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Date : 20050629

Dossier : IMM-9562-04

Référence : 2005 CF 916

Ottawa (Ontario), le 29 juin 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE ROULEAU

ENTRE :

                                     RAJESWARAN BALASUBRAMANIAM

                                                                                                                              demandeur

et

               LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                               défendeur

                          MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LE JUGE ROULEAU

[1]                Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire visant la décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR) de rejeter, en date du 22 octobre 2004, la demande du demandeur, Rajeswaran Balasubramaniam, parce que celui-ci n'était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger.


[2]                Le demandeur, un citoyen du Sri Lanka, est un homme d'affaires de 43 ans d'origine indo-tamoule. Son épouse et ses fils - des jumeaux - vivent toujours au Sri Lanka.

[3]                Le demandeur prétendait que les Tigres de libération de l'Eelam tamoul (TLET) lui auraient extorqué de l'argent de 1991 à 1995 en disant qu'il s'agissait d'une taxe d'affaires et d'un fonds pour la guerre. Le demandeur et sa famille ont été déplacés en avril 1995 et sont retournés vivre dans leur village en juin 1996.

[4]                Le demandeur a été interrogé et battu après que l'armée l'eut placé en détention au cours d'une opération de recherche en juin 1996 parce qu'elle le soupçonnait d'avoir des liens avec les TLET. Il a été relâché le même jour, mais il aurait continué à avoir des ennuis avec l'armée; il aurait été interrogé et battu à des points de contrôle.

[5]                En juin 2002, les TLET ont demandé de l'argent au demandeur pour des projets de développement local. Il leur a versé 25 000 roupies, mais ils ont exigé 300 000 roupies car ses affaires allaient bien. Le Parti démocratique populaire de l'Eelam (PDPE) lui a aussi demandé de l'argent pour la même raison. Le PDPE lui a également dit qu'il l'aiderait à importer des produits de Colombo. Comme le demandeur voulait faire fructifier ses affaires, il a versé de l'argent au PDPE au début de 2003.


[6]                Les TLET ont noté une augmentation dans les affaires du demandeur et ont exigé qu'il leur verse 1 000 000 roupies. Ils ont agressé le demandeur en mai et en juin 2003. Lorsque le PDPE a appris ce qui s'était passé, il a proposé au demandeur de le protéger à la condition que ce dernier lui verse encore plus d'argent. Agacés, les TLET ont emmené le demandeur à leur camp et l'ont battu parce qu'ils le soupçonnaient d'être un informateur à la solde du PDPE et d'espionner pour le compte de l'armée. Le demandeur a été relâché deux jours plus tard après que son épouse et le chef du village eurent promis de verser l'argent dans un délai de deux semaines. Le demandeur a ensuite décidé de quitter son pays le 11 septembre 2003. Il est arrivé au Canada le 15 septembre suivant et a demandé l'asile le même jour.

[7]                La SPR a jugé que le demandeur n'était pas crédible. Elle a énuméré plusieurs contradictions et invraisemblances. D'abord, elle a expliqué qu'elle ne croyait pas que le demandeur était un homme d'affaires, de sorte qu'elle avait des doutes sur les incidents qui étaient liés à son occupation. La carte d'identité nationale (CIN) du demandeur ne mentionnait pas sa profession, et il était indiqué sur les certificats de naissance de ses enfants qu'il était agriculteur. Interrogé à ce sujet, le demandeur a répondu que c'est son beau-père qui avait déposé la demande et avait écrit « agriculteur » . La SPR a considéré que le demandeur ajustait son témoignage aux questions qui lui étaient posées sur le sujet.


[8]                La SPR a relevé une autre contradiction en ce qui concerne la carte délivrée par l'armée. Selon elle, le demandeur a donné des réponses vagues aux questions concernant le moment où la carte avait été délivrée, il a à nouveau ajusté son témoignage et il ne se souvenait pas de la date à laquelle l'armée avait perdu le contrôle de sa région. En outre, le demandeur a expliqué à la SPR que les TLET lui avaient retiré sa carte militaire à un point de contrôle alors qu'il se rendait à Colombo. La preuve documentaire indiquait toutefois qu'il n'y a plus de point de contrôle depuis la signature de l'accord de paix en 2002.

