l’appelant qui contestait le résultat de l’élection. L’affidavit de Mme Gollan disait qu’il s’agissait là d’une simple « courtoisie ». On ne sait pas si un membre du bureau de Mme Gollan est intervenu dans la rédaction de ces documents.

 

Le rôle de Mme Gollan

[21]           Lorsque Mme Gollan fut nommée au tribunal, elle était aussi investie du mandat de conseillère juridique de Sweetgrass. En cette dernière qualité, elle avait fourni d’importants services juridiques, et ses mémoires pour l’année 2005 m’ont été soumis en même temps que le dossier. Un examen de ces mémoires, qui représentent les services rendus par Mme Gollan à Sweetgrass avant l’élection, montre que le chef Atcheynum, en sa qualité personnelle, a lui aussi bénéficié de ses conseils. Il s’agissait notamment de la représentation conjointe du chef Atcheynum et de Sweetgrass dans un procès qui les opposait à plusieurs tierces parties, dont le Conseil tribal de Battlefords. Il est clair que Mme Gollan n’avait pas la responsabilité principale de ce litige au nom de Sweetgrass et du chef Atcheynum, mais elle reconnaît dans son affidavit que son rôle était considérablement plus important que celui de simple représentante locale d’un avocat chef de file. En fait, elle est désignée comme l’un des avocats inscrits au dossier dans le procès, encore que dans une fonction subalterne. Mme Gollan facturait son travail juridique directement à Sweetgrass, et ses honoraires afférents à ce litige constituent une proportion appréciable des frais totaux de 2005 facturés à Sweetgrass.

 

[22]           Un examen des mémoires de Mme Gollan montre aussi que le chef Atcheynum et le chef Standinghorn étaient des adversaires. On note plusieurs références à des consultations entre Mme Gollan et le chef Atcheynum, où le chef Standinghorn était un sujet de discussion, notamment une référence à une rencontre pour laquelle apparaît le service facturé suivant :

[TRADUCTION]

Rencontre avec les clients Rod et Lawrence à propos d’une possible action en responsabilité civile contre Wayne Standinghorn, CTB [Conseil tribal de Battlefords] et la station radiophonique.

 

 

[23]           Selon un autre poste de facturation portant la date du 25 août 2005, Mme Gollan et le chef Atcheynum se sont demandé s’il convenait que le frère du chef Atcheynum siège comme membre du tribunal. Mme Gollan aurait, selon ce poste, insisté à juste titre sur l’impératif d’impartialité.

 

Points litigieux

1.       Mme Gollan ou M. Paskemin sont‑ils inhabiles à siéger comme membres du tribunal en raison d’irrégularités entachant leurs nominations respectives?

 

2.         Mme Gollan est‑elle inhabile à siéger comme membre du tribunal pour cause de partialité?

 

3.         Quel est le redressement indiqué, le cas échéant?

 

4.         Quelle devrait être l’ordonnance d’adjudication de dépens?

 

 

Analyse

[24]           Dans cette demande de redressement de prérogative, Sweetgrass conteste le droit de deux (2) des membres du tribunal de continuer d’agir dans l’examen de l’appel interjeté du résultat de l’élection. Les parties reconnaissent que la Cour a le pouvoir de statuer sur la question, et il ressort clairement des précédents qu’un tribunal d’appel du genre dont il s’agit ici est un office fédéral au sens de l’article 2 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7 : voir la décision Gabriel c. Canatonquin, [1978] 1 C.F. 124, confirmé [1980] 2 C.F. 792 (C.A.) et la décision Sparvier c. Bande indienne Cowessess, [1993] 3 C.F. 142, [1993] A.C.F. no 446.

 

[25]           La décision Sparvier est une source considérable d’inspiration pour les questions du genre de celles qui sont soulevées en l’espèce. Le juge Marshall Rothstein était saisi d’une contestation élevée à l’encontre d’un tribunal électoral établi selon la coutume d’une bande indienne. Comme en l’espèce, la contestation était fondée sur de présumées irrégularités procédurales et sur une présumée partialité. Dans l’affaire Sparvier, toutefois, le tribunal s’était prononcé sur l’appel relatif au résultat de l’élection avant que son pouvoir de le faire fût mis en doute. Malgré cette différence, je ne crois pas que la décision Sparvier puisse être distinguée de la présente affaire. La décision du juge Rothstein définit clairement le champ de l’obligation d’équité à laquelle est soumis un tribunal électoral de ce genre. Il écrivait ce qui suit, aux paragraphes 47, 48, 51 et 52 :

47      Bien que j’accepte l’importance d’un processus autonome pour l’élection des gouvernements de bandes, j’estime que des normes minimales de justice naturelle ou d’équité procédurale doivent être respectées. Je reconnais pleinement que les tribunaux doivent éviter de s’immiscer dans le mouvement politique des peuples autochtones en vue d’acquérir plus d’autonomie. Cependant, les membres des bandes sont des individus qui, à mon sens, ont le droit à ce que les tribunaux suivent une procédure équitable dans les instances qui les concernent. Dans la mesure où cette Cour a compétence, les principes de la justice naturelle et de l’équité procédurale doivent être appliqués.

