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Date : 20210804


Dossier : T-942-20

Référence : 2021 CF 819

Ottawa (Ontario), le 4 août 2021

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

11316753 CANADA ASSOCIATION

demanderesse

et

LE MINISTRE DES TRANSPORTS ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La demanderesse désire construire un aérodrome sur un terrain qu’elle a acquis à Saint-Roch-de-l’Achigan (Québec). Le ministre des Transports a pris un arrêté interdisant la construction de l’aérodrome, au motif que celle-ci serait contraire à l’intérêt public. La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de cet arrêté. Elle soutient que le ministre n’aurait pas dû tenir compte de l’opposition des citoyens au projet ni des répercussions de celui-ci sur des matières qui relèvent de la compétence provinciale.

[2] La demande est rejetée. Le ministre a fondé sa décision sur l’article 4.32 de la Loi sur l’aéronautique, LRC 1985, c A-2 [la Loi], qui lui accorde un vaste pouvoir de déterminer si la construction d’un aérodrome est contraire à l’intérêt public. À l’étape du contrôle judiciaire, les tribunaux font preuve d’un degré important de retenue face à de telles décisions. Le ministre peut déterminer lui-même les facteurs dont il tient compte pour évaluer ce qui est dans l’intérêt public. Il lui était donc loisible de considérer l’acceptabilité sociale du projet, évaluée à l’aune de l’opposition des citoyens de Saint-Roch-de-l’Achigan et des motifs de cette opposition. Le fait que les préoccupations exprimées par les citoyens portent sur des matières qui relèvent habituellement de la compétence provinciale n’empêchait pas le ministre d’en tenir compte, puisqu’elles sont liées à la construction d’un aérodrome, un sujet indubitablement fédéral.

I. Contexte

[3] La demanderesse, 11316753 Canada Association, est une personne morale sans but lucratif dont l’objectif est la construction et l’exploitation d’un aérodrome dans la municipalité de Saint-Roch-de-l’Achigan (Québec). Les membres et les dirigeants de la demanderesse sont essentiellement les mêmes que ceux d’une personne morale qui a exploité un aéroport à Mascouche (Québec) pendant plus de 40 ans. Dans les présents motifs, je les désignerai comme les promoteurs.

[4] En 2016, la ville de Mascouche a décidé de fermer cet aéroport afin de faire place à un développement résidentiel. La ville s’est entendue avec les promoteurs afin de favoriser la recherche d’un site de remplacement. Plusieurs emplacements ont été étudiés, y compris le site de Saint-Roch-de-l’Achigan qui fait l’objet de la présente demande. C’est cependant un emplacement situé partiellement à Mascouche et partiellement à Terrebonne, le site Les Moulins, qui a initialement été retenu.

[5] La construction de l’aérodrome Les Moulins a donné lieu à plusieurs instances, dont il suffit d’exposer les grandes lignes. La ville de Mascouche a présenté une demande d’injonction visant à interdire les travaux de construction en l’absence d’un certificat d’autorisation délivré en vertu de l’article 22 de la Loi sur la qualité de l’environnement, RLRQ, c Q-2. Cette demande a été rejetée par la Cour supérieure, en raison de la doctrine de l’exclusivité des compétences, appliquée à la compétence fédérale sur l’aéronautique : Ville de Mascouche c 9105425 Canada Association, 2018 QCCS 550 [Ville de Mascouche]. Ce jugement a été porté en appel. Or, dans le cadre d’une entente visant à régler une action en dommages-intérêts contre la ville de Mascouche, les promoteurs ont convenu d’abandonner le projet Les Moulins. Informée de cette entente, la Cour d’appel du Québec a rejeté l’appel au motif qu’il était devenu théorique : Procureure générale du Québec c 9105425 Canada Association, 2019 QCCA 1403.

[6] Les promoteurs se sont donc tournés à nouveau vers le site de Saint-Roch-de-l’Achigan. À cette fin, ils ont constitué la demanderesse en personne morale. Au printemps 2019, celle-ci a fait l’acquisition du terrain nécessaire à la construction d’un aérodrome et a débuté le processus de consultation prévu aux articles 307.01 à 307.10 du Règlement de l’aviation canadien, DORS/96-433 [le Règlement].

[7] Plusieurs citoyens de Saint-Roch-de-l’Achigan ont manifesté leur opposition au projet d’aérodrome. Ils ont formé une coalition qui a présenté un mémoire dans le cadre des consultations initiées par la demanderesse [la Coalition]. La municipalité de Saint-Roch-de-l’Achigan a organisé deux séances publiques d’information et tenu un référendum au sujet du projet d’aérodrome. Lors de ce référendum, qui a eu lieu le 11 août 2019, 52% des citoyens ont exprimé leur droit de vote et 96% de ceux qui ont voté se sont opposés au projet d’aérodrome.

[8] Le 29 août 2019, le ministre des Transports a pris un arrêté en vertu de l’article 4.32 de la Loi, interdisant à la demanderesse de construire un aérodrome dans la municipalité de Saint-Roch-de-l’Achigan. Dans une lettre adressée à M. Yvan Albert, président de la demanderesse, le ministre affirme que cette décision est justifiée par

[…] des lacunes relevées quant à la consultation entreprise et à la proposition du projet d’aménagement de l’aérodrome, notamment le manque de clarté quant aux activités anticipées à l’aérodrome et plus particulièrement les répercussions de l’empreinte sonore de l’aérodrome proposé sur la collectivité […]

[9] Néanmoins, le directeur général régional du ministère des Transports a communiqué avec M. Albert afin d’inciter celui-ci à poursuivre le projet en répondant aux préoccupations identifiées par le ministre.

[10] Au cours de l’automne 2019, la demanderesse a fait réaliser une étude de bruit qui démontre que l’aérodrome proposé n’engendrerait pas un niveau de bruit supérieur aux normes du ministère des Transports. Cette étude a été rendue publique en novembre 2019 et la demanderesse a invité les parties intéressées à lui transmettre ses commentaires. La demanderesse a déposé un rapport de consultation révisé auprès du ministère en décembre 2019.

[11] Le dossier de la demanderesse a été étudié à nouveau par les fonctionnaires du ministère des Transports. En février 2020, ceux-ci ont présenté au ministre une note préparatoire à la décision. Cette note résumait l’évolution du projet ainsi que le contexte réglementaire dans lequel s’inscrit l’article 4.32 de la Loi. Elle présentait trois options au ministre : permettre la réalisation du projet en révoquant l’arrêté du 29 août 2019; interdire la réalisation du projet; ou permettre la réalisation du projet tout en l’assujettissant à des conditions visant à minimiser ses répercussions sur la communauté environnante. La recommandation faite au ministre était de permettre la réalisation du projet. Les auteurs de la note convenaient que l’intérêt public comprenait [traduction] « les impacts du projet d’aérodrome proposé sur les collectivités locales et sur les préoccupations de ces collectivités, lesquelles incluent principalement des questions d’utilisation du territoire, d’environnement et de troubles de voisinage ». Ils craignaient cependant que l’interdiction du projet ait un effet domino qui puisse nuire à d’autres projets d’aérodrome ailleurs au pays et au caractère exclusif de la compétence fédérale sur l’aéronautique. La lecture globale de la note suggère que ces derniers facteurs ont été déterminants dans le choix de l’option à recommander au ministre.

[12] Le 24 février 2020, le ministre a choisi la seconde option qui lui était présentée, à savoir interdire la réalisation du projet. Le 24 avril 2020, une note subséquente lui a été présentée, annexant l’ébauche d’un arrêté interdisant la réalisation du projet et un résumé des motifs pour lesquels le projet n’était pas dans l’intérêt public. Les auteurs de la note soulignent la force de l’opposition des citoyens de Saint-Roch-de-l’Achigan, l’absence d’étude des répercussions économiques portant directement sur le projet et le fait que la création d’un nouvel aérodrome ne permettrait pas de remédier à la pénurie de pilotes. Ils soulignent également que le projet d’aérodrome de Saint-Roch-de-l’Achigan se distingue sous plusieurs rapports du projet Les Moulins, que le ministre avait approuvé en 2016, et que les événements subséquents mettent en doute sa nécessité. Le 4 mai 2020, le ministre a approuvé cette note et a signé l’arrêté interdisant la construction de l’aérodrome. Le même jour, le ministre a transmis à la demanderesse un courriel qui reprend textuellement des parties importantes de la note.