[9]                La SPR a mis en doute la vraisemblance du témoignage du demandeur concernant les raisons pour lesquelles il aurait couru le risque de s'associer ouvertement au PDPE en sachant qu'il s'agissait d'un groupe rival des TLET. En outre, le demandeur n'a pas expliqué de manière cohérente pourquoi il s'était livré à l'importation de biens et pourquoi il avait payé le PDPE pour son aide.

[10]            La SPR n'a pas accepté les explications données par le demandeur au sujet de la date à laquelle son certificat de naissance avait été traduit en anglais.


[11]            Le demandeur a indiqué dans son témoignage que son épouse avait dirigé son entreprise après son départ, jusqu'en novembre 2003. La SPR était d'avis, comme les lettres de son épouse datant de cette période ne faisaient aucune mention de l'entreprise, que le demandeur éludait la question. Il maintenait qu'il avait chargé son épouse par téléphone de fermer l'entreprise; le tribunal avait de la difficulté à le croire.

[12]            La SPR a indiqué également que les raisons données par le demandeur pour expliquer pourquoi sa famille était demeurée dans la même maison malgré les visites des TLET avaient miné sa crédibilité. Elle a aussi mis en doute la vraisemblance de l'allégation du demandeur selon laquelle il avait laissé de l'argent à son beau-père pour les besoins de sa famille parce qu'il avait également mentionné dans son témoignage que les relations entre son épouse et les parents de celles-ci étaient tendues.

[13]            Par ailleurs, le demandeur a indiqué dans son témoignage qu'il était toujours recherché par l'armée parce qu'il avait remis de l'argent aux TLET, ce qui constitue un crime suivant la loi sur la prévention du terrorisme. La SPR ne comprenait pas pourquoi il n'avait jamais été arrêté par l'armée en vertu de cette loi.

[14]            Enfin, la SPR a signalé d'autres faits qui l'amenaient à douter de la crédibilité du demandeur : ce dernier n'avait pas mentionné, dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP), que sa maison avait été endommagée lors d'un bombardement en 1996, ni qu'il craignait l'armée.


[15]            Le demandeur soumet la question suivante :

La Commission a-t-elle fondé sa décision sur des conclusions de fait erronées, tirées de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont elle disposait?

[16]            En gros, le demandeur a expliqué que la plupart des conclusions de la SPR sont déficientes et que celle-ci a considéré ses explications et clarifications comme des ajustements et de l'imprécision.

[17]            Pour ce qui est de la conclusion selon laquelle il n'a jamais eu d'entreprise, le demandeur prétend que cette conclusion est fondée sur un renseignement donné en 1988 et figurant dans les certificats de naissance de ses enfants et que son occupation (agriculteur) avant 1992 n'a aucune importance en l'espèce. Les faits pertinents sont ceux qui sont survenus en 2003. En ce qui concerne son occupation, le demandeur soutient que son témoignage concernant ses affaires était détaillé et que la SPR ne l'a pas pris en compte. En outre, la SPR l'a accusé d'ajuster son témoignage, ce qui est injuste puisque c'est son beau-père qui avait enregistré les naissances en 1988 et que la SPR ne pouvait pas s'attendre à ce qu'il sache pourquoi ce dernier avait indiqué qu'il était « agriculteur » . De plus, les certificats n'ont pas été produits pour prouver sa profession, mais plutôt pour corroborer le fait que tous les membres de sa famille étaient nés au Sri Lanka.


[18]            En ce qui concerne la carte militaire, la SPR n'a pas expliqué correctement la version du demandeur. Le demandeur a dit qu'il ne se souvenait pas de la date à laquelle la carte avait été délivrée, et on lui a demandé d'inventer des hypothèses sur un point dont il a reconnu ne pas se rappeler avec certitude. De plus, la SPR a mal interprété son témoignage concernant la date à laquelle l'armée a pris le contrôle de Pallai. Le demandeur n'a jamais parlé dans son témoignage de la date à laquelle l'armée avait perdu le contrôle et il n'a pas changé ses réponses.

[19]            Sur la question des points de contrôle, le demandeur soutient que la preuve documentaire ne contredit pas son témoignage. Un examen du dossier révèle que le témoignage n'était pas contradictoire pour ce qui est des affaires menées avec le PDPE. Dans son témoignage, le demandeur a souligné qu'il avait deux raisons de faire des affaires avec le PDPE : faire croître son entreprise et aider les gens de sa communauté en leur vendant des produits à des prix raisonnables.