 

48      Pour décider quels « principes » doivent s’appliquer en l’espèce, j’ai tenu compte de l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Lakeside Colony of Hutterian Brethren c. Hofer, [1992] 3 R.C.S. 165, où, à la page 195 de l’arrêt, le juge Gonthier a affirmé ce qui suit pour la majorité :

 

Le contenu des principes de justice naturelle est souple et dépend des circonstances dans lesquelles la question se pose. Toutefois, les exigences les plus fondamentales sont la nécessité d’un avis, la possibilité de répondre et l’impartialité du tribunal.

 

En l’espèce, il y a un tribunal d’appel qui a le pouvoir de prendre des décisions qui touchent les élections et les droits des candidats à ces élections. En vertu de ses pouvoirs, il peut maintenir une élection ou en ordonner une nouvelle. Il est tenu d’entendre les appels dans lesquels sont alléguées des pratiques électorales contraires à la Loi ou des pratiques illégales, corrompues ou criminelles de la part des candidats.

 

...

 

¶ 51      Je suis convaincu que le tribunal d’appel, en l’espèce, avait l’obligation d’agir conformément aux règles de l’équité procédurale. Dans l’arrêt Cardinal et autre c. Directeur de l’établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643, le juge Le Dain a affirmé ce qui suit à la page 661 :

 

Il faut considérer le droit à une audition équitable comme un droit distinct et absolu qui trouve sa justification essentielle dans le sens de la justice en matière de procédure à laquelle toute personne touchée par une décision administrative a droit.

 

Il n’y a aucun doute que les candidats à une élection de bande sont touchés par une décision d’un tribunal d’appel. Que les fonctions exercées par le tribunal d’appel soient considérées comme judiciaires, quasi judiciaires ou administratives, une audition équitable est essentielle.

 

52 Vu cette conclusion, je suis d’avis que les exigences fondamentales énoncées par le juge Gonthier dans l’arrêt Hofer, (précité), s’appliquent au tribunal d’appel de la bande indienne Cowessess no 73. Ces conditions sont : l’impartialité du tribunal, la nécessité d’un avis et la possibilité de répondre.

 

 

L’analyse ci‑dessus s’accorde pleinement avec mes propres vues, et je l’applique sans restriction aux circonstances de la présente affaire.

 

[26]           C’est sur le fondement d’une allégation de partialité que le chef et le conseil de bande nouvellement élus de Sweetgrass cherchent aujourd’hui à révoquer Mme Gollan de sa charge de membre du tribunal, pour la remplacer par un membre de leur choix, M. Pelton. Ils cherchent aussi à remplacer M. Paskemin par Mme Weenie, au motif que la décision antérieure du conseil de la révoquer était irrégulière. Mme Gollan et M. Paskemin ont refusé de démissionner comme membres du tribunal, et ils nient qu’ils sont inhabiles pour cause de partialité ou pour cause d’irrégularités entachant leurs nominations initiales. Ils affirment qu’ils étaient dûment autorisés à agir en cette qualité, en stricte conformité avec la Loi. Ils disent aussi que la présente instance est une tentative du chef et du conseil nouvellement élus d’usurper mal à propos les pouvoirs du conseil précédent. Les défendeurs ont évidemment le sentiment qu’un tel processus est motivé par la volonté d’influer indirectement sur l’appel interjeté du résultat de l’élection.

 

[27]           Sweetgrass a élevé plusieurs contestations techniques contre les nominations de Mme Gollan et de M. Paskemin faites par l’ancien conseil de bande. Elle dit que les nominations n’auraient pas été intégralement ou validement attestées et qu’au moins l’un des délais fixés dans la Loi n’aurait pas été observé. En effet, le conseil de bande n’a manifestement pas nommé Mme Gollan à la présidence du tribunal au moins quatre‑vingt‑dix (90) jours avant l’élection, contrairement à ce qu’exige la Loi. Ici, la nomination de Mme Gollan a été faite quatre‑vingt‑huit (88) jours avant la date prévue de l’élection, c’est‑à‑dire lors de la réunion d’appel aux urnes tenue le 18 août 2005. M. Paskemin fut même nommé plus tard pour remplacer Mme Weenie, laquelle avait remplacé Fred Paskemin, qui avait démissionné.