[13] La demanderesse sollicite maintenant le contrôle judiciaire de l’arrêté du 4 mai 2020.

II. Analyse

[14] L’analyse des prétentions de la demanderesse exige que l’on décrive tout d’abord le cadre législatif et réglementaire régissant la construction des aérodromes au Canada. En deuxième lieu, il faut choisir la norme de contrôle de la décision du ministre. Malgré les arguments de la demanderesse en sens contraire, c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique. Troisièmement, il faut préciser la portée de la notion d’intérêt public que le législateur a employée à l’article 4.32 de la Loi. Contrairement à ce que soutient la demanderesse, la Loi ne limite pas la gamme des facteurs dont le ministre peut tenir compte pour évaluer l’intérêt public. Ces fondements permettent de comprendre pourquoi le ministre a agi de manière raisonnable en prenant en considération l’acceptabilité sociale du projet et les facteurs relevant de la compétence provinciale.

A. Le cadre législatif et réglementaire

[15] L’aéronautique est un sujet qui relève de la compétence exclusive du Parlement fédéral, en vertu du volet « dimensions nationales » de la compétence relative à la paix, à l’ordre et au bon gouvernement prévue par le paragraphe introductif de l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867 : In re The Regulation and Control of Aeronautics in Canada, [1932] AC 54 (CP); Johannesson c Municipality of West St. Paul, [1952] 1 RCS 292 [Johannesson].

[16] Dans l’exercice de cette compétence, le Parlement a adopté la Loi, qui régit bon nombre d’aspects de l’aéronautique. Pour nos fins, il suffit d’indiquer que l’alinéa 4.9e) de la Loi délègue au gouverneur en conseil le pouvoir d’adopter des règlements concernant « les activités exercées aux aérodromes ainsi que l’emplacement, l’inspection, l’enregistrement, l’agrément et l’exploitation des aérodromes ». Un aérodrome est défini comme suit à l’article 3 de la Loi :

aérodrome Tout terrain, plan d’eau (gelé ou non) ou autre surface d’appui servant ou conçu, aménagé, équipé ou réservé pour servir, en tout ou en partie, aux mouvements et à la mise en œuvre des aéronefs, y compris les installations qui y sont situées ou leur sont rattachées.

aerodromemeans any area of land, water (including the frozen surface thereof) or other supporting surface used, designed, prepared, equipped or set apart for use either in whole or in part for the arrival, departure, movement or servicing of aircraft and includes any buildings, installations and equipment situated thereon or associated therewith;

[17] En ce qui concerne la construction des aérodromes, le Règlement établit un régime qui a été décrit comme « permissif ». Aucune autorisation n’est nécessaire pour construire un aérodrome. Toutefois, si un aérodrome est conforme à certaines exigences, son exploitant peut demander au ministre de l’enregistrer : articles 301.03 à 301.09 du Règlement. Ce n’est que dans certaines circonstances, par exemple s’il est utilisé aux fins d’un service aérien régulier, qu’un aérodrome est considéré comme un aéroport et que son exploitation est assujettie à l’autorisation du ministre et à une réglementation beaucoup plus détaillée.

[18] Depuis l’arrêt Johannesson, l’emplacement des aérodromes et des aéroports est considéré comme étant un aspect essentiel de la compétence fédérale sur l’aéronautique. Dans deux arrêts rendus en 2010, la Cour suprême du Canada en a tiré les conséquences relativement à l’application des lois provinciales régissant l’utilisation du territoire : Québec (Procureur général) c Lacombe, 2010 CSC 38, [2010] 2 RCS 453 [Lacombe]; Québec (Procureur général) c Canadian Owners and Pilots Association, 2010 CSC 39, [2010] 2 RCS 536 [COPA]. En substance, la Cour a statué que les règlements de zonage municipaux et la Loi sur la protection du territoire et des activités agricoles, RLRQ, c P-41.1, ne pouvaient faire obstacle à la construction d’un aérodrome.

[19] En 2014, le Parlement a ajouté à la Loi la disposition qui est au centre du présent litige. Elle portait initialement le numéro 4.31, mais a été renumérotée 4.32 en 2017. Elle se lit aujourd’hui ainsi :

4.32 (1) S’il estime que l’aménagement ou l’agrandissement d’un aérodrome donné ou un changement à son exploitation risque de compromettre la sécurité aérienne ou n’est pas dans l’intérêt public, le ministre peut prendre un arrêté pour l’interdire.

4.32 (1) The Minister may make an order prohibiting the development or expansion of a given aerodrome or any change to the operation of a given aerodrome, if, in the Minister’s opinion, the proposed development, expansion or change is likely to adversely affect aviation safety or is not in the public interest.

[20] Au même moment, le Parlement a ajouté deux nouveaux éléments à la liste des pouvoirs réglementaires du Gouverneur en conseil, à l’article 4.9 de la Loi, soit le pouvoir d’interdire le développement d’aérodromes et le pouvoir de prévoir des normes en matière de consultation. En 2016, se prévalant de ces nouveaux pouvoirs, le gouvernement a ajouté au Règlement des dispositions relatives à la consultation concernant la construction ou l’agrandissement d’aérodromes : articles 307.01 à 307.10 du Règlement. Ces dispositions exigent que l’exploitant d’un aérodrome proposé consulte certaines parties intéressées avant d’entreprendre des travaux et présente un rapport de consultation au ministre. Le promoteur doit attendre l’expiration d’un délai de 30 jours après le dépôt du rapport avant de commencer les travaux.

[21] Étant donné que l’article 4.32 de la Loi figurait dans un projet de loi omnibus, nous disposons de peu de renseignements quant à l’intention de ses promoteurs. Néanmoins, dans la note à l’intention du ministre de février 2020, on indique que : [traduction] « dans l’objectif de donner plus de poids aux préoccupations locales, le gouvernement fédéral a introduit l’article 4.32 de la [Loi sur l’aéronautique] en 2014 ».

[22] Certains renseignements utiles peuvent aussi être tirés du résumé de l’étude d’impact de la réglementation [REIR] qui accompagnait les modifications apportées au Règlement. Ce résumé décrit ainsi les enjeux qui justifiaient l’ajout au Règlement des dispositions relatives à la consultation :

Les exploitants qui souhaitent aménager un nouvel aérodrome ou apporter d’importantes modifications à un aérodrome existant, qu’il soit certifié ou non, n’ont actuellement aucune obligation d’entreprendre des consultations auprès des intervenants concernés. Tout ce qui touche à l’aviation est de compétence fédérale, y compris les aérodromes. Toutefois, contrairement aux administrations municipales et aux gouvernements provinciaux qui ont établi des processus de consultations pour tout changement important à l’utilisation des terres qui pourrait avoir une incidence sur la communauté, l’autorité fédérale n’est pas tenue de s’informer auprès du public pour connaître et atténuer les préoccupations des intervenants avant de procéder à l’aménagement d’un aérodrome, ni même de consulter les intervenants municipaux et provinciaux lorsqu’il est prévu d’aménager un aérodrome non certifié sur les terres de ces derniers. Ainsi, le manque de coordination de la planification des aménagements peut mener, par exemple, à une utilisation inefficace des terres et à une augmentation des plaintes de la part de la population locale en raison de l’incidence d’aménagements imprévus.

[23] Quant aux moyens employés pour atteindre ces fins, le résumé indique ce qui suit :

Une préoccupation commune soulevée par les intervenants auprès du ministre porte sur l’absence d’exigences réglementaires imposant aux promoteurs et aux exploitants d’aérodromes d’aviser les intervenants touchés avant d’entreprendre l’aménagement d’un nouvel aérodrome ou l’agrandissement d’un aérodrome existant. Pour répondre à cette préoccupation et dans le cadre de la Loi no 2 sur le Plan d’action économique de 2014, des modifications ont été apportées à la Loi sur l’aéronautique, lesquelles confèrent au ministre des Transports le pouvoir et les outils nécessaires pour régler avec efficacité le nombre croissant de problèmes associés au développement et à l’emplacement des aérodromes, à l’utilisation des terrains et aux consultations.

