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Date : 20210730


Dossier : IMM-1167-20

Référence : 2021 CF 807

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 30 juillet 2021

En présence de madame la juge Sadrehashemi

ENTRE :

CHAMPAGNE CHIOMA OHAKWE

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Mme Ohakwe, a présenté une demande de visa de résident temporaire (VRT) en vue de visiter le Canada pour explorer les possibilités de mettre sur pied son entreprise agricole au Canada. Le 30 janvier 2020, un agent des visas du Haut-commissariat du Canada à Londres, au Royaume-Uni (l’agent) a rejeté la demande de VRT de Mme Ohakwe. C’était la deuxième fois que la demande de VRT de Mme Ohakwe pour venir au Canada était rejetée. Le dossier dont je dispose ne renfermait aucun détail concernant le premier refus.

[2] Mme Ohakwe conteste le rejet de la demande de VRT au motif que la décision était déraisonnable, puisque l’agent n’a pas tenu compte des éléments de preuve pertinents, qu’il s’est appuyé à tort sur une conclusion d’invraisemblance et que les motifs n’étaient ni intelligibles ni cohérents. Mme Ohakwe soutient également que l’agent a manqué à l’équité procédurale en se fondant sur des éléments de preuve extrinsèques, à savoir que son entreprise n’a pas de présence sur le Web, sans lui donner l’occasion de répondre.

[3] Même si les motifs d’une décision concernant une demande de VRT n’ont pas à être détaillés, je conclus que la décision de l’agent n’est pas justifiée, transparente ou intelligible, de sorte que la Cour et les parties n’ont d’autre choix que de déduire le raisonnement ayant mené au refus. Comme j’ai conclu que la décision est déraisonnable sur le fond, je n’estime pas nécessaire d’examiner l’argument de Mme Ohakwe relatif à l’équité procédurale.

[4] Pour les motifs qui précèdent, je fais droit à la demande de contrôle judiciaire de Mme Ohakwe.

II. Contexte

[5] Citoyenne du Nigéria, Mme Ohakwe est la propriétaire et l’exploitante de Chamsegus Limited (Chamsegus), entreprise du secteur agricole qui produit des cultures, élève des animaux et compte plusieurs fermes, laiteries, écloseries et ranchs au Nigéria. Elle vit au Nigéria avec son mari, leurs deux enfants (âgés de quatre et cinq ans), sa mère, son frère et sa sœur.

[6] Le 12 décembre 2019, la demande de VRT de Mme Ohakwe a été reçue. Elle y sollicitait un visa de visiteur pour voyager au Canada entre le 15 décembre 2019 et le 14 mars 2020. Elle avait l’intention de voyager au Canada à deux reprises, pour dix jours chaque fois : une première fois le 17 décembre 2019 pour participer à la séance d’information sur le Programme des candidats du Manitoba (volet provincial d’un programme permettant de présenter une demande de résidence permanente au Canada) et une deuxième fois le 4 mars 2020 pour assister au séminaire des jeunes agriculteurs. En plus de sa participation à ces événements, le but déclaré de son voyage était d’étudier le secteur agricole au Canada et de rencontrer en personne son représentant légal.

[7] À l’appui de sa demande, Mme Ohakwe a présenté : un plan d’affaires de neuf pages; une preuve de la constitution en société et les documents financiers de Chamsegus; son inscription aux deux séminaires/réunions auxquels elle avait prévu participer et les détails de ceux-ci; une lettre de six pages détaillant sa situation et ses intentions au Canada; et une preuve de ses liens familiaux au Nigéria et de ses précédents voyages aux Émirats arabes unis et aux États-Unis.

[8] Le 30 janvier 2020, la demande de VRT de Mme Ohakwe a été examinée, puis rejetée. L’agent a conclu qu’il n’était pas convaincu que Mme Ohakwe avait un but commercial légitime au Canada ou qu’elle quitterait le Canada à la fin de la période de séjour autorisée.