 

[28]           L’argument de Sweetgrass sur ce point est évidemment une arme à double tranchant parce que, s’il est fondé, il a pour résultat d’invalider non seulement les nominations des membres du tribunal, mais également l’élection tout entière.

 

[29]           Il m’apparaît clair que ce délai, et les autres délais fixés par la Loi, sont des délais indicatifs et non impératifs. Il est impossible que la bande ait voulu que le processus de nomination ou le processus électoral soit automatiquement annulé parce que de telles dispositions n’ont pas été strictement observées, surtout dans le cas de Mme Gollan, où l’écart n’était que de deux (2) jours. Cet argument perd également toute sa force si l’on considère la nécessité évidente de remplacer périodiquement les membres du tribunal ou les agents électoraux qui se retirent (par exemple Fred Paskemin). Le conseil de bande doit avoir le pouvoir de nommer des remplaçants, sans être paralysé par des délais qui ne peuvent être respectés ou qui sont sans conséquence pour la tenue d’une élection régulière.

 

[30]           Dans la décision Sparvier, précitée, le juge Rothstein devait répondre à cette même question. Là aussi, la constitution d’un tribunal d’appel de la bande était contestée parce qu’un délai n’avait pas été observé dans le choix des membres du tribunal. Rejetant le même argument que celui qui a été avancé ici, le juge Rothstein écrivait ce qui suit :

27       À mon avis, il est important que le tribunal d’appel soit élu avant la réunion de présentation des candidats pour qu’il soit en place pendant tout le processus électoral afin de traiter les questions qui relèvent de sa compétence. Si le tribunal d’appel doit être constitué avant la réunion de présentation des candidats, c’est peut‑être aussi pour que ses membres, dès le début, évitent de prendre part, de façon partisane, à l’élection. Cependant, ni l’une ni l’autre de ces raisons ne font croire que les délais prévus pour l’élection du tribunal d’appel aient une telle importance que leur inobservation, contraire à l’alinéa 6(4)a), doive entraîner la nullité juridique des actes d’un tribunal d’appel élu après une réunion de présentation des candidats.

 

28      À mon avis, le tribunal, une fois constitué, peut néanmoins entendre des appels même s’il a été élu après le commencement du processus électoral. Si un membre constate qu’il est devenu le partisan d’un candidat de sorte que cela soulève une crainte raisonnable de partialité, il devrait décliner son élection au tribunal d’appel.

 

29 Le fait d’invalider les actes d’un tribunal d’appel du seul fait qu’il a été élu après la date de la présentation des candidats pourrait très bien entraîner, pour des membres de la bande qui n’ont aucun contrôle sur ceux chargés de faire respecter la Loi, une injustice ou des inconvénients graves. Je suis convaincu que la disposition en vertu de laquelle le tribunal d’appel doit être élu avant la réunion de présentation des candidats est, d’après l’économie de la Loi, directive et non impérative, et que le non‑respect de cette disposition n’a pas empêché le tribunal d’appel d’être dûment constitué. En outre, le non‑respect de cette disposition n’invalide pas le processus électoral ou les actes ou ordonnances du tribunal d’appel.

 

Les observations ci‑dessus trouvent aussi application dans la présente affaire.

 

[31]           Sweetgrass a contesté le droit de M. Paskemin de siéger comme membre du tribunal en se fondant sur un autre argument technique. Sweetgrass ne dit pas qu’il est inhabile à agir pour cause de partialité. Sweetgrass prétend que la nomination de M. Paskemin était irrégulière et non conforme à la Loi, et que la nomination antérieure de Mme Weenie devrait être rétablie. Sweetgrass ajoute aujourd’hui qu’elle doute de la capacité de M. Paskemin de siéger sans parti pris comme juge de l’élection étant donné que sa qualité de membre du tribunal est contestée. Sweetgrass fait valoir qu’il est opportun de remplacer la totalité des membres du tribunal par des personnes vues comme impartiales et objectives.

 

[32]           La raison d’être officielle de la révocation de M. Paskemin, selon la résolution du conseil nouvellement élu, datée du 18 novembre 2005, est qu’il n’existait aucune RCB officielle appuyant sa nomination au tribunal le 8 novembre 2005. Cette prétention est réfutée par l’existence d’une RCB dûment signée, remise au conseiller juridique de la bande par Mme Gollan le 29 novembre 2005, et par les attendus de la résolution du conseil datée du 18 novembre 2005. Le fait qu’une copie signée de cette RCB n’ait pu semble‑t‑il être trouvée dans les bureaux de la bande ne permet pas de conclure à l’existence d’une irrégularité procédurale, surtout s’il existe un document qui, à première vue, respecte les formes.

