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Date : 20210706


Dossier : IMM‑2855‑20

Référence : 2021 CF 710

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 6 juillet 2021

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

CHAIN SINGH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du 11 juin 2020 [la décision], par laquelle un agent d’immigration [l’agent] a rejeté la demande de résidence permanente présentée par le demandeur et fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Comme je l’expliquerai plus en détail ci‑dessous, la présente demande sera accueillie, parce que l’agent a commis une erreur en n’effectuant pas l’appréciation requise des considérations d’ordre humanitaire par rapport à la possibilité de retour au Kenya, le pays de citoyenneté du demandeur.

II. Le contexte

[3] Le demandeur, M. Chain Singh, est un citoyen du Kenya et un citoyen britannique d’outre‑mer. Toutefois, comme il le souligne dans ses observations relativement à la présente demande, cette forme de nationalité britannique ne lui donne pas le droit de résider au Royaume‑Uni.

[4] Le demandeur avait obtenu la résidence permanente au Canada en 1985. Cependant, il avait quitté le Canada en 1995 pour vivre en Inde et avait perdu son statut de résident permanent en 2008, car il avait passé trop de temps à l’extérieur du Canada. Le demandeur avait par la suite visité le Canada à plusieurs reprises. Plus récemment, il est entré au Canada en 2015 avec un super visa et n’a pas quitté le pays depuis. Le demandeur a sept enfants, six filles et un fils, qui vivent au Canada et au Royaume‑Uni. Le demandeur n’a plus de famille au Kenya ou en Inde. Il réside actuellement avec son fils ainsi que l’épouse et les enfants de ce dernier à Vancouver, en Colombie‑Britannique.

[5] En août 2016, le demandeur avait présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Cette demande avait été rejetée en avril 2017. Il avait ensuite présenté une autre demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire en novembre 2017. Cette demande avait également été rejetée, et le demandeur avait sollicité le contrôle judiciaire de la décision défavorable. En février 2020, les parties en étaient venues à un règlement concernant la demande de contrôle judiciaire, et la décision avait été renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision. Cette nouvelle décision est celle qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

[6] Le 21 mars 2020, l’avocat du demandeur avait envoyé à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada une demande de renseignements propre à un cas au Canada. Il avait joint les documents relatifs au règlement, afin de confirmer que la demande devrait faire l’objet d’une nouvelle décision, et avait fourni un paragraphe d’observations supplémentaires.

III. La décision faisant l’objet du contrôle

[7] Dans la décision en cause dans le cadre de la présente demande, l’agent a examiné le degré d’établissement du demandeur, l’intérêt supérieur des enfants qui seraient touchés par le renvoi de celui‑ci, les risques et les conditions défavorables dans le pays, ainsi que d’autres facteurs tels que les difficultés auxquelles le demandeur serait confronté s’il devait être séparé de sa famille.

[8] L’agent a commencé par résumer les antécédents du demandeur en matière d’immigration au Canada, puis a exposé le critère juridique pour apprécier une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR, et a indiqué qu’il incombait au demandeur de démontrer que ces considérations justifiaient l’octroi d’une dispense des exigences habituelles pour obtenir la résidence permanente.

[9] Lorsqu’il a apprécié le degré d’établissement du demandeur, l’agent a conclu qu’il s’était rendu au Canada à trois reprises entre 2013 et 2015, que plusieurs de ses enfants adultes et leurs familles vivaient au Canada et qu’il résidait à ce moment‑là avec son fils ainsi que la famille de ce dernier. L’agent a également fait remarquer que le demandeur avait deux filles au Royaume‑Uni, mais qu’il n’avait pas de famille en Inde ou au Kenya. L’agent a conclu que le demandeur avait fait du bénévolat auprès d’un temple au Canada, mais a jugé qu’il n’y avait pas beaucoup d’éléments de preuve démontrant le type de bénévolat qui avait été fait. L’agent a conclu que le demandeur s’était un peu établi au Canada et a accordé un peu de poids à ce facteur.

