Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20050728

Dossier : IMM-6001-04

Référence : 2005 CF 1044

Ottawa (Ontario), le 28 juillet 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MOSLEY

ENTRE :

                                                              FATMIR SHAHAJ

                                                                                                                                          demandeur

                                                                             et

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE


[1]                M. Shahaj est un citoyen de l'Albanie. Il a présenté, en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), une demande de contrôle judiciaire relativement à une décision rendue en date du 11 juin 2004 par un tribunal de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission), selon laquelle il n'est ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger. Voici les motifs pour lesquels je considère que sa demande devrait être accueillie et que l'affaire devrait être renvoyée à un tribunal différemment constitué pour que celui-ci rende une nouvelle décision.

[2]                M. Shahaj prétend être victime d'une vendetta qui existe depuis les années 1930 entre sa famille et une autre famille de son village, les Kongjinaj. La vendetta n'a pas eu cours pendant la période communiste, mais M. Shahaj dit qu'elle a repris depuis quelques années. Lui et ses frères ont vécu la plus grande partie de leur vie adulte en Grèce. Il prétend que son frère aîné, Bejkush, a été attaqué sous les yeux de sa femme et de ses enfants par deux membres de la famille Kongjinaj à Korinthos, en Grèce, en décembre 1999, et qu'il est mort des suites de ses blessures. Sa famille lui a alors demandé de retourner en Albanie, où il a appris la mort de son frère.

[3]                M. Shahaj soutient qu'il a à quelques reprises réussi de justesse à échapper aux Kongjinaj lorsqu'il était en Albanie. Il est retourné en Grèce en mars 2000. Il a déménagé fréquemment dans ce pays, jusqu'à ce que sa famille lui demande de nouveau de retourner en Albanie en décembre 2001 parce que son père était atteint d'un cancer de la prostate. Il est ensuite retourné en Grèce, avant de déménager en Allemagne en mai 2002 pour gagner de l'argent afin de pouvoir venir au Canada. Il est arrivé au Canada en juillet 2003 et a demandé l'asile au point d'entrée.

[4]                La Commission a conclu que le demandeur a embelli sa demande et que celle-ci était incohérente et invraisemblable. En outre, elle doutait que la famille du demandeur soit mêlée à une vendetta avec la famille Kongjinaj.


[5]                La Commission a indiqué ce qui suit au sujet d'un certificat de décès et d'un affidavit corroborant signé par la belle-soeur de M. Shahaj :

En ce qui concerne le décès de son frère, le tribunal a conclu que, malgré le certificat de décès et l'affidavit de Violetta Shahaj, il y a des motifs valables de mettre en doute et de rejeter les allégations du demandeur sur le fait que son frère a été tué à cause d'une vieille vendetta. Le certificat de décès ne fait que mentionner la cause du décès. Il revenait à l'affidavit de Violetta Shahaj de fournir un contexte. Selon le tribunal, elle ne peut pas être considérée comme une personne désintéressée en ce qui concerne la décision rendue à la fin de l'audience du demandeur, et, par conséquent, ses éléments de preuve doivent être vus comme suspects dans le sens mentionné par le juge Sopinka dans R. c. Lavallee. De plus, le tribunal n'a pas eu l'occasion de tester la crédibilité de ses déclarations et, pour ces raisons, il a accordé peu d'importance à son affidavit.

[6]                Les conclusions de fait de la Commission peuvent être modifiées seulement si elles sont erronées et si la Commission les a tirées de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont elle disposait - en d'autres termes, c'est la décision manifestement déraisonnable qui s'applique comme norme : Liang c. Canada (MCI), [2003] A.C.F. no 1904.

[7]                La phrase selon laquelle « [l]e certificat de décès ne fait que mentionner la cause du décès » du frère du demandeur, Bejkush, semble indiquer que la Commission n'a pas suffisamment tenu compte de la nature du décès. Le mot [traduction] « Homicide » est mis en évidence dans la traduction du certificat de décès et un X figure, sur l'original, dans la case relative à la cause du décès (traduite par « Homicide » ). Le fait que la mort a été causée par homicide n'a pas été analysé à la lumière des autres éléments de preuve. Il s'agit à mon avis d'une erreur importante.