 

[33]           J’ajouterais que, si le conseil de bande avait le pouvoir selon la Loi de nommer Mme Weenie au tribunal avant la tenue de l’élection, il avait sûrement le pouvoir de la remplacer, à condition d’agir de bonne foi et pour des raisons valides. En l’occurrence, deux (2) des candidats à l’élection avait un lien de parenté étroit avec Mme Weenie, alors qu’ils n’en avaient aucun avec son remplaçant, M. Paskemin. La proposition, faite après l’élection, d’une réintégration de Mme Weenie comme membre du tribunal, en dépit d’un appel contestant l’élection de son frère adoptif à la charge de chef, est surprenante. Si le conseil actuel souhaite véritablement un processus d’appel équitable, ouvert et impartial, il n’obtient sûrement pas ce résultat en tentant d’exclure M. Paskemin au bénéfice de Mme Weenie. Je ne veux pas dire par là que Mme Weenie ne s’efforcerait pas d’exercer ce rôle honnêtement et consciencieusement, mais simplement que l’apparence d’un tel conflit ne serait pas apte à susciter la confiance de la plupart des électeurs soucieux d’impartialité. En outre, compte tenu du dossier qui m’a été présenté, il n’est pas établi que Mme Weenie s’est opposée à sa révocation à l’époque, ou qu’elle voudrait aujourd’hui être nommée de nouveau au tribunal. En l’absence de toute position officielle de sa part, la déduction que je fais est qu’elle a accepté la décision du conseil de la remplacer par M. Paskemin, de même que les motifs qu’avait le conseil d’agir ainsi.

 

[34]           La tentative du conseil actuel de révoquer M. Paskemin pour des raisons techniques et de le remplacer par une personne dont les liens de parenté avec le chef actuel sont évidents amoindrit son argument selon lequel il tient véritablement à un processus d’appel transparent et impartial.

 

[35]           Il est également significatif que nul ne s’est opposé aux processus qui ont été mis en place avant l’élection. Il y a donc eu acceptation des irrégularités qui ont pu se produire : voir la décision Bone c. Bande indienne de Sioux Valley no 290, [1996] A.C.F. no 150, aux paragraphes 84 et suivants.

 

[36]           Finalement, je n’admets pas non plus que cette contestation du droit de M. Paskemin de demeurer membre du tribunal puisse faire douter de sa capacité d’exercer impartialement ses responsabilités. Un tel argument aurait pour effet de rendre inhabile tout membre d’un tribunal administratif du seul fait que son droit d’y siéger est l’objet d’une contestation juridique. Sans la preuve d’un parti pris de nature à le rendre inhabile, un membre d’un organe décisionnel ne saurait être révoqué sur un tel fondement. Il n’a pas été établi ici que M. Paskemin était partial, et il n’y a absolument aucune raison de le démettre de ses fonctions de membre du tribunal.

 

[37]           En dernière analyse, je n’accepte pas l’argument de Sweetgrass selon lequel M. Paskemin ou Mme Gollan devraient être révoqués en raison de prétendues irrégularités entachant leurs nominations.

 

[38]           Le cas de Mme Gollan en tant que présidente du tribunal est plus délicat. L’affirmation de Sweetgrass selon laquelle Mme Gollan se trouvait dans une position de réel parti pris n’a jamais été abandonnée, mais ce n’est pas non plus un argument qui fut avancé avec beaucoup d’énergie. Je ne vois dans la preuve rien qui permette de conclure à une partialité de sa part, et elle semble même avoir agi à tout moment avec le sentiment d’avoir à préserver l’intégrité du processus d’appel en matière électorale. Toutefois, plusieurs aspects du rôle antérieur de Mme Gollan dans les affaires juridiques de Sweetgrass et du chef Atcheynum montrent très clairement qu’elle ne peut pas continuer de siéger au tribunal.

 

[39]           Je crois utile ici de méditer sur les principes d’après lesquels il est permis de conclure à l’existence d’une crainte de partialité. Encore une fois, la décision Sparvier, précitée, jette un éclairage sur la question, aux paragraphes 53 à 57 :

53      La question de la partialité touche directement à la validité des actes du tribunal d’appel. La règle sous‑jacente en matière de partialité est fondée sur la maxime maintes fois citée du lord juge en chef Hewart, tirée de l’arrêt Rex. v. Sussex Justices. Ex parte McCarthy, [1924] 1 K.B. 256, à la page 259 :

 

[TRADUCTION] ... il ne suffit pas que justice soit rendue, mais il doit apparaître clairement et manifestement qu’elle est rendue.