[24] Bien que ces remarques ne mentionnent pas spécifiquement l’article 4.32, j’estime qu’elles jettent un éclairage utile sur l’objectif poursuivi par le législateur lorsqu’il a modifié la Loi en 2014. Manifestement, le Parlement jugeait que la situation qui découlait des arrêts Lacombe et COPA n’était pas satisfaisante et qu’il convenait désormais de tenir compte de préoccupations locales liées à la construction d’aérodromes.

[25] Les grandes lignes du cadre législatif et réglementaire étant établies, nous pouvons maintenant nous tourner vers la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer lors du contrôle judiciaire d’une décision prise en application de l’article 4.32 de la Loi.

B. La norme de contrôle

[26] On aurait pu croire que l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], a définitivement réglé la question de la norme de contrôle applicable à la décision du ministre. L’ingéniosité des plaideurs oblige cependant les tribunaux à revenir périodiquement sur le sujet et à réaffirmer les principes qui président au contrôle judiciaire des décisions administratives.

[27] L’arrêt Vavilov représente le point d’aboutissement de quarante ans de jurisprudence de la Cour suprême du Canada concernant le contrôle judiciaire des décisions des tribunaux administratifs et du pouvoir exécutif. Depuis l’arrêt SCFP c Société des alcools du Nouveau-Brunswick, [1979] 2 RCS 227, la Cour suprême insiste de plus en plus sur la retenue dont doivent faire preuve les tribunaux judiciaires lorsqu’ils exercent un tel contrôle. Cette retenue signifie que les tribunaux ne doivent pas substituer leur propre décision à celle du décideur administratif, mais doivent plutôt se demander si celle-ci est raisonnable. Il s’agit de respecter l’intention du législateur de conférer au décideur administratif, plutôt qu’aux tribunaux, le pouvoir de rendre une décision : Vavilov, au paragraphe 24. Ainsi, l’arrêt Vavilov établit une présomption que la norme de contrôle des décisions administratives est celle de la décision raisonnable. Ce n’est que dans des situations très précises, qui ne sont pas présentes en l’espèce, qu’il y a exception à cette norme et que les tribunaux substituent leur propre décision ou, en d’autres termes, appliquent la norme de la décision correcte.

[28] La demanderesse accepte que la norme de la décision raisonnable s’applique au contrôle judiciaire de la décision du ministre d’interdire la construction de l’aérodrome. Elle cherche cependant à s’en affranchir, en affirmant qu’en l’espèce, le ministre aurait excédé la portée des pouvoirs que la Loi lui confère ou, en d’autres termes, qu’il aurait agi ultra vires. Plus précisément, elle soutient que le ministre ne peut exercer le pouvoir attribué par l’article 4.32 que si la construction de l’aérodrome est contraire à l’intérêt public. Notre Cour devrait intervenir sans faire preuve de retenue si cette condition n’est pas remplie ou, à tout le moins, si le ministre ne tient pas compte des facteurs pertinents pour en juger.

[29] Derrière cet argumentaire, on reconnaît aisément la doctrine des questions juridictionnelles ou des questions préalables, particulièrement en vogue durant les années 70 et 80. Selon cette doctrine, les tribunaux ne doivent pas faire preuve de retenue lorsqu’un décideur administratif interprète une disposition législative qui vise à circonscrire sa propre compétence. Or, cette doctrine a été écartée depuis longtemps et ne fait plus partie du cadre d’analyse applicable en matière de contrôle judiciaire : voir notamment les arrêts UES, Local 298 c Bibeault, [1988] 2 RCS 1048, et Halifax (Regional Municipality) c Nouvelle-Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, [2012] 1 RCS 364. De nos jours, ce type de raisonnement ne permet plus de faire échec à la norme de la décision raisonnable : Vavilov, aux paragraphes 65 à 68 et 109.

[30] La demanderesse invoque une série de décisions de la Cour d’appel du Québec portant sur l’exercice de pouvoirs municipaux en matière de zonage ou de permis de construction : voir notamment Shiller c Bousquet, 2017 QCCA 276; Ville de Montréal c Gaia QC inc, 2021 QCCA 52. Selon la Cour d’appel, les tribunaux ne devraient pas faire preuve de retenue face à de telles décisions, puisqu’elles découleraient de l’exercice d’un pouvoir lié, c’est-à-dire que le fonctionnaire se borne à constater que les conditions d’émission d’un permis sont réunies et n’exerce aucune discrétion. Or, il n’y a aucune commune mesure entre ce type de décision et une décision fondée sur l’article 4.32 de la Loi. Comme nous le verrons plus loin, l’article 4.32 confère au ministre un large pouvoir discrétionnaire, tout à l’opposé d’un pouvoir lié. Rien ne justifie donc que l’on s’écarte des enseignements de l’arrêt Vavilov.

[31] Il n’en reste pas moins que la retenue n’est pas synonyme d’abdication. Le contrôle judiciaire demeure un exercice « rigoureux » : Vavilov, aux paragraphes 12 et 13. Le tribunal « doit donc se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » : Vavilov, au paragraphe 99.

[32] L’une de ces contraintes est que le pouvoir discrétionnaire doit être exercé d’une manière compatible avec l’objet de la loi qui confère ce pouvoir : Vavilov, au paragraphe 108; Roncarelli c Duplessis, [1959] RCS 121, à la p 140. Selon la demanderesse, il s’ensuivrait qu’une décision administrative doit être qualifiée de déraisonnable dès lors qu’elle se fonde sur des considérations étrangères à la loi habilitante. Il est vrai qu’une telle proposition semble découler des remarques formulées par la Cour suprême dans les arrêts Maple Lodge Farms c Gouvernement du Canada, [1982] 2 RCS 2, aux pages 7 et 8 [Maple Lodge], et Comeau’s Sea Foods Ltd c Canada (Ministre des Pêches et des Océans), [1997] 1 RCS 12, au paragraphe 36. Cependant, elle cadre mal avec l’approche moderne du contrôle judiciaire, qui préconise un examen global de la décision administrative : Vavilov, au paragraphe 100. D’ailleurs, la Cour d’appel fédérale a donné une mise en garde contre l’application mécanique de cette règle : Ferroequus Railway Co c Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2003 CAF 454 aux paragraphes 16 et 17, [2004] 2 RCF 42 [Ferroequus]; Forest Ethics Advocacy Association c Canada (Office national de l’énergie), 2014 CAF 245 au paragraphe 69, [2015] 4 RCF 75 [Forest Ethics]. En fait, de telles préoccupations sont maintenant intégrées dans le cadre d’analyse de l’arrêt Vavilov, qui fait du régime législatif la première contrainte à laquelle la décision doit se conformer : Vavilov, au paragraphe 108.

[33] De toute manière, la gamme des considérations dont un décideur administratif peut tenir compte est nécessairement plus large lorsque celui-ci est appelé à évaluer l’intérêt public. Il convient donc d’examiner cette notion plus en détail.

C. L’intérêt public

[34] Il arrive souvent que le législateur confère à un organisme administratif un pouvoir dont la portée est circonscrite au moyen du concept d’intérêt public ou une expression similaire. C’est particulièrement le cas des régimes réglementaires fédéraux portant sur les secteurs de l’énergie, des communications et des transports. L’organisme qui bénéficie d’une délégation de pouvoirs de cette nature contribue alors à définir la portée exacte des politiques publiques qu’il met en œuvre.

[35] Il est difficile de donner une définition précise ou exhaustive du concept d’intérêt public. Dans l’arrêt R c Morales, [1992] 3 RCS 711, aux pages 755 et 756 [Morales], le juge Charles D. Gonthier de la Cour suprême du Canada a affirmé que l’intérêt public

[…] renvoie à l’ensemble particulier de valeurs qui sont le mieux comprises sous l’aspect du bien collectif et se rapportent aux questions touchant le bien-être de la société. […] La notion d’intérêt public est certes étendue, mais elle n’est pas dénuée de sens ni imprécise. On perçoit la large portée du concept d’intérêt public comme un aspect nécessaire d’une notion qui recouvre des considérations multiples et importantes qui permettent au droit de servir une gamme nécessairement vaste de fins publiques.

