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Date : 20041221

Dossier: IMM-1708-04

Référence : 2004 CF 1761

Ottawa (Ontario), le 21 décembre 2004

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE von FINCKENSTEIN

ENTRE :

                                                   MUHAMMED YOUSAF KHAN

                                                                                                                                          demandeur

                                                                             et

                        MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LE JUGE von FINCKENSTEIN

[1]                Le demandeur est un citoyen du Pakistan âgé de 54 ans qui s'est converti de musulman sunnite à musulman chiite en avril 2000. Il soutient qu'après sa conversion, il a reçu des appels de menaces. Par la suite, son fils a dû être hospitalisé en décembre 2000 après avoir été sauvagement battu. La maison du demandeur a été attaquée au cours d'un rassemblement religieux et lui-même a été battu en mai 2001. En novembre 2001, son épouse a été harcelée et frappée dans la rue. Les incidents ont été signalés à la police, mais aucune enquête n'a été menée.


[2]                De mars 1968 à janvier 2003, le demandeur a été agent de police dans la province du Panjab. En février 2002, il a quitté le Pakistan pour aller aux États-Unis, dans l'espoir que l'hostilité manifestée à son endroit dans la collectivité se résorbe. Il y est retourné après un mois d'absence. Le demandeur soutient qu'il a reçu à nouveau des menaces en mars 2002, qu'il a été agressé en juillet 2002, que des coups de fusil ont été tirés sur sa maison en novembre 2002. La police a effectivement mené une enquête au sujet de ce dernier incident, mais le demandeur affirme qu'il était bien décidé cette fois-ci à quitter le Pakistan. Il est parti, seul, le 9 décembre 2002, et a demandé l'asile au Canada le 25 décembre 2002.

[3]                Le 21 décembre 2004, la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a décidé que la conduite du demandeur n'a pas toujours été compatible avec celle d'une personne ayant une crainte subjective fondée et que le Pakistan fait des efforts sérieux afin de fournir à ses citoyens une protection adéquate, mais pas toujours parfaite, contre la violence sectaire. En conséquence, le demandeur na pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

QUESTIONS EN LITIGE

1) La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que le Pakistan fournit une protection adéquate?

2) La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que la conduite du demandeur, qui a attendu jusqu'en décembre 2002 avant de quitter définitivement le Pakistan, indique l'absence de crainte subjective fondée?

NORME DE CONTRÔLE

[4]                Au cours de l'audience, les deux parties ont convenu que la norme de contrôle est celle de la décision manifestement déraisonnable (voir Pushpanathan c. Canada (M.C.I.), [1998] 1 R.C.S. 982, et Aguebor c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 160 N.R. 315 (C.A.F.))

[5]                Le demandeur soutient que la Commission a commis trois erreurs en ce qui a trait aux conclusions qu'elle a tirées au sujet de la protection de l'État :

(i)          elle n'a pas conclu que la protection de l'État est réelle et effective (invoquant Biakona c. MCI, [1999] A.C.F. no 391);

(ii)        elle n'a pas précisé pourquoi elle préférait la preuve documentaire au témoignage que le demandeur a présenté sous serment (invoquant Mohacsi c. MCI, [2003] 4 C.F. 771);

(iii)       elle a ignoré une partie de la preuve du demandeur et de sa propre preuve qui indique une tendance plus générale de l'incapacité de l'État ou de son refus d'assurer une protection (invoquant Zhuravlev c. MCI, [2000] 4 C.F. 3).