 

54      Le critère de la crainte raisonnable de partialité a été énoncé par le juge de Granpré dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty et autres c. Office national de l’énergie et autres, [1978] 1 R.C.S. 369, à la page 394 :

 

La Cour d’appel a défini avec justesse le critère applicable dans une affaire de ce genre. Selon le passage précité, la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle‑même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. Selon les termes de la Cour d’appel, ce critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique... »

 

55      L’application du critère de la crainte raisonnable de partialité dépendra de la nature du tribunal en cause. Dans l’arrêt Newfoundland Telephone Co. c. Terre‑Neuve (Board of Commissioners of Public Utilities), [1992] 1 R.C.S. 623, le juge Cory affirme ce qui suit aux pages 638 et 639 :

 

De toute évidence, il existe une grande diversité de commissions administratives. Celles qui remplissent des fonctions essentiellement juridictionnelles devront respecter la norme applicable aux cours de justice. C’est‑à‑dire que la conduite des membres de la commission ne doit susciter aucune crainte raisonnable de partialité relativement à leur décision. À l’autre extrémité se trouvent les commissions dont les membres sont élus par le public. C’est le cas notamment de celles qui s’occupent de questions d’urbanisme et d’aménagement, dont les membres sont des conseillers municipaux. Pour ces commissions, la norme est nettement moins sévère. La partie qui conteste l’habilité des membres ne peut en obtenir la récusation que si elle établit que l’affaire a été préjugée au point de rendre vain tout argument contraire. Les commissions administratives qui s’occupent de questions de principe sont dans une large mesure assimilables à celles composées de conseillers municipaux en ce sens que l’application stricte du critère de la crainte raisonnable de partialité risquerait de miner le rôle que leur a précisément confié le législateur.

 

[page 164]

 

56      À mon avis, le tribunal exerce des fonctions juridictionnelles. Il est chargé de trancher des appels fondés sur des infractions à la Cowessess Indian Reserve Elections Act ou sur des pratiques illégales, corrompues ou criminelles des candidats. Même si les membres du tribunal d’appel n’ont pas nécessairement de formation juridique, ils sont apparemment appelés à décider, en se fondant sur les faits et leur application de la Loi ou d’autres coutumes ou traditions de la bande ou peut‑être d’autres lois, de maintenir ou non une élection ou d’ordonner une nouvelle élection. Les membres ne sont pas élus par le public. Bien que la Loi emploie l’expression « élu », les membres sont choisis par le conseil de la bande.

 

57      Ceci m’amène à conclure qu’en l’absence de motifs irrésistibles, il serait souhaitable, dans le cas du tribunal d’appel, d’appliquer de façon plus rigoureuse le critère de la crainte raisonnable de partialité. Je ferai d’autres commentaires plus loin sur la question des motifs contraires irrésistibles. Cependant, j’ajouterais qu’à la lumière des faits en l’espèce, une application moins stricte du critère m’amène à la même conclusion que celle à laquelle je serais arrivé si j’avais appliqué le critère de façon plus rigoureuse.

 

 

J’accepte les conclusions du juge Rothstein sur la nécessité d’appliquer rigoureusement les principes de la crainte de partialité à la tâche du tribunal électoral d’une bande. Dans tous les processus décisionnels grâce auxquels peuvent être examinées ou contestées des élections démocratiques, la nécessité de garantir l’impartialité est cruciale si l’on veut préserver la confiance de l’électorat.

 

[40]           On a fait valoir au nom de Mme Gollan que les rapports professionnels qu’elle avait eus avec Sweetgrass sont d’un genre quasiment incontournable et que la notion de partialité doit par conséquent être appliquée avec pragmatisme et souplesse. On a aussi fait remarquer que la Loi n’interdit pas expressément au conseiller juridique de la bande d’agir comme président du tribunal et que, en conséquence, par nécessité, une telle relation doit être vue comme acceptable.

 

[41]           Le fait que la Loi n’énumère pas tous les conflits possibles propres à rendre inhabiles les membres du tribunal n’autorise pas implicitement la nomination de quiconque n’est pas expressément empêché d’agir en cette qualité. Vu la taille de la bande de Sweetgrass et l’étroitesse des liens familiaux, professionnels et amicaux qui existent dans un tel milieu, il est sans aucun doute nécessaire, dans les choix de ce genre, de faire preuve de bon sens et de souplesse : voir la décision Sparvier, précitée, aux paragraphes 64 et suivants. En revanche, certaines personnes possédant des droits acquis, réels ou supposés, dans l’issue de l’élection d’une bande ne pourront siéger comme membres du tribunal même si la Loi ne précise pas les circonstances particulières qui permettraient de conclure à l’existence d’un conflit ou d’un parti pris.