[36] Dans un arrêt subséquent, la Cour a précisé que l’intérêt public « comprend à la fois les intérêts de l’ensemble de la société et les intérêts particuliers de groupes identifiables » : RJR-Macdonald inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311, à la page 344. Elle a récemment ajouté que « [l]e concept d’intérêt public est large et ce qu’il requiert dépendra du contexte particulier en cause » : Law Society of British Columbia c Trinity Western University, 2018 CSC 32 au paragraphe 34, [2018] 2 RCS 293 [Trinity Western].

[37] Ce qui se dégage de ces arrêts, c’est que le décideur appelé à évaluer l’intérêt public doit soupeser un vaste ensemble d’intérêts concurrents; voir, par exemple, Ferroequus, au paragraphe 31. La nature de ces intérêts et le poids qu’il convient de leur accorder varient d’une situation à l’autre. L’intérêt public ne s’exprime pas au moyen d’une formule algébrique.

[38] C’est pour cette raison que, lorsque le concept d’intérêt public est employé pour circonscrire la portée d’un pouvoir décisionnel, le décideur peut lui-même déterminer les facteurs dont il tient compte dans son évaluation : voir, par exemple, Sumas Energy 2, Inc c Office national de l’énergie, 2005 CAF 377 au paragraphe 9, [2006] 1 RCF 456; Forest Ethics, au paragraphe 69.

[39] Cela signifie aussi que le décideur n’est pas cantonné à l’examen de facteurs qui font directement l’objet de son pouvoir réglementaire. Il peut aussi tenir compte des répercussions plus générales de l’activité qui fait l’objet de la décision. Quelques exemples tirés de la jurisprudence illustrent ce principe important. Lorsque l’Office national de l’énergie délivre une licence d’exportation d’électricité, il peut tenir compte des effets environnementaux de la production de cette électricité, même si la réglementation de cette production ne relève pas de son mandat : Québec (Procureur général) c Canada (Office national de l’énergie), [1994] 1 RCS 159 aux pages 190 à 194 [Québec c ONÉ]. L’Office peut également tenir compte des conséquences de la construction d’un oléoduc sur la navigation maritime : Tsleil-Waututh Nation c Canada (Procureur général), 2018 CAF 153 au paragraphe 401, [2019] 2 RCF 3. De même, lorsque le Barreau donne son agrément à une faculté de droit, son analyse ne se borne pas au programme d’enseignement de cette faculté et peut aussi tenir compte des effets de ses politiques d’admission : Trinity Western, aux paragraphes 39 et 40. Enfin, en décidant s’il convient d’autoriser une compagnie de chemin de fer à fermer une gare, la Commission canadienne des transports peut tenir compte des effets socio-économiques qu’une telle fermeture entraînera dans la localité où se trouve la gare : Nakina (Canton) c Cie des chemins de fer nationaux du Canada (1986), 69 NR 124 (CAF).

[40] Bien qu’il ne traite pas explicitement de la notion d’intérêt public, l’arrêt Friends of the Oldman River Society c Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 RCS 3 [Oldman River], jette un éclairage utile sur la question qui nous occupe. L’affaire portait sur l’évaluation environnementale qu’un ministre fédéral devait entreprendre avant d’autoriser la construction d’un barrage en vertu de la Loi sur la protection des eaux navigables, LRC 1985, c N-22. Le gouvernement fédéral soutenait que cette dernière loi interdisait au ministre de tenir compte des effets environnementaux du projet de barrage, puisque ceux-ci n’étaient pas directement liés à la navigation. La Cour suprême a rejeté cette prétention en ces termes, à la page 39 :

Les ministres appelants reconnaissent qu’il n’existe pas d’interdiction explicite de tenir compte des facteurs environnementaux, mais prétendent que l’objet et l’esprit de la Loi limitent le ministre des Transports à l’examen des effets possibles d’un ouvrage sur la navigation seulement. Si les appelants ont raison, il me semble que le ministre approuverait très peu d’ouvrages parce que plusieurs des « ouvrages » visés par l’art. 5 ne favorisent pas la navigation en tant que telle, mais la gênent plutôt, ou y font obstacle, en raison même de leur nature, par exemple, les ponts, les estacades, les barrages et autres choses du même genre. Si l’importance de l’incidence sur la navigation constituait le seul critère, il est difficile d’envisager l’approbation d’un barrage du même type que celui en l’espèce. Il est donc évident que le ministre doit tenir compte de plusieurs éléments dans toute analyse coûts‑avantages visant à déterminer s’il est justifié dans les circonstances de gêner d’une façon importante la navigation.

[41] Lorsque notre Cour contrôle une décision administrative fondée sur l’intérêt public, un degré élevé de retenue est de mise, comme le souligne la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov, au paragraphe 110 :

[…] dans les cas où le législateur choisit d’utiliser des termes généraux, non limitatifs ou nettement qualitatifs — par exemple, l’expression « dans l’intérêt public » — il envisage manifestement que le décideur jouisse d’une souplesse accrue dans l’interprétation d’un tel libellé.

[42] Ce degré élevé de retenue se justifie par la nature particulière d’une décision fondée sur l’intérêt public. La pondération entre des intérêts concurrents est un exercice hautement discrétionnaire qui n’obéit pas à des règles rigides. C’est ce que la Cour d’appel fédérale a reconnu dans l’arrêt Nation Gitxaala c Canada, 2016 CAF 187, au paragraphe 154, [2016] 4 RCF 418, en soulignant que dans cette affaire, l’Office national de l’énergie avait pris une décision

[…] fondée sur des considérations de politique et d’intérêt public très larges appréciés en fonction de critères polycentriques, subjectifs ou vagues et était influencée par ses opinions sur les considérations d’ordre économique, culturel et environnemental et par l’intérêt public général.

[43] Bref, pour reprendre le cadre conceptuel de l’arrêt Vavilov, l’attribution d’un pouvoir d’agir en fonction de l’intérêt public impose un faible degré de contrainte juridique. Comme la Cour suprême le mentionne dans l’arrêt Trinity Western, au paragraphe 38, « l’interprétation de l’intérêt public [par le décideur administratif] commande la déférence ».

D. La décision du ministre

[44] Ayant établi ces principes, nous pouvons maintenant passer à l’examen des moyens invoqués par la demanderesse. En bref, celle-ci soutient que le ministre a outrepassé le pouvoir que l’article 4.32 de la Loi lui confère, parce qu’il aurait tenu compte de considérations étrangères à la Loi, notamment l’absence d’acceptabilité sociale du projet d’aérodrome et ses effets sur des matières de compétence provinciale.

[45] Afin de statuer sur ces prétentions, il convient d’examiner tout d’abord la Loi elle-même. Or, les aspects de la Loi que la demanderesse invoque ne soutiennent pas quelque restriction que ce soit à la portée large de la notion d’intérêt public. Nous examinerons ensuite les préoccupations liées à l’acceptabilité sociale et au partage des compétences, pour constater qu’elles ne sont pas étrangères à la Loi.

(1) Le cadre d’analyse approprié

[46] La demanderesse propose un cadre contraignant pour l’exercice du pouvoir que l’article 4.32 de la Loi confère au ministre. Elle justifie le caractère rigide de ce cadre par la formulation négative de l’article 4.32, par l’idée que les facteurs pris en considération pour évaluer l’intérêt public doivent « être uniquement basés sur la législation pertinente et ses objectifs » ou, en d’autres termes, qu’ils soient « liés à l’aviation » et que l’alinéa 4(2)(a) de la Loi donne pour mandat au ministre de « favoriser les progrès de l’aéronautique ». La demanderesse invoque aussi certaines décisions de notre Cour qui ont décrit les objectifs de la Loi en termes de promotion de la sécurité aérienne.

[47] Ainsi, selon la demanderesse, le ministre ne pourrait tenir compte que des facteurs suivants :

L’importance du service d’aérodrome proposé; le droit de la Demanderesse d’opérer, de générer et d’accroître ses revenus; les impacts du projet sur l’économie locale et sur le développement régional; l’expérience de l’opérateur pilotant le projet; l’historique quant au nombre de plaintes; l’historique de l’opérateur proposé; l’environnement et la qualité de vie; et les bénéfices économiques du projet et la promotion de l’aéronautique.