ANALYSE

Protection de l'État

[6]                Dans Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 A.C.S. no 74, [1993] 2 R.C.S. 689, le juge LaForest a énoncé comme suit les facteurs à prendre en compte pour décider si l'État offre une protection adéquate (paragraphe 50) :

Il s'agit donc de savoir comment, en pratique, un demandeur arrive à prouver l'incapacité de l'État de protéger ses ressortissants et le caractère raisonnable de son refus de solliciter réellement cette protection. D'après les faits de l'espèce, il n'était pas nécessaire de prouver ce point car les représentants des autorités de l'État ont reconnu leur incapacité de protéger Ward. Toutefois, en l'absence de pareil aveu, il faut confirmer d'une façon claire et convaincante l'incapacité de l'État d'assurer la protection. Par exemple, un demandeur pourrait présenter le témoignage de personnes qui sont dans une situation semblable à la sienne et que les dispositions prises par l'État pour les protéger n'ont pas aidées, ou son propre témoignage au sujet d'incidents personnels antérieurs au cours desquels la protection de l'État ne s'est pas concrétisée. En l'absence d'une preuve quelconque, la revendication devrait échouer, car il y a lieu de présumer que les nations sont capables de protéger leurs citoyens... En l'absence d'un effondrement complet de l'appareil étatique... il y a lieu de présumer que l'État est capable de protéger le demandeur.

[7]                Il incombe au demandeur de prouver que l'État n'offre pas une protection suffisante. Comme l'a expliqué simplement le juge Hugessen (alors juge de la Cour d'appel fédérale) dans Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) c. Villafranca, [1992] A.C.F. no 1189 (CAF) :


Il n'est pas facile de se décharger de l'obligation de prouver que l'on ne peut pas se réclamer de la protection de son propre pays. Le test applicable est objectif, le demandeur étant tenu de démontrer qu'il lui est physiquement impossible de rechercher l'aide de son gouvernement (ce n'est clairement pas le cas ici) ou que le gouvernement lui-même ne peut d'une façon quelconque la lui accorder.

Aucun gouvernement qui professe des valeurs démocratiques ou affirme son respect des droits de la personne ne peut garantir la protection de chacun de ses citoyens en tout temps. Ainsi donc, il ne suffit pas que le demandeur démontre que son gouvernement n'a pas toujours réussi à protéger des personnes dans sa situation. Le terrorisme au service d'une quelconque idéologie perverse est un fléau qui afflige aujourd'hui de nombreuses sociétés; ses victimes, bien qu'elles puissent grandement mériter notre sympathie, ne deviennent pas des réfugiés au sens de la convention simplement parce que leurs gouvernements ont été incapables de supprimer ce mal. Toutefois, lorsque l'État se révèle si faible, et sa maîtrise sur une partie ou sur l'ensemble de son territoire est si ténue qu'il n'est qu'un gouvernement nominal... un réfugié peut à bon droit affirmer être incapable de se réclamer de sa protection. Le demandeur qui fait valoir cette incapacité doit normalement invoquer la guerre civile, une invasion ou l'effondrement total de l'ordre au pays. Par contre, lorsqu'un État a le contrôle efficient de son territoire, qu'il possède des autorités militaires et civiles et une force policière établies, et qu'il fait de sérieux efforts pour protéger ses citoyens contre les activités terroristes, le seul fait qu'il n'y réussit pas toujours ne suffit pas à justifier la prétention que les victimes du terrorisme ne peuvent pas se réclamer de sa protection.

[8]                Enfin, lorsqu'elle examine une allégation de persécution aux mains d'intervenants autres que des agents de l'État, la Commission doit avoir à l'esprit les remarques suivantes que le juge Pelletier a formulées dans Zhuravlvev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] 4 C.F. 3, [2000] A.C.F. no 507, au paragraphe 19 :

Si l'agent persécuteur n'est pas l'État, comme dans l'affaire Ward, il est rare qu'il soit possible de répondre d'une façon catégorique, par un oui ou par un non, à la question de savoir si l'État fournit une protection. Il se peut que l'État veuille fournir sa protection, mais qu'il ne puisse pas fournir une protection efficace, que ce soit localement ou sur tout son territoire. L'efficacité est elle-même une question de degré. Toute activité policière est sujette à l'échec, en particulier dans un État démocratique. Même au Canada, les actes de vandalisme ou de violence commis au hasard entraînent rarement des déclarations de culpabilité. Dans quelles circonstances l'absence d'aide de la part de la police représente-t-elle autre chose que les limites normales de l'activité policière? Dans quelles circonstances l'omission d'agir de la police, fondée sur des éléments d'enquête inadéquats, équivaut-elle à un refus non déclaré d'agir? Dans quelle mesure un intéressé doit-il s'adresser aux autres ressources policières qui existent sur le plan géographique ou administratif, avant qu'il puisse être conclu que l'État ne peut pas ou ne veut pas protéger l'intéressé?