III. Question en litige et norme de contrôle

[9] Comme je l’ai déjà mentionné, je ne me pencherai pas sur l’argument de la demanderesse relatif à l’équité procédurale. Par conséquent, la seule question à trancher dans la demande de contrôle judiciaire en l’espèce est celle de savoir si la décision de l’agent est raisonnable.

[10] Dans mon examen de la décision de l’agent, j’appliquerai la norme de contrôle de la décision raisonnable. Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a confirmé que la norme de contrôle applicable est présumée être celle de la décision raisonnable lorsqu’une cour contrôle une décision administrative au fond. La présente affaire ne soulève aucune question qui justifierait que l’on s’écarte de cette présomption.

IV. Analyse

[11] Les demandeurs qui présentent une demande de VRT doivent démontrer leur intention de séjourner temporairement au Canada. Ainsi, ils sont tenus de prouver que si un visa devait leur être délivré, ils quitteraient le Canada avant son expiration (art 11(1), 20(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, et art 179b) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227). Pour prendre leur décision, les agents qui évaluent les demandes de VRT examinent plusieurs facteurs, notamment les liens familiaux au Canada, les liens familiaux et professionnels dans le pays d’origine, le but déclaré de la visite, les antécédents de voyage et les moyens financiers (Kheradpazhooh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1097 au para 4).

[12] L’agent a rejeté la demande de Mme Ohakwe parce qu’il n’était pas convaincu que sa visite au Canada avait [traduction] « un but commercial légitime ». Les motifs de l’agent concernant le but de la visite de Mme Ohakwe se limitent à ce qui suit :

[traduction]

Le but commercial déclaré de la demanderesse est de rencontrer son représentant, d’étudier le secteur agricole au Canada (volailles, cultures, poissons), d’explorer les possibilités d’affaires et de participer à la séance sur le PCM au Manitoba et au séminaire des jeunes agriculteurs le 4 mars 2020. Il n’y a aucun détail précisant les entreprises du secteur agricole que la demanderesse a l’intention de solliciter. La demanderesse est directrice de Chamsegus ltd, qui est décrite comme une entreprise agricole. L’entreprise n’a pas de présence sur le Web, à part une page Facebook ne contenant aucune information. Je ne suis pas convaincu que la demanderesse a un but commercial légitime au Canada.

[13] Pour évaluer le caractère raisonnable d’une décision, il faut tenir compte du contexte institutionnel dans lequel elle a été prise. Au paragraphe 103 de l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a conclu qu’« il [faut] interpréter des motifs écrits eu égard au dossier et en tenant dûment compte du régime administratif dans lequel ils sont donnés » (voir également Vavilov, au para 91). Les agents des visas sont chargés d’examiner un grand nombre de demandes de VRT (voir Watts c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 158 au para 22). En règle générale, dans une demande de VRT, les intérêts en jeu sont relativement peu élevés. De plus, dans certains cas, si leur demande est rejetée, les demandeurs peuvent en présenter une nouvelle en y ajoutant des éléments de preuve plus exhaustifs (voir Itsekor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 294 au para 21; Masych c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1253 au para 30).

[14] Les motifs d’une décision concernant une demande de VRT n’ont pas à être détaillés, mais la décision de l’agent doit être transparente, justifiée et intelligible. Il doit y avoir une « analyse rationnelle », de sorte que la personne concernée par la décision puisse en comprendre le fondement (Vavilov, au para 103). Comme l’a indiqué le juge Diner au paragraphe 17 de la décision Patel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 77, « “[c]aractère raisonnable” n’est pas synonyme de “motifs abondants” : une justification simple et concise fera l’affaire » (voir également Samra c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 157 au para 23; Rodriguez Martinez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 293 aux para 13-14).