[48] On comprend aisément qu’une telle approche aurait pour effet de menotter le ministre et de faire primer l’intérêt privé de la demanderesse sur l’intérêt du public. L’énumération des facteurs proposés fait une large part aux activités de la demanderesse et à son projet d’aérodrome. Elle appelle presque inévitablement une appréciation positive. Une telle approche doit être rejetée, puisque rien dans la Loi ne limite le ministre à ne considérer que les facteurs suggérés par la demanderesse. Les motifs invoqués par la demanderesse pour circonscrire la portée de l’intérêt public ne résistent pas à l’analyse.

[49] La demanderesse soutient d’abord que le ministre ne doit tenir compte que de considérations liées à l’objet de la Loi, c’est-à-dire des préoccupations liées à l’aviation. En d’autres termes, l’intérêt public visé à l’article 4.32 ne comprendrait que des matières ou des activités qui sont régies par la Loi. Cet argument est dénué de fondement. À vrai dire, il est exactement contraire au concept d’intérêt public, qui permet au décideur d’élargir l’horizon des facteurs pertinents au-delà des préoccupations directement liées à la matière qui fait l’objet de la réglementation. Comme nous l’avons vu plus haut au paragraphe [39] , un décideur chargé d’évaluer l’intérêt public peut tenir compte d’activités sur lesquelles il n’exerce pas directement de pouvoir réglementaire. Il n’est tout simplement pas réaliste d’examiner l’intérêt public en portant des œillères.

[50] La demanderesse affirme également que le ministre aurait dû s’inspirer du processus de consultation prévu aux articles 307.01 à 307.10 du Règlement pour déterminer la portée des considérations d’intérêt public dont le ministre peut tenir compte. Or, bien que ces dispositions aient été adoptées peu après l’article 4.32, il n’y a pas de lien nécessaire entre les deux. Le ministre peut prendre un arrêté en vertu de l’article 4.32 pour des motifs qui ne sont pas liés au respect de cette sous-partie du Règlement. La demanderesse invoque également une circulaire d’information du ministère des Transports concernant l’application des articles 307.01 à 307.10 du Règlement. Cette circulaire mentionne brièvement l’article 4.32 de la Loi et indique ensuite qu’en ce qui concerne le Règlement, « les facteurs économiques, sociaux et environnementaux, entre autres, sont pris en compte s’ils sont liés à l’aviation ». Il n’est pas clair que cette affirmation vise aussi l’article 4.32 de la Loi. De toute manière, une telle circulaire ne lie pas le ministre : Maple Lodge, aux pages 6 et 7.

[51] Quoi qu’il en soit, tous ces arguments doivent être rejetés pour une raison plus fondamentale. Ils sont tous fondés sur la prémisse qu’il n’existe aucun lien entre l’aviation et les préoccupations citoyennes relatives à l’environnement ou à l’aménagement du territoire. Or, il n’en est rien. Les répercussions de l’aviation sur l’environnement sont évidemment liées à l’aviation. La formulation de la circulaire citée plus haut reconnaît d’ailleurs cette lapalissade. Il s’ensuit qu’au moment d’évaluer si un projet d’aérodrome est contraire à l’intérêt public, le ministre peut tenir compte des effets environnementaux de celui-ci. Quant à l’aménagement du territoire, l’article 307.04 du Règlement exige que toute autorité locale ayant des responsabilités dans ce domaine soit consultée. Si le Règlement pose cette exigence, c’est sûrement parce que le gouvernement considérait que l’aménagement du territoire est une question qui peut être liée à l’aviation.

[52] Un aspect de l’arrêt Oldman River illustre ce principe. Le gouvernement de l’Alberta soutenait qu’au moment de décider s’il convient d’émettre un permis en vertu de la Loi sur la protection des eaux navigables, un ministre fédéral ne pouvait tenir compte des répercussions environnementales de la construction d’un barrage. La Cour suprême a rejeté cet argument et a illustré son raisonnement par une analogie avec les chemins de fer, à la page 69 : « On peut exiger qu’une voie ferrée soit construite à un endroit où la fumée ou le bruit ne constituera pas une nuisance pour la municipalité, mais il s’agit néanmoins d’un règlement sur les chemins de fer. »

[53] La demanderesse invoque ensuite deux décisions portant sur la Loi dans lesquelles notre Cour définit l’intérêt public principalement en termes de sécurité aérienne : Bancarz c Canada (Transport), 2007 CF 451, au paragraphe 44; Canada (Procureur général) c 2431-9154 Québec Inc, 2008 CF 976 au paragraphe 65, [2009] 3 RCF 317. Or, ces deux affaires mettaient en cause des décisions de suspendre divers types de licences. Il est évident que la sécurité est une considération primordiale dans de telles affaires. Cependant, l’intérêt public ne se résume pas à la sécurité du public : Morales, à la page 758. De plus, ces affaires étaient fondées sur des dispositions de la Loi bien différentes de celles qui régissent la construction des aérodromes. De toute manière, l’article 4.32 mentionne séparément la sécurité aérienne et l’intérêt public. Il faut donc se garder de confondre les deux concepts.

[54] Selon la demanderesse, l’intérêt public dont il est question à l’article 4.32 de la Loi doit s’interpréter à la lumière de l’objet de la Loi et plus particulièrement des missions confiées au ministre à l’article 4.2, notamment celle de « favoriser les progrès de l’aéronautique » (alinéa 4.2(1)a)). Cependant, cela ne signifie pas que le ministre est au service de l’industrie de l’aviation ou qu’il est tenu de prendre une décision conforme à la vision que la demanderesse se fait du progrès de l’aéronautique. Au contraire, l’énumération qui figure à l’article 4.2 fait bien voir les multiples facettes du rôle du ministre. En s’acquittant de ces missions, le ministre doit nécessairement pondérer des intérêts divergents. Lorsqu’une loi possède plusieurs objectifs, la méthode d’interprétation téléologique n’exige pas que l’on privilégie systématiquement l’un d’entre eux : Cypress Provincial Park Society c Minister of Environment, Lands & Parks, 2000 BCSC 466 au paragraphe 58.

[55] Enfin, la demanderesse soutient que la formulation négative de l’article 4.32 (« s’il estime que [le projet] n’est pas dans l’intérêt public ») impose au ministre l’obligation de suivre une méthodologie particulière. Il est cependant difficile de comprendre en quoi l’intérêt public devrait être analysé différemment selon qu’il s’agit d’autoriser un projet compatible avec celui-ci ou d’interdire un projet qui lui est contraire.

[56] Bref, la demanderesse n’a pas démontré que la nature du régime législatif établit des contraintes fortes à l’exercice du pouvoir conféré par l’article 4.32 de la Loi. Au contraire, rien ne permet de restreindre la gamme des facteurs liés à l’intérêt public dont le ministre peut tenir compte.

[57] Ayant établi l’approche générale appropriée, nous pouvons maintenant passer à l’examen des deux facteurs auxquels la demanderesse s’oppose particulièrement.

(2) L’acceptabilité sociale

[58] Dans son mémoire, la demanderesse s’en prend tout d’abord au fait que le ministre ait tenu compte « de l’absence d’approbation citoyenne et de certaines instances provinciales et municipales ». À l’audience, le concept d’« acceptabilité sociale » a été employé pour décrire ce type de préoccupations. Ces arguments de la demanderesse ciblent principalement les extraits suivants de la décision du ministre :

Les facteurs d’intérêt public à l’appui de ma décision incluent les répercussions du projet d’aérodrome proposé sur les collectivités locales, plus particulièrement sur celle de Saint-Roch-de-l’Achigan, les préoccupations de cette collectivité et les contributions globales du projet d’aérodrome au profit de l’économie régionale et nationale. En particulier, les facteurs suivants appuient la détermination selon laquelle le projet de développement de l’aérodrome proposé n’est pas dans l’intérêt public :

  • Il semble que la forte opposition locale de la collectivité de Saint-Roch-de-l’Achigan ne se limite pas à un conflit de localisation. Contrairement au projet d’aérodrome de Mascouche ou les résultats d’un sondage indiquaient que seulement quelque 4,9 % de la collectivité locale s’était opposée au projet, 96 % de la collectivité de Saint-Roch-de-l’Achigan a voté contre le projet d’aérodrome lors d’un référendum municipal suivant un taux de participation de 52 %. Bien que le concept d’intérêt public soit plus large que l’intérêt des citoyens d’une municipalité donnée, les préoccupations soulevées par la collectivité de Saint-Roch-de-l’Achigan sont des facteurs importants qui éclairent cette prise en compte d’intérêt public, en particulier dans un contexte où l’aéronautique est exclusive au gouvernement fédéral.