[8]                La Commission a commis une autre erreur en se fondant sur l'arrêt R. c. Lavallee, [1990] 1 R.C.S. 852, pour accorder moins de poids à l'affidavit de la belle-soeur de M. Shahaj. Cet arrêt portait sur ce qui était à l'époque une opinion d'expert originale dans le contexte d'une poursuite criminelle et non sur une preuve fournie par des membres de la famille pour corroborer des allégations dans le cadre d'une procédure en matière d'immigration. Dans ses commentaires à la page 900 de Lavallee, auxquels la Commission a fait allusion, le juge Sopinka a formulé une mise en garde contre la réception d'une telle preuve sous forme d'opinion lorsque celle-ci n'est pas suffisamment étayée par les faits. Aucune opinion d'expert n'ayant été présentée en l'espèce, les propos du juge Sopinka sur le droit qui régit ce type de preuve ne s'appliquaient pas à l'affidavit de la belle-soeur du demandeur.

[9]                La Commission a indiqué en outre qu'elle accordait également peu de poids à l'affidavit de la belle-soeur parce qu'elle « n'a pas eu l'occasion de tester la crédibilité de ses déclarations » . Si la Commission laissait ainsi entendre qu'elle pouvait ne pas tenir compte de la preuve de la belle-soeur uniquement parce que celle-ci ne pouvait pas faire l'objet d'un contre-interrogatoire, elle s'est trompée. En effet, la Cour d'appel fédérale a dit dans Fajardo c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 157 N.R. 392 (C.A.F.), qu'il n'appartient pas à la Section du statut de réfugié de s'imposer à elle-même ou d'imposer à des demandeurs des restrictions dont le Parlement les a libérés en ce qui a trait à la preuve.


[10]            Par ailleurs, je suis convaincu que la Commission n'a pas tenu compte des raisons données par le demandeur pour expliquer pourquoi son oncle n'était pas ciblé. Le demandeur a expliqué que son oncle ne fait pas partie de la lignée de la famille Shahaj et qu'il n'était pas parent avec son grand-père Shahaj, mais qu'il avait la même mère que son père. La Commission a eu tort de supposer que l'oncle était un parent par le sang malgré l'explication claire et logique donnée par le demandeur.

[11]            Selon le demandeur, la Commission a commis des erreurs importantes à l'égard d'autres éléments de sa preuve. La Commission semble avoir tiré une conclusion défavorable du fait que le jeune frère du demandeur avait échappé à la vendetta, alors que la preuve du demandeur démontrait qu'il s'était enfui du pays. De plus, la Commission se demandait pourquoi le père du demandeur n'était pas ciblé et elle a laissé entendre que l'explication du demandeur avait changé lorsque cette question avait été soulevée. Elle a considéré qu'un document censé être un formulaire type utilisé par un comité de réconciliation demandant qu'un processus de médiation soit entrepris afin de mettre fin à la vendetta n'était pas fiable en raison d'une contradiction discutable qu'il comportait à sa face même ainsi que de la nature endémique de la corruption et du grand nombre de faux documents en Albanie. Même si je n'en serais peut-être pas arrivé aux mêmes conclusions, la Commission pouvait raisonnablement tirer ces conclusions compte tenu de la preuve dont elle disposait.

[12]            La Commission aurait très bien pu en arriver au même résultat si elle n'avait pas commis les erreurs dont il est question ci-dessus. Je suis cependant convaincu que l'effet cumulatif des erreurs a rendu la décision manifestement déraisonnable. Aucune retenue judiciaire ne peut justifier le maintien de celle-ci.

[13]            Par conséquent, la demande est accueillie. Aucune question n'a été proposée à des fins de certification, et aucune question n'est certifiée.

                                        ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la demande soit accueillie et que l'affaire soit renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Commission afin qu'une nouvelle décision soit rendue. Aucune question n'est certifiée.

          « Richard G. Mosley »          

            Juge

Traduction certifiée conforme

D. Laberge, LL.L.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                              IMM-6001-04

INTITULÉ :                                                             FATMIR SHAHAJ

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                                      TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                                     LE 25 MAI 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                            LE JUGE MOSLEY

DATE DES MOTIFS :                                            LE 28 JUILLET 2005

COMPARUTIONS :

Micheal Crane                                                   POUR LE DEMANDEUR

David Tyndale                                                   POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Micheal Crane                                                   POUR LE DEMANDEUR

Avocat

Toronto (Ontario)

John H. Sims, c.r.                                                       POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.