...


Quelles conclusions peut-on tirer des remarques qui précèdent? Premièrement, lorsque l'agent persécuteur n'est pas l'État, l'absence de protection étatique doit être appréciée au point de vue de la capacité de l'État d'assurer une protection plutôt qu'au point de vue de la question de savoir si l'appareil local a fourni une protection dans un cas donné. Les omissions locales de maintenir l'ordre d'une façon efficace n'équivalent pas à une absence de protection étatique. Toutefois, lorsque la preuve, et notamment la preuve documentaire, montre que l'expérience individuelle de l'intéressé indique une tendance plus générale de l'État à être incapable ou à refuser d'offrir alors une protection, l'absence de protection étatique est alors établie. La question du refus de fournir une protection devrait être abordée de la même façon que l'incapacité d'assurer une protection. Le refus de fournir une protection à l'échelle locale ne constitue pas un refus de l'État en l'absence d'une preuve de l'existence d'une politique plus générale selon laquelle la protection de l'État ne s'étend pas au groupe visé. Encore une fois, la preuve documentaire peut être pertinente. Il existe un élément additionnel, en ce qui concerne le refus, à savoir que ce refus peut être déguisé : les organes étatiques peuvent justifier leur défaut d'agir en invoquant divers facteurs qui, à leur avis, auraient pour effet de rendre inefficaces les mesures étatiques. Il incombe à la SSR d'apprécier le bien-fondé de ces assertions en se fondant sur la preuve dans son ensemble.

[9]                Les trois décisions susmentionnées (Ward, Villafranca et Zhuravlev) fournissent le cadre analytique de base devant servir à l'examen des allégations concernant la disponibilité de la protection de l'État.

[10]            (Point i) J'estime qu'en l'espèce, la Commission a suivi les directives découlant des décisions susmentionnées et les a appliquées d'une manière qui ne peut être considérée comme une manière manifestement déraisonnable.

[11]            La Commission a analysé de façon très attentive et minutieuse la preuve documentaire concernant la situation qui règne au Pakistan et a consacré 12 pages de sa décision à la question. Compte tenu de la norme énoncée dans les arrêts Ward et Villafranca, il n'y a pas d'effondrement complet de l'infrastructure de l'État au Pakistan et, suivant l'arrêt Zhuravlvev, la Commission est arrivée à une décision en citant des documents précis et a exposé les motifs à l'appui de ses conclusions.

[12]            La Commission n'a pas utilisé les mots « réels et effectifs » lorsqu'elle a commenté les changements survenus au Pakistan; cependant, cet aspect n'est pas déterminant. La Commission a statué clairement que le Pakistan fournit une protection adéquate, mais pas toujours parfaite.

[13]            (Point ii) La Commission n'est pas tenue de mentionner toutes les parties des documents présentés en preuve (voir Hassan c. MEI (1992), 147 N.R. 317). Dans la présente affaire, sa décision était fondée sur une preuve abondante. En revanche, une partie de la preuve produite par le demandeur provenait de sources moins indépendantes, comme « Shia News » . Il aurait été préférable que la Commission expose les motifs qui l'ont incitée à rejeter la preuve du demandeur, mais son omission à cet égard n'est pas fatale, compte tenu des nombreuses sources qu'elle a consultées et mentionnées. Il y aura toujours des éléments de preuve contradictoires sur la question de la protection de l'État. Cependant, il n'appartient pas à la Cour d'apprécier à nouveau la preuve; elle doit simplement s'assurer que la prépondérance de la preuve appuie la conclusion tirée (voir Javaid c. Canada (MCI), 2004 CF 205).