[15] L’agent n’explique pas comment la série de faits énumérée l’a amené à conclure que Mme Ohakwe n’a pas un but commercial légitime. Par exemple, l’agent note que Mme Ohakwe n’a pas indiqué le nom des entreprises qu’elle a l’intention de solliciter au Canada. Je dois donc supposer que c’est sur la base de ce commentaire que l’agent a conclu qu’il n’était pas convaincu qu’elle avait un but commercial légitime. Toutefois, je ne sais pas quel poids l’agent a accordé à cet élément par rapport aux autres intentions qu’elle a déclaré avoir pour mettre sur pied son entreprise au Canada, notamment rencontrer son représentant légal en personne, participer à la séance d’information sur le Programme des candidats du Manitoba et assister au séminaire des jeunes agriculteurs. L’agent énumère également ces faits, mais n’explique pas la manière dont ils sont pris en considération ou soupesés dans sa décision.

[16] Ce qui pose encore plus problème est de savoir comment je dois interpréter le commentaire de l’agent selon lequel l’[traduction] « entreprise n’a pas de présence sur le Web, à part une page Facebook ne contenant aucune information ». Dans ses observations orales, le ministre a soutenu que rien dans la preuve n’indique que l’agent s’est appuyé sur l’absence de présence sur le Web pour tirer une conclusion défavorable concernant l’entreprise de Mme Ohakwe. Le ministre était d’avis qu’il s’agissait d’une conclusion neutre, et non du fondement du refus. Mme Ohakwe a fait valoir que l’agent n’avait aucune autre raison de faire ce commentaire, si ce n’était de tirer une conclusion défavorable concernant la légitimité de son entreprise. Elle a également soutenu qu’il n’y avait aucune raison de distinguer l’énoncé de l’agent concernant l’absence de présence sur le Web et son énoncé concernant le manque de détails sur les entreprises que Mme Ohakwe devait visiter au Canada. Les deux commentaires faisaient partie de la décision de refus de l’agent. Les arguments de Mme Ohakwe en contrôle judiciaire reposent sur l’idée que l’agent a tiré une conclusion défavorable concernant la légitimité de son entreprise en commentant son absence sur le Web.

[17] Le litige entre les parties au sujet du sens du commentaire de l’agent sur l’absence de présence de l’entreprise sur le Web illustre un problème important dans les motifs de l’agent. Il n’existe pas d’« analyse rationnelle » qui lie les commentaires de l’agent où sont énumérés plusieurs facteurs concernant les documents à l’appui de la demande à sa conclusion définitive. Une longue description n’était pas nécessaire. Cependant, sans une quelconque explication des liens que fait l’agent pour tirer sa conclusion, il appartient aux parties et à la Cour de faire des déductions quant à leur sens.

[18] Au paragraphe 14 de la décision Groohi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 837, le juge Zinn a expliqué qu’il est difficile pour les cours de révision d’évaluer le raisonnement du décideur lorsque ce dernier n’a fait qu’énumérer quelques considérations, puis tirer sa conclusion définitive, sans expliquer son cheminement :

Il est bien établi en droit que le simple fait d’énumérer une série de facteurs et d’énoncer une conclusion ne suffit généralement pas à satisfaire le critère de la raisonnabilité, la raison étant qu’il est impossible pour la cour de révision d’examiner et d’évaluer le fil des idées ou la logique du décideur.

[19] Les motifs de refus de l’agent se résument à une liste de faits relatifs à la demande de Mme Ohakwe, puis à une conclusion qu’il n’est pas convaincu que Mme Ohakwe a un but commercial légitime au Canada. En l’absence d’une explication sur la manière dont les divers faits sont soupesés, dont les déductions sont tirées quant à certains faits ou dont certains faits mènent au refus, je conclus que la décision de l’agent n’est pas transparente, intelligible ou justifiée.

[20] Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen en conformité avec les présents motifs.

[21] Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1167-20

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande est accueillie;

  2. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision;

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« Lobat Sadrehashemi »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sophie Reid-Triantafyllos


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1167-20

 

INTITULÉ :

CHAMPAGNE CHIOMA OHAKWE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 MAI 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE SADREHASHEMI

 

DATE DES MOTIFS :

LE 30 JUILLET 2021

COMPARUTIONS :

Kingsley Jesuorobo

 

POUR LA DEMANDERESSE

Nicole Rahaman

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Kingsley I. Jesuorobo

Avocat

North York (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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