[…]

[59] Réduite à sa plus simple expression, l’acceptabilité sociale désigne le fait qu’un projet ou une activité bénéficie de l’approbation du public. Dans le cadre des présents motifs, il n’est pas possible de pleinement rendre compte des débats que cette notion a suscités. Le rappel de quelques principes de base suffira. Au départ, l’acceptabilité sociale n’est pas un concept ou une norme juridique. Il s’agit simplement d’un état de fait. Toutefois, l’acceptabilité sociale peut être considérée comme un but à atteindre. Du point de vue de l’entreprise, elle peut faciliter la réalisation d’un projet. Dans une perspective de démocratie participative, l’État peut mettre en place des processus qui visent à s’assurer qu’un projet recueille l’approbation du public avant d’émettre un permis ou une autorisation : voir, à ce sujet, les remarques de la Cour d’appel du Québec dans Ressources Strateco inc c Procureure générale du Québec, 2020 QCCA 18 aux paragraphes 92 à 103 [Ressources Strateco]. C’est dans ce contexte que l’acceptabilité sociale peut acquérir une pertinence juridique.

[60] La demanderesse soutient que le ministre ne pouvait tenir compte de l’acceptabilité sociale du projet d’aérodrome en exerçant le pouvoir qui lui est conféré par l’article 4.32 de la Loi. Elle prétend aussi que la décision du ministre équivaut à conférer un droit de veto aux opposants au projet. Nous examinerons ces deux arguments tour à tour.

a) L’acceptabilité sociale et l’intérêt public

[61] La demanderesse soutient qu’au moment de déterminer si un projet n’est pas dans l’intérêt public, le ministre ne peut tenir compte de l’absence d’acceptabilité sociale. Elle fonde cette proposition sur le fait que l’acceptabilité sociale serait une « considération étrangère » à la Loi, sur la nature prétendument « permissive » des dispositions de la Loi et du Règlement concernant les aérodromes et sur le fait que le processus de consultation prévu au Règlement n’a pas pour objectif d’obtenir le consentement des citoyens affectés par la construction d’un aérodrome. Ces arguments ne résistent pas à l’analyse.

[62] En effet, l’acceptabilité sociale n’est pas étrangère à l’intérêt public. Comme nous l’avons vu plus haut, un décideur chargé d’évaluer l’intérêt public possède une discrétion pour déterminer les facteurs dont il tient compte. À notre époque, l’absence d’acceptabilité sociale et les motifs de cette absence constituent des facteurs pertinents pour décider s’il convient d’autoriser un projet, surtout lorsque le décideur chargé de délivrer l’autorisation doit tenir compte d’un large éventail de facteurs : Ressources Strateco, aux paragraphes 101 à 103. Par conséquent, un décideur chargé d’évaluer l’intérêt public peut raisonnablement choisir de tenir compte de l’acceptabilité sociale.

[63] Cela est particulièrement vrai lorsque, comme en l’espèce, un projet n’est pas assujetti à un processus structuré d’évaluation environnementale ou d’aménagement du territoire. De tels processus permettent de rassurer la population quant au bien-fondé d’un projet et au caractère acceptable de ses répercussions. En leur absence, écouter la voix des citoyens peut être un moyen d’intégrer des préoccupations liées à l’environnement ou à l’aménagement du territoire dans le processus de prise de décision. Les extraits du REIR cités plus haut aux paragraphes [21] à [23] montrent que c’est précisément ce que le gouvernement avait à l’esprit lorsqu’il a présenté l’article 4.32 au Parlement et qu’il a modifié le Règlement.

[64] Il est vrai qu’un décideur dont la mission est plus circonscrite ou qui exerce un pouvoir lié peut agir de manière déraisonnable en refusant de délivrer un permis en raison de l’opposition citoyenne à un projet : Coopérative funéraire du Grand Montréal c Ville de Saint-Bruno-de-Montarville, 2021 QCCS 512. Un tel raisonnement ne saurait cependant être transposé à l’article 4.32 de la Loi, qui ne limite pas les facteurs que le ministre peut prendre en compte afin de déterminer si un projet est contraire à l’intérêt public.

[65] Dans ses arrêts rendus en 2010, la Cour suprême a employé l’adjectif « permissif » pour souligner le fait que la construction d’un aérodrome ne nécessitait pas d’autorisation préalable : Lacombe, au paragraphe 16; COPA, aux paragraphes 67 et 68. La demanderesse semble en déduire qu’elle a un droit absolu de construire un aérodrome sur le terrain qu’elle a acquis, sans devoir obtenir le consentement de qui que ce soit. Si c’est là le sens du caractère permissif de la Loi, les développements postérieurs aux arrêts Lacombe et COPA ont changé la donne. L’article 4.32, ajouté à la Loi en 2014, permet au ministre d’interdire la construction d’un aérodrome pour des raisons liées à l’intérêt public. Par conséquent, il est maintenant difficile de qualifier le régime législatif de permissif. À tout le moins, la Loi ne confère plus un droit inconditionnel de construire un aérodrome.

La demanderesse ne peut donc invoquer le caractère prétendument permissif de la Loi ou son droit de construire un aérodrome pour restreindre la portée du pouvoir conféré au ministre par l’article 4.32. Rien, à cet égard, ne permet de qualifier l’article 4.32 de pouvoir d’exception et rien ne justifie de lui donner une interprétation étroite.

[66] Selon la demanderesse, il serait nécessaire d’interpréter l’article 4.32 en faisant abstraction de l’acceptabilité sociale afin d’assurer la réalisation de l’objectif de la Loi, qui serait de favoriser l’établissement d’un réseau suffisant d’aérodromes dans tout le pays. Or, dans l’arrêt COPA, au paragraphe 68, la Cour suprême a rejeté les fondements de cet argument :

Il faut également rejeter l’argument selon lequel le Parlement a délibérément élaboré un cadre réglementaire permissif dans le but d’encourager la construction généralisée d’installations aéroportuaires. La difficulté réside dans le fait que, bien que le Parlement ait occupé le champ, il n’existe aucune preuve que le gouverneur en conseil a délibérément adopté des exigences minimales relativement à la construction et à l’agrément des aérodromes afin d’en encourager la dissémination.

[67] Enfin, les articles 307.1 à 307.10 du Règlement, qui établissent un processus de consultation préalable à la construction ou à l’agrandissement d’un aérodrome, n’épuisent pas les facteurs que le ministre peut prendre en considération ni ne limitent les catégories de personnes dont le ministre peut écouter la voix. À cet égard, la demanderesse reconnaît que le pouvoir prévu à l’article 4.32 peut être utilisé dans des situations autres que le non-respect du Règlement. À vrai dire, le Règlement établit un processus plutôt sommaire. Il ne précise aucunement la gamme des facteurs dont le promoteur devra tenir compte. Il est donc difficile d’en tirer quelque indication utile quant au sens de l’intérêt public. La demanderesse affirme également que le processus de consultation prévu par le Règlement ne permet pas de remettre en question la localisation d’un aérodrome ni de dire « non » à un projet. Si c’est le cas, le Règlement peut difficilement servir de guide pour l’interprétation d’une disposition législative qui permet précisément d’interdire la construction d’un aérodrome. Bref, la consultation prévue par le Règlement n’épuise pas l’intérêt public et n’est pas un gage d’acceptabilité sociale.

[68] En somme, les arguments présentés par la demanderesse tendent à priver l’article 4.32 de tout effet utile, ce qui contrecarrerait la volonté du législateur.