 

[42]           La nécessité de préserver un semblant d’équité en dépit de relations ou rivalités professionnelles ou familiales antérieures est évoquée par le professeur Mullan dans son ouvrage Administrative Law (2001), à la page 330 :

[TRADUCTION]

Quelles que soient les incertitudes portant sur la signification et l’application du critère de la partialité, il existe maintes situations qui déboucheront presque inévitablement sur une incapacité. Les décisions rendues dans les cas faisant intervenir des amis proches, des ennemis personnels, des partenaires d’affaire et des rivaux, sans compter la famille proche, en sont des exemples évidents, encore que peu fréquents de nos jours. Les règles de maints tribunaux administratifs renferment en effet des codes définissant les relations de ce genre qui soit rendent l’intéressé inhabile, soit doivent à tout le moins être déclarées.

 

 

[43]           Ce que l’on remarque après un examen du travail professionnel de Mme Gollan, décrit dans ses mémoires, c’est qu’elle avait un réel intérêt financier à préserver son mandat de conseillère juridique de Sweetgrass, et qu’elle avait un rapport de travail étroit avec le chef Atcheynum, lequel bénéficiait personnellement de ses conseils et de ses services juridiques. Je ne veux pas dire par là que Sweetgrass n’aurait pas dû payer les services fournis par Mme Gollan dans la représentation du chef Atcheynum. La nécessité pour lui d’être représenté en justice était tout probablement une conséquence de sa fonction de chef. Toutefois, il reste que Mme Gollan a été la conseillère juridique du chef Atcheynum. Elle l’a aussi conseillé, à un certain moment, à propos d’une possible action en diffamation contre le chef Standinghorn et le Conseil tribal de Battlefords. Il convient de noter que le Conseil tribal de Battlefords était l’un des défendeurs dans la poursuite Sweetgrass/Atcheynum évoquée plus haut. L’affidavit de Mme Gollan fait le lien suivant entre cette consultation antérieure avec le chef Atcheynum et le procès qui avait suivi :

[TRADUCTION]

En janvier 2005, le chef et conseiller Paskemin s’est informé de la possibilité pour la Première nation d’engager une action en responsabilité contre Wayne Standinghorn, le Conseil tribal de Battlefords et la station radiophonique pour des commentaires qui avaient été diffusés à propos d’un éventuel procès contre le Conseil tribal de Battlefords. Je leur ai dit que c’était là une question qu’ils devraient examiner avec l’avocat qui les représenterait dans cette procédure.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[44]           Dans son affidavit, Mme Gollan prétend minimiser la portée de cette consultation en disant qu’elle renvoyait l’affaire à « l’avocat qui les représenterait dans cette procédure », mais elle a néanmoins conféré avec le chef Atcheynum sur une éventuelle procédure à l’encontre du chef Standinghorn. Finalement, elle est devenue l’un des avocats représentant Sweetgrass et le chef Atcheynum dans l’instance introduite contre le Conseil tribal de Battlefords. Le chef Standinghorn n’est pas partie à cette instance, mais il est évident, au vu de l’affidavit de Mme Gollan, que les points soulevés dans le litige susdit se rapportaient au chef Standinghorn et concernaient une rivalité entre le chef Atcheynum et le chef Standinghorn.

 

[45]           Il a été jugé que l’existence d’une relation professionnelle entre un avocat et l’une des parties à un litige donnait matière à partialité et suffisait à rendre l’avocat inhabile à agir comme arbitre même si la relation existante était sans rapport avec l’affaire en litige : voir l’arrêt Ghirardosi c. Colombie‑Britannique (Minister of Highways), [1966] R.C.S. 367. En l’espèce, la relation avocat‑client entre Mme Gollan et le chef Atcheynum ne saurait être qualifiée de relation totalement sans rapport avec le mandat du tribunal, et l’impression de partialité est par là amplifiée.

 

[46]           À cela s’ajoute la preuve d’un possible intérêt financier de Mme Gollan, intérêt qui dépendait de l’issue de l’élection. Son rapport de travail avec l’ancien chef et l’ancien conseil était étroit, et elle était avantagée par le mandat qu’elle tenait de Sweetgrass. Cette relation professionnelle fut résiliée par le nouveau chef et le nouveau conseil après l’élection du 13 novembre 2005.

 

[47]           Dans des circonstances comme celles‑ci, la nomination du conseiller juridique de la bande au poste de président du tribunal présente un danger manifeste et évident. Le danger inhérent est que le conseiller pourrait avoir un intérêt financier apparent (sinon réel) à préserver le statu quo politique.

