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Date : 20050609

Dossier : IMM-9458-04

Référence : 2005 CF 821

Entre :

                                                 FATMA ZOHRA KHEMIRI

                                                                                                                   Demanderesse

                                                                    - et -

                                 LE SOLLICITEUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                            Défendeur

                                               MOTIFS D'ORDONNANCE

LE JUGE ROULEAU

[1]                Il s'agit d'une demande d'autorisation et de contrôle judiciaire d'une décision de l'agent d'Examen des Risques Avant Renvoi (ERAR) des Services frontaliers du Canada, Mélanie Leduc, rendue le 10 septembre 2004, à l'effet que la demanderesse ne risque pas la persécution ni la torture ou menace à sa vie ou risque de traitement cruel ou inusité en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés (LIPR).


[2]                La demanderesse est une citoyenne de la Tunisie. Elle est venue au Canada le 24 novembre 2000, grâce à un visa de visiteur valide pour six mois. Depuis l'expiration du visa, la demanderesse est demeurée sans statut légal au Canada jusqu'à ce qu'elle soit arrêtée par les autorités de l'immigration le 12 novembre 2003.

[3]                Le 19 février 2003, la demanderesse a épousé Mohamed Khalfallah, un résident permanent du Canada d'origine tunisienne.

[4]                Le 12 août 2003, la demanderesse a déposé une demande parrainée sur la base de considérations humanitaires.

[5]                Le 28 novembre 2003, elle a déposé une demande ERAR. Dans le cadre de cette demande, la demanderesse prétendait qu'elle ne pouvait retourner en Tunisie, car son père mettrait tout en oeuvre pour se venger et serait une menace pour sa vie et sa sécurité en raison de son mariage au Canada puisque son père avait déjà arrangé un mariage qui devait avoir lieu en Tunisie.

[6]                Le 5 mars 2004, la demanderesse a reçu la première décision négative d'ERAR. Le 28 avril 2004, elle a déposé une demande d'autorisation et de contrôle judiciaire à la Cour fédérale. Elle a aussi déposé une requête en sursis le 21 mai 2004.


[7]                Avant que la demande d'autorisation ne soit entendue, le 26 mai 2004, un sursis administratif a été accordé à la demanderesse.

[8]                Le 7 juin 2004, sur consentement des parties, M. le juge Shore a cassé la décision ERAR et retourné le dossier à un autre agent d'ERAR pour nouvel examen.

[9]                Le 26 août 2004, la demanderesse a eu une entrevue avec une nouvelle agent d'ERAR. Le 10 septembre 2004, la nouvelle agent a rendue une décision négative d'ERAR ainsi qu'une décision négative sur les considérations humanitaires.

[10]            Le 17 novembre 2004, la demanderesse a obtenu du juge Lemieux de la Cour fédérale un sursis empêchant l'exécution de la mesure d'expulsion prise le 13 novembre 2003.

[11]            L'agent d'immigration a conclu que la demanderesse n'avait pas établi qu'elle subirait la colère de son père advenant son retour en Tunisie.

[12]            Dans sa décision, la nouvelle agent d'immigration (celle qui a procédé à l'entrevue de la demanderesse le 26 août 2004) s'est référée directement à l'ancienne décision d'ERAR (celle qui fut cassée par le juge Shore).


[13]            Les raisons principales pour la décision négative sont les suivantes:

(i) l'époux de la demanderesse aurait déclaré pour sa part qu'il était prêt à retourner en Tunisie avec sa femme lors d'une entrevue du 12 novembre 2003 (affirmation qui démontre un manque de crainte subjective);

(ii) la demanderesse prétend avoir été promise à son cousin depuis l'âge de 22 ans, cependant elle n'a pas été mariée jusqu'à l'âge de 28 ans;

(iii) la demanderesse a attendu trois ans pour demander la protection du Canada et elle n'a rien demandé à l'expiration de son visa de visiteur;

(iv) l'égalité politique et sociale des femmes est avancée en Tunisie plus que partout dans le monde arabe;

(v) la Tunisie n'impose pas la loi de la charia, ni les lois fondamentalistes islamiques; et

(vi) selon la loi tunisienne, le mariage ne sera célébré qu'avec le consentement des deux époux.

[14]            L'agent note aussi que la demanderesse a été avisée qu'elle pouvait demander la protection (statut de réfugié), mais elle n'a jamais revendiqué le statut de réfugié.


[15]            La demanderesse soumet les questions notées par le juge Lemieux dans l'ordonnance de sursis du 17 novembre 2004:

(a) l'agent d'ERAR a-t-elle ignoré une preuve documentaire importante déposée par la demanderesse, notamment l'étude intitulée _ Discriminations et violences contre les femmes en Tunisie _;

(b) l'agent d'ERAR a-t-elle commis une erreur en n'évaluant pas la preuve contradictoire sur la protection de l'état tunisien accordée aux femmes qui se trouvent dans une situation semblable à celle de la demanderesse;

(c) l'agent d'ERAR a-t-elle commis une erreur en s'appuyant sur les conclusions tirées par un agent d'ERAR dans ce même dossier dont la décision avait été cassée sur consentement des deux parties; et

(d) l'agent d'ERAR a-t-elle exigé une preuve outrepassant la prépondérance des probabilités.

[16]            Le défendeur soumet que l'étude intitulée _ Discriminations et violences contre les femmes en Tunisie _ n'était pas en preuve devant l'agent d'ERAR. Le défendeur allègue que le volumineux document ne peut être considéré par la Cour, si celui-ci n'était pas en preuve devant l'agent. Par contre, la demanderesse soumet, dans son affidavit, qu'elle a déposé ce document devant l'agent d'ERAR.