[10] L’agent a ensuite examiné l’intérêt supérieur des enfants [l’ISE] qui seraient directement touchés si le demandeur était renvoyé du Canada. Le demandeur a huit petits‑enfants au Canada et six autres au Royaume‑Uni. Trois des petits‑enfants canadiens du demandeur ont fourni des lettres pour appuyer leur grand‑père; l’agent a toutefois indiqué qu’une des lettres avait été rédigée par un petit‑enfant adulte qui ne pouvait faire l’objet d’un examen relatif à l’ISE. Les deux petits‑enfants mineurs ont déclaré qu’ils souhaitaient que le demandeur reste, que celui‑ci s’occupait parfois d’eux et qu’il leur avait enseigné le pendjabi. L’agent a également souligné les éléments de preuve du fils du demandeur relatifs à l’importance du fait que son père vive avec lui, car, du point de vue culturel, c’est le fils qui subvient aux besoins de ses parents, et il est important que le demandeur soit en mesure d’enseigner à ses enfants et de les soutenir physiquement et émotionnellement.

[11] L’agent a souligné ces points comme marquants, mais a fait observer que le demandeur avait six autres petits‑enfants à l’extérieur du Canada, auxquels le même argument s’appliquait également. L’agent a aussi jugé qu’il manquait de détails concernant le soutien physique ou émotionnel que le demandeur pourrait offrir à ses petits‑enfants. L’agent a accepté le fait que le demandeur s’occupait occasionnellement de ses petits‑enfants, mais a conclu que les enfants qui avaient écrit des lettres étaient âgés de dix et seize ans, et que des enfants plus âgés nécessitaient un degré de soin moins intensif. L’agent était également conscient du fait que les lettres des deux petits‑enfants indiquaient que ceux‑ci étaient en mesure d’établir et de maintenir une relation étroite avec le demandeur pendant qu’il était à l’étranger. L’agent a donc jugé qu’il n’y avait pas de conséquences défavorables importantes pour l’intérêt supérieur des petits‑enfants.

[12] Sous la rubrique [traduction] « Risque et conditions défavorables dans le pays », l’agent a expliqué que le demandeur n’avait pas soulevé de préoccupations particulières quant à ce facteur.

[13] L’agent a ensuite examiné tous les autres facteurs à prendre en considération qui avaient été soulevés par le demandeur, y compris les difficultés auxquelles il ferait face s’il devait se séparer de sa famille au Canada, et le fait que la réunification des familles était l’un des principaux objectifs de la LIPR. L’agent a accepté l’affirmation selon laquelle le demandeur éprouverait des difficultés s’il venait à se séparer de sa famille, mais a noté que celui‑ci n’avait soulevé aucune question précise quant à sa santé. Il a également souligné que le demandeur était auparavant un résident permanent du Canada, mais qu’il avait perdu ce statut en vivant à l’extérieur du Canada. L’agent a noté que, si le demandeur avait été parrainé par ses enfants au Canada, même en 2011, il serait probablement déjà résident permanent.

[14] L’agent a fait remarquer que, si la présente demande était rejetée, le demandeur devrait quitter le Canada après l’expiration de son statut de résident temporaire. L’agent a déclaré que des questions se posaient quant à l’endroit où le demandeur pouvait aller, mais que cette décision revenait au demandeur. Toutefois, l’agent a noté que le demandeur avait résidé en Inde pendant de longues périodes et qu’il pourrait probablement y retourner, ou qu’il pourrait se rendre au Royaume‑Uni, où résidaient d’autres membres de sa famille. L’agent a également fait remarquer que, comme le demandeur est muni d’un super visa, il pourrait revenir ultérieurement au Canada. L’agent a noté que le fils du demandeur avait exprimé l’avis qu’il avait le devoir, selon sa culture, de s’occuper financièrement de son père. Toutefois, l’agent a conclu que le fils pourrait envoyer de l’argent au demandeur peu importe où celui‑ci résiderait et que, si nécessaire, il pourrait chercher à parrainer son père en présentant une demande au titre de la catégorie du regroupement familial. L’agent a donc accordé peu de poids à ces facteurs.