 

[48]           En l’espèce, ce n’est pas seulement l’existence d’une relation professionnelle antérieure qui pose problème. C’est également la perte de cette relation, par suite de l’élection, une perte susceptible de donner lieu à d’autres interprétations. Un résultat électoral autre pourrait entraîner le rétablissement du mandat de Mme Gollan en tant que conseillère de la bande et lui profiter financièrement.

 

[49]           Les tribunaux se montrent rigoureux dans l’application du critère de la partialité aux cas faisant intervenir l’existence d’un réel intérêt financier pour le membre d’un tribunal appelé à statuer sur un différend. Ce point a été évoqué par Jones et de Villars dans l’ouvrage Principles of Administrative Law (4e édition), dans le passage suivant, à la page 373 :

[TRADUCTION]

Les tribunaux ont toujours jugé que l’existence d’un intérêt financier direct dans l’issue du litige a presque toujours pour effet de rendre l’intéressé inhabile à accomplir son mandat. Autrement dit, l’existence d’un intérêt financier donne lieu à une « crainte raisonnable de partialité », quelle que puisse être l’ouverture d’esprit de l’intéressé.

 

 

[50]           Dans ces conditions, l’impression de partialité ou la crainte de partialité est dominante. Aucun observateur raisonnablement informé de cette situation ne serait pas troublé par l’apparence du possible intérêt financier de Mme Gollan à ce que soient réintégrés dans leurs fonctions l’ancien chef et l’ancien conseil qui lui avaient confié un mandat, et à ce que soient révoqués les représentants qui avaient mis fin à ce mandat.

 

[51]           Je ne pense pas que le simple rôle d’un avocat du cabinet de Mme Gollan dans l’établissement sous serment d’affidavits au nom de la partie qui a fait appel de l’élection justifierait à lui seul la révocation de Mme Gollan comme membre du tribunal. Toutefois, il est évidemment nécessaire de préserver scrupuleusement l’impartialité du tribunal, et tout ce qui pourrait porter atteinte à son objectivité apparente est indésirable. Lorsqu’on considère les autres possibles interprétations évoquées ci‑dessus, on devient plus persuadé encore de la nécessité de la révocation de Mme Gollan.

 

[52]           La conclusion à laquelle je suis arrivé est que Mme Gollan est inhabile à siéger comme membre du tribunal en raison d’une crainte raisonnable de partialité, et qu’elle doit être remplacée.

 

Redressement

[53]           La Cour a toutes les raisons de s’interposer le moins possible dans les affaires et les décisions de Sweetgrass en cherchant à mettre fin à l’impasse électorale qui existe aujourd’hui. Comme c’est le cas pour presque toute autre institution démocratique, les électeurs et les représentants élus de Sweetgrass sont tout à fait en mesure de gérer leurs affaires sans intervention extérieure et, sauf dans une mesure restreinte, le présent litige ne fait pas exception.

 

[54]           Compte tenu de la révocation de Mme Gollan, j’ai été invité à approuver M. Pelton pour qu’il la remplace comme président du tribunal. Même si j’avais ce pouvoir – proposition pour le moins douteuse – je ne serais pas disposé à l’exercer.

 

[55]           La nomination d’un nouveau président en remplacement de Mme Gollan est une responsabilité qui incombe à l’actuel conseil de bande. M. Pelton est sans aucun doute qualifié, équitable et impartial, mais il se peut que le chef et le conseil décident, comme l’a indiqué devant moi leur conseiller juridique, de traiter la question du remplacement d’une manière totalement nouvelle. C’est là véritablement un choix politique, qu’ils feront sans aucun doute dans le but de préserver l’intégrité du processus électoral. Si la décision est prise d’une manière qui va à l’encontre des principes que j’ai évoqués en ce qui concerne Mme Gollan, toute partie lésée aura le droit d’exercer de nouveau un recours judiciaire.

 

[56]           J’entends donc uniquement ordonner la révocation de Mme Gollan comme présidente du tribunal, et je laisserai le choix de son remplaçant aux représentants élus actuels de la bande. J’ordonnerais cependant que le choix du remplaçant de Mme Gollan soit fait dans un délai de trente (30) jours de la date du présent jugement, après quoi le tribunal électoral agira en conformité avec toutes les autres dispositions de la Loi.

 

Les dépens

[57]           Chacune des parties m’a invité à condamner l’autre partie aux dépens. S’agissant des défendeurs, ils voudraient être indemnisés intégralement de leurs frais de justice.

 

[58]           Il n’y a certainement aucune raison de refuser à Mme Favel et à M. Paskemin une indemnité complète au titre de leurs frais de justice. Ils ont accepté d’exercer un rôle important dans les affaires électorales de la bande et, pour cela, ils ont été désignés défendeurs à titre personnel dans une instance injustifiée introduite par la bande.