[17]            La demanderesse soumet de plus qu'un des documents cités par l'agent d'ERAR, le US Country Reports on Human Rights Practices for 2003 Tunisia, indique que la loi de charia est encore employée en Tunisie. Le document des États-Unis indique que les juges tunisiens préfèrent la loi de la charia aux lois codifiées, particulièrement dans les situations domestiques (concernant la famille).

[18]            Au sujet de l'aveu judiciaire, la demanderesse soumet que l'agent d'ERAR s'en est remise à l'analyse et aux conclusions du premier agent d'ERAR. Le défendeur soumet que l'agent Mélanie Leduc s'est assurée de noter dans ses motifs qu'elle avait elle-même analysé tous les documents de la demanderesse et que ses motifs concordaient avec les conclusions tirées par le premier agent. Le défendeur soutient que rien ne permet de conclure que l'agent d'ERAR a basé son analyse de la preuve sur l'ancienne décision d'ERAR.

[19]            Au sujet de la compétence (le fardeau de preuve) la demanderesse soumet que le passage suivant établit une situation problematique pour les femmes en Tunisie. Ce passage, tiré de la décision de l'agent d'ERAR se lit comme suit:


"Un rapport soumis par la ligue tunisienne des droits de l'homme explique la situation et indique que la situation politique, sociale et juridique en Tunisie concède aux hommes un pouvoir "sur le corps de "leurs" femmes (fille, compagne, épouse, mère, voisine, collègue ou amie); pouvoir qui aura la latitude de se manifester par les agressions et violences de toutes sortes."

[20]            Le défendeur soumet que la demanderesse devait convaincre l'agent d'ERAR qu'elle était personnellement concernée par cette situation objective expliquée dans la documentation, ce qu'elle n'a pas fait.

[21]            Il existe de nombreuses raisons pour lesquelles la décision de l'agent Mélanie Leduc est erronée. Même si chaque erreur, par elle-même, n'est pas manifestement déraisonnable, ces erreurs mises ensemble permettent à cette Cour de conclure que sa décision est manifestement déraisonnable.


[22]            Les deux parties font valoir des prétentions contradictoires à l'égard du document intitulé _Discriminations et violences contre les femmes en Tunisie_. La demanderesse explique que le document était en preuve devant l'agent alors que le défendeur dit que ce n'était pas le cas. Si le document était en preuve devant l'agent, il fut certainement ignoré. J'ai été convaincu que le document était en preuve devant l'agent et j'en arrive à cette conclusion du fait que lors de l'audience la Cour a pu prendre connaissance du dossier complet déposé par Immigration Canada et que ce dossier contenait le document en question. Je dois donc conclure que l'agent n'a pas tenu compte dudit document.

[23]            À mon avis, l'agent a ignoré la preuve démontrant que la loi de la charia était encore utilisée en Tunisie et a noté que les femmes ont des problèmes en Tunisie. L'agent a cru le témoignage de la demanderesse, mais ne croit pas la crainte subjective. Sa conclusion n'est pas cohérente avec ses motifs. Si le témoignage de la demanderesse est crédible et la preuve suggère que les femmes sont assujetties à de la violence et de la discrimination, l'agent a erré en concluant que la crainte subjective de la demanderesse n'était pas valide.    

[24]            Au sujet de l'aveu judiciaire, l'agent ne peut jamais utiliser des motifs qui ont été annulés dans une nouvelle décision. La demanderesse a eu une nouvelle entrevue sur consentement des parties. Une nouvelle décision doit être une nouvelle décision. Si l'agent peut se permettre d'utiliser les anciens motifs, la décision n'est pas nouvelle. Une décision qui suit des motifs cassés, de consentement ou non, ne peut jamais se fonder sur les motifs cassés. La crainte doit être adressée de novo par le nouvel agent. En l'espèce, l'agent a commencé l'analyse de risque personnel avec une référence directe à l'ancienne décision:

"Je concorde avec cette conclusion tirée par l'agent ERAR lors de la première demande..."


[25]            En se fondant sur la première décision, l'agent a commis une erreur manifestement déraisonnable puisqu'elle ne pouvait s'appuyer sur des motifs subséquemment annulés.

[26]            Étant donné l'erreur manifestement déraisonnable, l'affaire devra être renvoyée à un autre agent pour qu'il se prononce sur la crainte de la demanderesse, conformément aux présents motifs et à la Loi.

[27]            Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l'affaire est retournée pour nouvelle détermination par un autre agent d'examen des risques avant renvoi.

"Paul U.C. Rouleau"

      JUGE

OTTAWA, Ontario

Le 9 juin 2005


                                                       COUR FÉDÉRALE

                                       AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

                                                                       

DOSSIER :                                 IMM-9458-04

INTITULÉ:                                 FATMA ZOHRA KHEMIRI c. SGC

LIEU DE L'AUDIENCE :         Montréal, Qc

DATE DE L'AUDIENCE :       Le 31 mai 2005

MOTIFS :                                    L'honorable juge Rouleau

DATE DES MOTIFS :               Le 9 juin 2005

COMPARUTIONS:                 

Me Sébastien Dubois                POUR LA DEMANDERESSE

Me Marie Nicole Moreau           POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Saint-Pierre, Grenier                  POUR LA DEMANDERESSE

460, rue Ste-Catherine ouest

Bureau 410

Montréal (Québec)

H3B 1A7

John H. Sims, c.r.                       POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général

du Canada


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