[69] Le ministre pouvait donc, en exerçant le pouvoir prévu à l’article 4.32, tenir compte de facteurs que la demanderesse range sous la rubrique de l’acceptabilité sociale. De plus, la manière dont le ministre a soupesé ces facteurs était raisonnable dans les circonstances.

[70] En effet, la Coalition a présenté un mémoire fouillé dans lequel elle décrit les fondements de son opposition au projet d’aérodrome. Ce mémoire dénonçait l’insuffisance des études démontrant la nécessité d’un aérodrome, les risques pour la sécurité aérienne, les impacts négatifs sur certaines entreprises locales, la pollution sonore et chimique, la perte de terres agricoles et les effets potentiels sur un milieu humide. Le maire de la municipalité de Saint-Roch-de-l’Achigan a également écrit au ministre pour dénoncer les lacunes du processus de consultation et l’absence de toute étude sérieuse des répercussions du projet.

[71] Or, le rapport de consultation déposé par la demanderesse apportait peu de réponses aux préoccupations soulevées et se contentait, dans bien des cas, d’invoquer le fait que la réglementation provinciale et municipale ne s’applique pas aux aérodromes. En réalité, ce rapport démontre que la demanderesse s’est engagée dans le processus de consultation prévu par le Règlement en insistant sur son droit de construire l’aérodrome et en rejetant les préoccupations des citoyens de façon parfois cavalière. Incidemment, la demanderesse a continué à mettre de l’avant une telle vision lors de l’audience devant notre Cour.

[72] Dans ces circonstances, le ministre pouvait raisonnablement conclure que la construction de l’aérodrome n’était pas dans l’intérêt public. Il pouvait considérer que l’opposition citoyenne au projet était fondée sur des préoccupations valables en ce qui a trait à l’environnement, à la perte de territoire agricole et à l’absence d’avantages économiques. Selon toute vraisemblance, c’est ce que le ministre avait à l’esprit lorsqu’il a affirmé que « les préoccupations soulevées par la collectivité de Saint-Roch-de-l’Achigan sont des facteurs importants qui éclairent cette prise en compte d’intérêt public ». Il pouvait également conclure que ces préoccupations n’étaient pas contrebalancées par les avantages économiques du projet.

b) Le veto et l’acceptabilité sociale

[73] En employant le terme « acceptabilité sociale » pour critiquer les motifs de la décision, la demanderesse sous-entend également que le ministre aurait excédé les pouvoirs que la Loi lui confère en accordant aux citoyens de Saint-Roch-de-l’Achigan un droit de veto sur le projet d’aérodrome, indépendamment de la validité des préoccupations que ceux-ci ont exprimées. À l’audience, la demanderesse a d’ailleurs utilisé des termes peu flatteurs pour décrire l’opposition à son projet, insinuant qu’elle était dépourvue de motivations raisonnées. L’argument de la demanderesse repose sur l’équation entre l’acceptabilité sociale et un droit de veto accordé à une multitude de groupes ou d’individus, ce qui encouragerait le syndrome « pas dans ma cour ». Or, quels que soient les fondements juridiques de l’argument de la demanderesse concernant le veto, celui-ci est contredit par les faits. Le ministre n’a tout simplement pas accordé un veto aux citoyens de Saint-Roch-de-l’Achigan.

[74] En effet, en soulignant que les préoccupations des citoyens ne se limitaient pas à un « conflit de localisation », le ministre indiquait qu’il ne se bornait pas à capituler devant le syndrome « pas dans ma cour ». Les notes présentées au ministre par le personnel du ministère rappellent d’ailleurs que l’opposition au projet était fondée sur des préoccupations substantielles et non sur un simple désir de voir le projet se réaliser ailleurs. D’autre part, le ministre indique que ce sont ces préoccupations, et non le seul résultat du référendum, qui est pris en considération au moment d’évaluer l’intérêt public. Comme nous l’avons vu plus haut aux paragraphes [70] à [72] , le dossier contient suffisamment de renseignements pour étayer cette affirmation du ministre.

(3) Le partage des compétences

[75] La demanderesse soutient également qu’en exerçant le pouvoir conféré par l’article 4.32, le ministre n’était pas autorisé à tenir compte de préoccupations liées au partage des compétences. En réalité, cela signifie que le ministre ne pourrait pas tenir compte de préoccupations portant sur des matières qui relèvent de la compétence provinciale. Ainsi, ce que la demanderesse décrit comme la « frustration » des opposants au projet serait alimenté par l’inapplicabilité des lois provinciales relatives à l’environnement et à la protection du territoire agricole. Puisqu’elles relèvent de la compétence provinciale, il s’agirait là de considérations étrangères à la Loi, qui ne pouvaient influer sur la décision du ministre. Cet argument est dépourvu de fondement.

[76] La doctrine de l’exclusivité des compétences constitue la toile de fond de cet argument. Selon cette doctrine, chaque champ de compétence énuméré aux articles 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867 possède un contenu irréductible auquel une loi adoptée par l’autre ordre de gouvernement ne peut porter atteinte. Dans l’arrêt Banque canadienne de l’Ouest c Alberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 RCS 3 [Banque canadienne de l’Ouest], la Cour suprême a affirmé que cette doctrine devait recevoir une interprétation étroite et ne s’appliquer que lorsqu’une loi « entrave » le contenu essentiel de la compétence attribuée à l’autre ordre de gouvernement. Dans les arrêts Lacombe et COPA, la Cour a réaffirmé le principe établi dans l’arrêt Johannesson, à savoir que l’emplacement des aérodromes fait partie de ce contenu essentiel. Par conséquent, elle a statué que les lois provinciales concernant la protection du territoire agricole et le zonage municipal ne pouvaient empêcher la construction d’un aérodrome. Dans l’affaire Ville de Mascouche, la Cour supérieure du Québec est parvenue à une conclusion similaire au sujet de certaines dispositions législatives provinciales en matière de protection de l’environnement.

[77] En l’absence de lois fédérales portant sur les mêmes sujets que les lois provinciales déclarées inapplicables, la doctrine de l’exclusivité des compétences a souvent donné lieu à ce qu’on a appelé des « vides juridiques » : Banque canadienne de l’Ouest, au paragraphe 44. Or, la demanderesse semble invoquer une forme de droit acquis à de tels vides juridiques. On ne saurait accepter une telle proposition, puisque la doctrine de l’exclusivité des compétences n’a pas été développée afin de permettre aux entreprises privées d’exploiter stratégiquement de tels vides.

[78] De plus, en l’espèce, la demanderesse ne s’oppose pas à l’application d’une loi provinciale qui entraverait le cœur de la compétence fédérale sur l’aéronautique. Elle s’oppose plutôt à ce que le ministre fédéral, dans l’application d’une loi fédérale, tienne compte de certains types de répercussions d’un projet d’aérodrome, parce que ces types de répercussions font habituellement l’objet de lois provinciales.

[79] La demanderesse n’a fait valoir aucun principe de droit constitutionnel susceptible d’étayer une telle limite aux pouvoirs du ministre. Une telle limite irait à l’encontre du caractère coopératif du fédéralisme canadien, qui encourage la coopération entre les différents ordres de gouvernement : Banque canadienne de l’Ouest, aux paragraphes 22 à 24. La demanderesse cherche à étirer la doctrine de l’exclusivité des compétences au-delà de sa compréhension usuelle. En effet, dans une situation d’exclusivité des compétences, rien n’empêche un ordre de gouvernement de tenir compte des préoccupations qui relèvent habituellement de l’autre ordre ou, en d’autres termes, de « combler le vide juridique ».

[80] S’il en est ainsi, c’est en raison d’un autre principe cardinal du partage des compétences : la doctrine du double aspect. Il arrive souvent qu’une loi ou un ensemble de dispositions puisse être rattaché aux compétences attribuées aux deux ordres de gouvernement, selon l’aspect envisagé : voir, par exemple, Banque canadienne de l’Ouest, au paragraphe 30. S’il n’y avait pas exclusivité des compétences en l’espèce, les questions relatives aux effets environnementaux des aérodromes ou à leur insertion dans l’utilisation du territoire présenteraient un double aspect, comme l’indique la dissidence de la juge Marie Deschamps de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Lacombe, au paragraphe 136; voir aussi, par analogie, Ontario c Canadien Pacifique Ltée, [1995] 2 RCS 1028. Il s’ensuit que la prise en considération de facteurs environnementaux liés à la construction d’aérodromes est un sujet qui relève de la compétence fédérale, même lorsque ces enjeux sont de portée locale.