 

[59]           Il m’apparaît improbable que quiconque accepterait de bonne grâce un tel rôle s’il courait le risque de devoir supporter ses frais de justice dans une action engagée par la partie même au nom de laquelle elle a exercé ce rôle, que l’action soit ou non couronnée de succès. Dans maintes situations de ce genre, on voudrait qu’il existe un règlement intérieur prévoyant que toute personne agissant en cette qualité sera indemnisée des frais de justice qu’elle aura engagés dans l’exercice de bonne foi de ses responsabilités. Ici, la Loi ne renferme aucune disposition du genre, mais il existe, en matière électorale, une jurisprudence permettant l’adjudication des dépens avocat‑client, et j’appliquerai cette jurisprudence à la présente affaire : voir la décision Janigan v. Harris (1989), 62 D.L.R. (4th) 293 (H.C.J. de l’Ont.), et l’arrêt Silva v. O’Donohue (1995), 130 D.L.R. 4th 334 (C.A. Ont.).

 

[60]           Mme Gollan n’a pas obtenu gain de cause dans la défense qu’elle a opposée aux prétentions de la bande, mais je pense que les mêmes principes qui favorisent une indemnité intégrale devraient s’appliquer en sa faveur. Elle a exercé le rôle de présidente du tribunal à la demande du conseil de la bande, et elle a adopté une position structurée, bien qu’indéfendable, comme défense devant les allégations portées contre elle. Le conseil qui l’a nommée était au fait des détails de sa relation professionnelle avec ses agents et avec Sweetgrass. Sweetgrass doit porter la responsabilité de la décision prise en son nom. Dans la mesure où Mme Gollan et les autres défendeurs étaient représentés tout au long de la procédure par un seul avocat, il est douteux que d’autres frais de justice soient payables par la bande au‑delà de ceux qui seraient de toute manière payables aux deux autres défendeurs. L’adjudication de dépens en faveur de Mme Gollan comporte une réserve. Pour ce qui concerne son propre cas, elle devra rembourser à la bande les sommes reçues par elle pour avoir accepté la fonction de présidente du tribunal. Le dossier indique qu’elle a reçu mille dollars (1 000 $) pour agir en cette qualité, et, selon moi, il serait mal à propos qu’elle conserve cette somme en plus de l’indemnité qu’elle recevra pour ses frais de justice.

 

[61]           Les dépens avocat‑client des trois défendeurs seront taxés dans un seul mémoire de dépens, pour éviter toute duplication des sommes recouvrées.

 


JUGEMENT

 

            LA COUR DIT QUE la défenderesse, Lori Gollan, est inhabile à siéger comme membre du tribunal. Tous les dossiers et documents en sa possession seront retournés sur‑le‑champ à Sweetgrass.

 

            LA COUR DIT AUSSI qu’un nouveau président du tribunal sera désigné par le conseil de bande de la demanderesse dans un délai de trente (30) jours de la date du présent jugement.

 

            LA COUR DIT AUSSI que l’action de la demanderesse contre les défendeurs Virginia Favel et Myron Paskemin est rejetée.

 

            LA COUR DIT AUSSI que les défendeurs auront droit à leurs dépens, qui seront taxés sur la base avocat‑client, à l’encontre de la demanderesse, dans un seul mémoire de dépens, sous réserve uniquement que la défenderesse Lori Gollan devra rembourser les honoraires qui lui ont été payés par la demanderesse pour agir en qualité de présidente du tribunal.

 

 

« R. L. Barnes »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                                             T‑2200‑05

 

INTITULÉ :                                                            LA PREMIÈRE NATION DE SWEETGRASS

                                                                                 c.

LORI GOLLAN, VIRGINIA FAVEL ET MYRON PASKEMIN,

EN LEUR QUALITÉ PERSONNELLE ET EN TANT QUE PRÉSUMÉS MEMBRES DU TRIBUNAL ÉLECTORAL DE LA PREMIÈRE NATION DE SWEETGRASS

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                      SASKATOON

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                    LE 15 MAI 2006

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                            LE JUGE BARNES

 

DATE DES MOTIFS :                                           LE 20 JUIN 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

Richard W. Danyliuk                                                 POUR LA DEMANDERESSE

Chantelle Eisner (étudiante en droit)

(306) 653‑1212

 

Terry I. Zakreski                                                       POUR LES DÉFENDEURS

(306) 244‑0132

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

McDougall Gauley LLP                                             POUR LA DEMANDERESSE

Avocats

701, avenue Broadway

C.P. 638

Saskatoon SK  S7K 3L7

 

Stevenson Hood Thornton Beaubier LLP                   POUR LES DÉFENDEURS

Avocats

500, 321 – 21e Rue est

Saskatoon SK  S7K 0C1

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