[20]            Le demandeur soutient qu'il n'a jamais dit qu'il était associé « ouvertement » avec le PDPE, ni laissé entendre que son certificat de naissance avait été traduit dans les zones touchées par un conflit comme la SPR l'a indiqué.


[21]            On prétend finalement que la SPR a omis de tenir compte de certains éléments de preuve produits par le demandeur. Ce dernier a mentionné dans son témoignage qu'il discutait de son entreprise au téléphone avec son épouse, de sorte qu'il était déraisonnable que la SPR considère qu'il éludait les questions. Il était déraisonnable également que la SPR arrive à la conclusion qu'elle a tirée relativement aux rapports entre l'épouse du demandeur et ses parents. Le demandeur a tenté d'expliquer que, même si son épouse se disputait parfois avec sa mère et ne voulait probablement pas vivre avec ses parents, cela ne signifiait pas qu'elle ne voulait plus avoir de relations avec eux.

[22]            En gros, le défendeur soutient que les questions de crédibilité relèvent de la SPR. Le demandeur n'est peut-être pas d'accord avec l'évaluation de la preuve effectuée par celle-ci, mais il n'a pas réussi à démontrer que cette évaluation était abusive, arbitraire ou manifestement déraisonnable. La SPR a expliqué de manière détaillée pourquoi elle a jugé que le demandeur n'était pas un témoin crédible.

[23]            Dans un mémoire supplémentaire, le défendeur a expliqué que, même si la SPR avait commis une erreur sur deux points (la traduction du certificat de naissance et la date à laquelle l'armée avait pris le contrôle d'une région), il ne s'agissait pas d'erreurs importantes aux fins de la décision. Celle-ci devrait être lue dans son ensemble.

[24]            En ce qui concerne l'association du demandeur avec le PDPE, le défendeur soutient que le demandeur essaie de convaincre la Cour qu'il a consciemment pris le risque de provoquer la colère des TLET en vendant des biens à un prix raisonnable dans un élan humanitaire, tout en connaissant la rivalité existant entre les deux groupes.


[25]            Pour ce qui est de l'occupation du demandeur, le défendeur soutient que celui-ci n'a pas arrêté d'ajuster son témoignage et n'a produit aucun document prouvant ses activités commerciales.

[26]            De plus, le défendeur soutient que la conduite de la famille est incompatible avec l'existence d'une véritable crainte, l'épouse et les enfants du demandeur étant demeurés dans la même maison alors que, d'après ce que le demandeur a dit, les TLET continuaient à demander de l'argent.

[27]            La décision RKL c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) résume les principes régissant l'évaluation de la crédibilité. L'évaluation de la crédibilité d'un demandeur constitue l'essentiel de la compétence de la Commission, et celle-ci peut conclure que le demandeur n'est pas crédible à cause d' « invraisemblances contenues dans la preuve qu'il a présentée, dans la mesure où les inférences qui sont faites ne sont pas déraisonnables et que les motifs sont formulés "en termes clairs et explicites" [...] Ce ne sont cependant pas tous les types d'incohérence ou d'invraisemblance contenue dans la preuve présentée par le demandeur qui justifieront raisonnablement que la Commission tire des conclusions défavorables sur la crédibilité en général. Il ne conviendrait pas que la Commission tire ses conclusions après avoir examiné "à la loupe" des éléments qui ne sont pas pertinents ou qui sont accessoires à la revendication du demandeur » (RKL c. Canada (MCI), [2003] CFPI 116, par. 7 à 12).


[28]            Lorsqu'un demandeur jure de la véracité de certaines allégations, ces allégations sont présumées véridiques, sauf s'il existe des raisons de douter de leur véracité (Maldonado c. Canada (MEI), [1980] 2 C.F. 302 (C.A.F.)).

[29]            Selon le défendeur, la SPR a commis deux erreurs mineures qui sont sans conséquence. Or, un examen attentif de la transcription révèle que la SPR a fait plus de deux erreurs évidentes, dont l'une est très importante. Elle a accordé trop d'importance aux certificats de naissance des enfants du demandeur. Les demandes qui ont été déposées par le beau-père du demandeur en 1988 ne sont pas pertinentes pour ce qui est de la situation de ce dernier en 2003. Par ailleurs, la SPR a demandé au demandeur pourquoi son beau-père avait écrit « agriculteur » . La question n'est pas pertinente et a ouvert la porte à des suppositions. Comme cette conclusion défavorable était très pertinente aux fins de la décision, l'erreur est importante. La SPR a indiqué qu'elle ne croyait pas que le demandeur était un homme d'affaires et a mis en doute tous les incidents démontrés par la preuve relative à cette question.