[14]            (Point iii) Il est bien reconnu qu'il appartient à la Commission de soupeser les éléments de preuve et que la Cour fédérale ne le fera pas à nouveau. Je ne suis pas convaincu que les documents du dossier du tribunal que le demandeur a mentionnés aux pages 89, 134 et 179 sont persuasifs au point où la Commission ne pouvait que conclure qu'il existe une tendance plus générale de l'incapacité de l'État ou de son refus d'assurer une protection. Bien au contraire, eu égard à l'ensemble de la preuve dont elle était saisie, la Commission pouvait raisonnablement conclure que « le Pakistan fait des efforts sérieux afin de fournir à ses citoyens... une protection adéquate contre la violence sectaire » .


Crainte subjective

[15]            Le demandeur soutient que la Commission ne s'est pas conformée aux normes d'équité procédurale en tirant une conclusion défavorable du fait qu'il n'a quitté définitivement le Pakistan qu'en décembre 2002 et qu'elle a ignoré l'effet cumulatif du harcèlement et de la persécution dont il a été victime.

[16]            Selon le demandeur, aucune conclusion défavorable ne devrait être tirée du délai d'un mois entre l'incident « décisif » et la date réelle de son départ définitif. Dans Huerta c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] A.C.F. no 271, le juge Létourneau s'est exprimé comme suit :

Le retard à formuler une demande de statut de réfugié n'est pas un facteur déterminant en soi. Il demeure cependant un élément pertinent dont le tribunal peut tenir compte pour apprécier les dires ainsi que les faits et gestes d'un revendicateur.

[17]            Dans la présente affaire, le demandeur n'a pas tardé à demander l'asile après son arrivée au Canada. Le problème de crédibilité découle du fait que, même s'il craignait des représailles, le demandeur est retourné au Pakistan après avoir visité les États-Unis pendant un mois seulement en 2002.

[18]            Comme l'a fait remarquer la Commission :

Compte tenu des événements mentionnés ci-dessus, j'estime qu'il n'est pas vraisemblable que l'appelant ait cru qu'il n'y avait pas de danger à retourner chez lui, sous la protection du Pakistan, si sa peur de subir des torts sérieux était fondée subjectivement. (p. 2 de la décision)

...

Le fait que le demandeur soit resté au Pakistan de mars 2002 jusqu'à décembre 2002 alors qu'il avait les documents de voyage qui lui auraient permis de fuir, me convainc qu'il n'a pas agi comme une personne qui a une crainte subjective fondée. (p. 3 de la décision)

[19]            La Commission a formulé ses observations sur la foi du dossier dont elle était saisie. Elle a eu l'avantage d'observer le demandeur pendant qu'il témoignait, elle a pu évaluer les explications qu'il a données et était donc la mieux placée pour tirer des conclusions au sujet de la crédibilité. Ses conclusions ne comportent aucun élément manifestement déraisonnable.

CONCLUSION

[20]            Étant donné qu'aucune des conclusions concernant la protection de l'État ou la crainte subjective n'était manifestement déraisonnable, la présente demande ne peut être accueillie.

                                        ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la présente demande soit rejetée.

          « K. Von Finckenstein »          

Juge

Traduction certifiée conforme

D. Laberge, LL.L.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         IMM-1708-04

INTITULÉ :                                        MUHAMMED YOUSAF KHAN c. M.C.I.

LIEU DE L'AUDIENCE :                  Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                le 15 décembre 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                        MONSIEUR LE JUGE von FINCKENSTEIN

DATE DES MOTIFS :                       le 21 décembre 2004

COMPARUTIONS :

Frederick S. Wang                                            POUR LE DEMANDEUR

Bridget A. O'Leary                                           POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Frederick S. Wang

Bay Street Immigration Lawyers, P.C.

Toronto (Ontario)                                              POUR LE DEMANDEUR

Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada                    POUR LE DÉFENDEUR

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