[15] Après avoir apprécié toutes les considérations d’ordre humanitaire soulevées par le demandeur, l’agent a fourni une synthèse de l’analyse qui en a découlé. L’agent a accordé un peu de poids au degré d’établissement du demandeur, mais a expliqué que celui‑ci n’avait pas démontré que l’intérêt supérieur de ses petits‑enfants canadiens serait touché négativement s’il retournait en Inde. L’agent a pris acte du fait que le demandeur aurait de la difficulté à se séparer de sa famille, mais a conclu que ce n’était pas inattendu. L’agent a fait remarquer que le processus relatif aux considérations d’ordre humanitaire n’avait pas pour but de contourner les voies existantes pour obtenir la résidence permanente, et que le fils du demandeur semblait être au courant des avenues qui permettraient au demandeur de devenir un résident permanent par l’entremise du parrainage au titre de la catégorie du regroupement familial, mais semblait penser que cette option ne convenait pas et était coûteuse.

[16] L’agent a également rejeté les arguments soulevés par l’avocat du demandeur selon lesquels celui‑ci aurait de la difficulté à survivre seul en Inde, parce qu’il y avait déjà vécu pendant des années et que sa famille avait auparavant voyagé en Inde pour lui rendre visite. De plus, le demandeur possède un super visa et peut revenir au Canada, ou bien sa famille pourrait choisir de le parrainer. L’agent n’était donc pas convaincu qu’il existait suffisamment de considérations d’ordre humanitaire pour accueillir la demande de résidence permanente du demandeur.

IV. Les questions en litige et la norme de contrôle

[17] Comme l’a formulé le demandeur dans son exposé écrit des arguments, les questions que doit examiner la Cour en l’espèce sont de savoir s’il était déraisonnable pour l’agent de :

  1. qualifier à tort le demandeur de citoyen de l’Inde ou du Royaume‑Uni, avec un droit d’entrée, de résidence et de travail, étant donné que le pays de nationalité du demandeur, et où il serait renvoyé, est le Kenya;

  2. ne pas effectuer une analyse des difficultés auxquelles le demandeur ferait face;

  3. ne pas tenir compte des difficultés que connaîtrait le demandeur du fait d’être [traduction] « apatride ».

[18] Comme la formulation de ces questions l’indique, la norme de contrôle applicable est la décision raisonnable.

V. Analyse

[19] Ma décision d’accueillir la présente demande de contrôle judiciaire concerne la première question formulée ci‑dessus. Le demandeur s’appuie sur la décision Abdullah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 954 [Abdullah], dans laquelle la Cour a conclu qu’une appréciation des considérations d’ordre humanitaire ne devrait pas être fondée sur une solution de rechange qui consisterait à renvoyer le demandeur dans un pays où il n’a pas de statut juridique et où il n’a pas non plus le droit de retourner (au para 26). Dans la décision Abdullah, le juge McHaffie a examiné la jurisprudence pertinente dans laquelle la Cour avait établi que le fait d’apprécier une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire en rapport avec un pays où le demandeur ne jouit d’aucun statut juridique est une erreur qui rend la décision déraisonnable (aux para 17 et suivants).

[20] Le demandeur a fait valoir ses arguments basés sur la décision Abdullah de manière quelque peu incohérente entre ses observations écrites et orales. Dans son exposé des arguments, il a soutenu que l’agent avait commis une erreur en n’effectuant pas l’appréciation requise des considérations d’ordre humanitaire par rapport à la possibilité de retour au Kenya, son pays de citoyenneté. Dans la plaidoirie de son avocat, le demandeur a maintenu cette position, mais s’est concentré sur un argument selon lequel l’agent n’avait pas effectué cette appréciation, en tenant compte de tous les éléments de preuve, relativement à un retour au Royaume‑Uni.