[30]            Le demandeur a expliqué ses affaires en détail et ses explications n'ont pas été mises en doute par la SPR. Il faut mentionner également que, selon l'annexe 1 (p. 183 du dossier du tribunal), le demandeur a été « agriculteur » jusqu'en 1992 et « homme d'affaires » par la suite. Le demandeur a expliqué que la petite entreprise qu'il a lancée en 1980 a pris de l'expansion depuis.

[31]            En ce qui concerne sa carte militaire et la date à laquelle l'armée a perdu le contrôle d'une région, le demandeur a souligné à juste titre que la SPR avait mal interprété son témoignage. Il n'avait pas été évasif sur cette question.

[32]            Selon la SPR, le demandeur n'a pas fait état de sa crainte de l'armée dans son FRP. Cela est exact, mais il est clairement question d'une peur de l'armée dans les notes prises par l'agent (p. 186 et 194 du dossier du tribunal).


[33]            Ayant lu la transcription, je suis convaincu que le demandeur a correctement expliqué les relations entre son épouse et la famille de celle-ci. J'estime que la SPR a tiré une déduction déraisonnable. À la question de savoir pourquoi son épouse ne vivait pas avec sa famille, le demandeur a expliqué qu'elle [traduction] « n'avait pas de très bonnes relations avec ses parents. C'est pour cette raison qu'elle préfère habiter un peu loin d'eux » (p. 261 du dossier du tribunal). La SPR a ensuite mis en doute la crédibilité du demandeur parce qu'il avait remis de l'argent à son beau-père pour sa famille, et elle a conclu qu'il n'était pas vraisemblable qu'il fasse confiance à cette personne étant donné l'état des relations. Après avoir lu les transcriptions, le demandeur a expliqué que les relations n'étaient pas excellentes et que son épouse se disputait parfois avec sa mère (p. 261 et 279 du dossier du tribunal). Il était déraisonnable de considérer que le fait que le demandeur avait donné de l'argent à son beau-père n'était pas vraisemblable.

[34]            Pour ce qui est de la prétendue invraisemblance concernant la traduction du certificat de naissance du demandeur, la SPR a conclu que le demandeur « n'est pas un témoin fiable » . Après avoir lu les transcriptions, j'estime que la SPR s'est indubitablement trompée sur ce point (p. 247 et 248 du dossier du tribunal). Le fait que la Commission a conclu que le demandeur n'était pas fiable entache la décision.

[35]            L'avocate du défendeur a admis les deux erreurs, mais elle prétend à tort que celles-ci ne sont pas importantes. La SPR a examiné le témoignage à la loupe et a relevé de prétendues invraisemblances dans les précisions que le demandeur a données pour essayer de clarifier ses réponses. Je suis convaincu qu'il ne s'agit pas de [traduction] « véritables » invraisemblances.

[36]            Les erreurs commises par la SPR ne sont pas toujours des erreurs susceptibles de contrôle, mais, en l'espèce, l'ensemble de ces erreurs rendent la décision manifestement déraisonnable.


                                                          ORDONNANCE

[37]            La demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de la SPR est annulée et l'affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour réexamen.

         « Paul U. C. Rouleau »         

            Juge

Ottawa (Ontario)

Le 29 juin 2005

Traduction certifiée conforme

Thanh-Tram Dang. B.C.L., LL.B.


                                                       COUR FÉDÉRALE

                                        AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

                                                                       

DOSSIER :                                                     IMM-9562-04

INTITULÉ :                                                    RAJESWARAN BALASUBRAMANIAM

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                              MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 31 MAI 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                    LE JUGE ROULEAU

DATE DES MOTIFS :                                   LE 29 JUIN 2005

COMPARUTIONS :

Pia Zambelli                                                       POUR LE DEMANDEUR

Annie Van Der Meerchen                                 POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Diane N. Doray                                                 POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.                                              POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)


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