[81] Ce principe est illustré par les arrêts Oldman River et Québec c ONÉ de la Cour suprême. Dans cette dernière affaire, la Cour suprême a jugé qu’un organisme fédéral pouvait tenir compte des répercussions environnementales de la production d’électricité destinée à l’exportation, même si ces répercussions ont lieu entièrement dans une province : Québec c ONÉ, à la page 193. La Cour a aussi reconnu que l’organisme fédéral pouvait tenir compte du fait que le promoteur détenait un permis provincial, sans qu’il n’y ait là quelque délégation illégale de pouvoir : ibid, aux pages 180 et 181.

[82] En l’espèce, plusieurs préoccupations soulevées par les citoyens de Saint-Roch-de-l’Achigan auraient pu relever de la compétence de la province. Toutefois, puisqu’elles sont liées à la construction d’un aérodrome, elles relèvent aussi de la compétence fédérale. La demanderesse ne peut donc invoquer le partage des compétences pour s’opposer à ce que le ministre en tienne compte.

(4) Le processus de prise de décision

[83] La demanderesse critique également le processus de prise de décision qui a mené à l’arrêté ministériel du 4 mai 2020. Le refus du ministre de suivre la recommandation de ses fonctionnaires et la préparation d’une seconde note fondée sur des motifs différents afin d’étayer la décision du ministre feraient preuve d’un processus « axé sur les résultats », contrairement à ce que prescrit l’arrêt Vavilov au paragraphe 121. Or, une analyse de l’ensemble du processus démontre que ce n’est pas le cas.

[84] On sait que dans les faits, la plupart des pouvoirs que la loi attribue à un ministre sont délégués à des fonctionnaires. Cependant, rien n’empêche un ministre d’exercer lui-même un tel pouvoir. Lorsque c’est le cas, le ministre n’est pas lié par la recommandation de ses fonctionnaires : Malcolm c Canada (Pêches et Océans), 2014 CAF 130, au paragraphe 58. Contrairement à d’autres régimes législatifs, la Loi ne confie pas à un organisme indépendant le rôle de présenter des recommandations au ministre ni n’exige que le ministre motive le rejet de telles recommandations; voir, à titre de comparaison, le paragraphe 29.13(2) de la Loi sur la défense nationale, LRC 1985, c N-5. En l’absence de telles contraintes issues de la loi, la discrétion du ministre demeure entière.

[85] La note de février 2020 présentait trois options au ministre : révoquer l’arrêté d’août 2019 et permettre la réalisation du projet, interdire à nouveau la construction de l’aérodrome ou assujettir la construction à certaines conditions. Une lecture attentive de la description des avantages et des inconvénients de chaque option montre que chacune d’entre elles pouvait être justifiée par une pondération différente des facteurs liés à l’intérêt public.

[86] Par ailleurs, la note d’avril 2020 constitue en réalité une ébauche des motifs de la décision du ministre, que celui-ci reprend d’ailleurs presque mot pour mot dans le courriel qu’il adresse au président de la demanderesse le 4 mai 2020. La demanderesse s’en prend au fait que cette note fait état de motifs qui sont absents de la note de février 2020. Or, celle-ci visait à présenter au ministre les avantages et les inconvénients de trois options. Il est possible que ses auteurs aient mis l’accent sur les motifs justifiant l’option recommandée. Puisque le ministre a choisi une autre option, il est devenu nécessaire d’accorder davantage d’attention à la rédaction des motifs à l’appui. En particulier, il fallait expliquer en quoi les prétendus avantages économiques du projet n’étaient pas suffisants pour contrebalancer les préoccupations liées à l’acceptabilité sociale. Il n’y a rien d’inconvenant dans une telle manière de procéder et certainement rien qui rende le résultat déraisonnable.

(5) Les « considérations purement politiques »

[87] Le mémoire de la demanderesse est truffé d’insinuations au sujet du rôle qu’auraient joué les considérations politiques ou électorales dans la décision du ministre. Entre autres, la demanderesse relève que le ministre a pris le premier arrêté interdisant la construction de l’aérodrome dans les semaines précédant l’élection d’octobre 2019. Elle souligne également que le second arrêté a été pris alors que le gouvernement était minoritaire à la Chambre des communes et faisait face à des crises de nature diverse.

[88] Ces affirmations ne servent pas la cause de la demanderesse. Il n’y a aucune preuve que la décision du ministre a été dictée par des considérations directement liées à l’élection qui devait avoir lieu moins de deux mois plus tard. Il ne faut pas oublier que la demanderesse avait déposé son rapport de consultation au début d’août 2019 et aurait pu entreprendre les travaux 30 jours plus tard. Ce sont donc les démarches entreprises par la demanderesse qui ont précipité la décision du ministre.

[89] Par ailleurs, la demanderesse ne saurait reprocher au ministre d’avoir tenu compte des préoccupations de l’électorat. Bien entendu, il n’y a pas toujours correspondance entre l’intérêt public et l’opinion publique. Lorsqu’un élu exerce un pouvoir conféré par la loi, on s’attend à ce qu’il tienne d’abord compte des prescriptions de la loi et non de ses chances de réélection. Néanmoins, c’est dans l’arène politique, au moins autant que dans l’arène judiciaire, qu’a lieu la reddition de comptes relative à l’exercice d’une discrétion fondée sur le concept d’intérêt public. Dans ce contexte, il n’y a rien de répréhensible à ce qu’un ministre adopte une conception de l’intérêt public qui soit partagée par un grand nombre de ses concitoyens.

III. Conclusion

[90] En somme, la demanderesse échoue à démontrer que le ministre a outrepassé ses pouvoirs en prenant l’arrêté interdisant la construction d’un aérodrome à Saint-Roch-de-l’Achigan. Le ministre ne s’est pas fondé sur des considérations étrangères à la Loi. Il lui était loisible de tenir compte de l’absence d’acceptabilité sociale du projet et de ses effets sur des matières relevant de la compétence provinciale. À la lumière de l’ensemble du dossier, la décision du ministre était raisonnable.

[91] Il est difficile d’échapper à l’impression que la demanderesse conteste tout autant le régime mis en place par l’article 4.32 de la Loi que la décision prise par le ministre à l’égard de son projet. À titre d’exemple, la demanderesse semble déplorer le fait que les critères qui guident l’exercice de la discrétion du ministre ne soient pas connus à l’avance. Il n’appartient cependant pas à la Cour, mais plutôt au législateur, de concevoir un régime qui réponde aux préoccupations mentionnées plus haut, aux paragraphes [21] à [23] , tout en satisfaisant les attentes de l’industrie de l’aviation. Face à de telles difficultés, il n’est pas non plus loisible à la Cour de faire fi de l’intention du législateur en adoptant une interprétation excessivement étroite de l’article 4.32, qui aurait pour effet de le stériliser.

[92] Selon la pratique habituelle, la partie perdante est condamnée aux dépens. La somme de 2250 $ réclamée par le procureur général à ce titre est tout à fait raisonnable.

 


JUGEMENT dans le dossier T-942-20

LA COUR STATUE que

1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2. La demanderesse est condamnée à payer aux défendeurs une somme de 2250 $ à titre de dépens, incluant les taxes et les débours.

 

« Sébastien Grammond »

Juge

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T-942-20

INTITULÉ :

11316753 CANADA ASSOCIATION c LE MINISTRE DES TRANSPORTS ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VISIOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 juin 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DES MOTIFS :

LE 4 AOûT 2021

COMPARUTIONS :

Christine Duchaine

Antonin Roy

Jonathan Coulombe

Pour la demanderesse

Béatrice Stella Gagné

Caroline Laverdière

Pour les défendeurs

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Sodavex inc.

Avocats

Montréal (Québec)

Pour la demanderesse

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour les défendeurs

 

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