[21] À mon avis, le principe établi dans la décision Abdullah n’impose pas une appréciation au regard du Royaume‑Uni en l’espèce. Bien qu’il soit possible que le demandeur puisse entrer au Royaume‑Uni, la preuve dont disposait l’agent indiquait que le demandeur n’avait pas de droit de résider dans ce pays. Comme l’a expliqué le juge McHaffie, quand bien même le demandeur peut retourner dans un pays grâce à une autorisation temporaire d’y entrer, l’appréciation des considérations d’ordre humanitaire doit prendre en compte le renvoi potentiel de ce pays vers le pays de nationalité (au para 26). Par conséquent, l’erreur de l’agent en l’espèce n’était pas son défaut d’apprécier la situation du demandeur au regard des considérations d’ordre humanitaire par rapport à un retour au Royaume‑Uni, mais plutôt le fait qu’il n’a pas effectué cette appréciation relativement à un retour au Kenya.

[22] Le défendeur distingue la décision Abdullah, au motif que le demandeur dans cette affaire était interdit de territoire au Canada pour fausse déclaration et n’avait donc d’autres options que de retourner en Syrie, son pays de nationalité, ce que l’agent avait fait défaut d’apprécier. Je suis d’accord pour dire qu’il y a des caractéristiques dans l’affaire Abdullah qui ne s’appliquent pas en l’espèce. Plus particulièrement, la preuve et les arguments dans l’affaire Abdallah comprenaient le risque de persécution en Syrie. Comme l’indique la décision en l’espèce, le demandeur n’a soulevé aucune préoccupation de cette nature dans sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[23] Toutefois, le principe établi dans la décision Abdullah reste applicable, et la décision démontre que l’analyse de l’agent ne concorde pas avec ce principe. En tenant compte des difficultés qu’éprouverait le demandeur s’il était séparé de sa famille au Canada, l’agent a jugé que le demandeur pourrait vraisemblablement retourner en Inde, où il avait résidé auparavant, à la même adresse pour de longues périodes, ou au Royaume‑Uni, où se trouvent d’autres membres de sa famille. Selon ma compréhension du raisonnement de l’agent, on pourrait s’attendre à ce que la connaissance qu’a le demandeur de l’Inde ou la présence de membres de sa famille au Royaume‑Uni atténue les difficultés découlant du fait qu’il serait séparé de sa famille au Canada. Cependant, l’agent n’a pas tenu compte de la situation à laquelle le demandeur ferait face s’il était renvoyé dans son pays de citoyenneté, le Kenya.

[24] Je souligne l’argument du défendeur selon lequel il incombe au demandeur de présenter suffisamment d’éléments de preuve pour justifier une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (voir Cantalejo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 828 au para 17; Garcia Garcia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 300 au para 45). Le défendeur fait valoir que, à la suite du règlement relatif au contrôle judiciaire de sa précédente demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, le demandeur a eu l’occasion de fournir des éléments de preuve supplémentaires et à jour, mais n’a pas réussi à le faire valablement et n’a présenté qu’un seul paragraphe d’observations supplémentaires.

[25] Toutefois, le paragraphe d’observations supplémentaires souligne le fait que le demandeur ne peut être renvoyé en Inde ou au Royaume‑Uni, n’ayant aucun droit de résider dans l’un ou l’autre des pays, et fait référence à des éléments de preuve à l’appui de cette observation. Je suis conscient que le demandeur n’a présenté aucun élément de preuve soulevant des questions liées au risque ou aux difficultés particulières au Kenya. Cependant, la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire reposait largement sur les difficultés auxquelles le demandeur pourrait faire face s’il était séparé de sa famille. Étant donné que l’appréciation de l’agent a tenu compte des facteurs qui atténueraient ces difficultés relativement à un déménagement en Inde ou au Royaume‑Uni, la Cour ne peut pas savoir si le résultat aurait été différent si l’agent avait effectué cette appréciation par rapport à la possibilité de retour au Kenya.

[26] Je conclus donc que la décision est déraisonnable. La présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie, et l’affaire sera renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel, et aucune question n’est énoncée.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑2855‑20

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision. Aucune question n’est certifiée en vue d’un appel.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2855‑20

INTITULÉ :

CHAIN SINGH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE à Vancouver

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 21 juin 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 6 JUILLET 2021

COMPARUTIONS :

Rajveer S. Atwal

Pour le demandeur

Edward Burnett

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Kang & Company

Vancouver (Colombie‑Britannique)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

Pour le défendeur

 

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