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Date : 20210621


Dossier : IMM‑2849‑20

Référence : 2021 CF 633

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 21 juin 2021

En présence de madame la juge Kane

ENTRE :

LUXI SHANG

demanderesse

Et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La demanderesse, Luxi Shang [Mme Shang], sollicite le contrôle judiciaire d’une décision par laquelle un agent des visas [l’agent des visas] a rejeté la demande de permis de travail qu’elle avait présentée au titre du Programme des travailleurs étrangers temporaires. Mme Shang avait présenté cette demande de permis de travail tel que l’exigeait le Programme des candidats des provinces pour l’Île‑du‑Prince‑Édouard [PC de l’Î.-P.É.]. L’agent des visas a conclu que Mme Shang n’avait pas démontré qu’elle répondait aux exigences de l’alinéa 205a) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le Règlement] et il s’est dit non convaincu qu’elle était dispensée de l’obligation d’obtenir une étude d’impact sur le marché du travail [EIMT].

[2] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

I. Le contexte

[3] Le Programme des candidats des provinces est destiné aux travailleurs étrangers qui souhaitent immigrer au Canada et qui contribueront à l’économie de la province de leur choix, qui vivront dans cette province et qui, en définitive, deviendront des résidents permanents du Canada. Il existe divers « volets » au moyen desquels une province peut cibler les compétences ou les métiers qu’elle favorise en vue de la désignation d’un candidat. Chaque province peut négocier sa propre entente avec le Canada de façon à tenir compte de ses objectifs et de ses différences. L’Accord Canada‑Île‑du‑Prince‑Édouard sur l’immigration [l’Accord provincial] est l’entente qui a été conclue entre l’Île‑du‑Prince‑Édouard et le Canada en matière d’immigration, et le PC de l’Î.-P.É. fait partie de cette entente.

[4] Mme Shang, résidente de la Chine, se proposait d’immigrer au Canada pour ouvrir à l’Île‑du‑Prince‑Édouard une entreprise de décoration intérieure. Elle prévoyait louer à bail un local pour commerce de détail à Summerside, embaucher deux employés et faire affaire avec d’autres fournisseurs locaux pour soutenir ses efforts de promotion de l’entreprise, laquelle vendrait des marchandises importées de Chine.

[5] Mme Shang a été approuvée en tant que candidate à une désignation de la province au titre du volet « permis de travail » du PC de l’Î.‑P.‑É. (Ceux qui présentent leur candidature ne sont pas des candidats provinciaux, mais plutôt des candidats potentiels.) Conformément aux modalités du programme, elle était tenue d’obtenir du Canada un permis de travail temporaire et, à son arrivée, de résider à l’Î.‑P.‑É et d’investir une somme d’au moins 150 000 $ dans une entreprise approuvée.

[6] Dans sa demande de permis de travail temporaire, Mme Shang a présenté son plan d’affaires, deux lettres d’appui de ses représentants ainsi qu’une lettre de l’Î.‑P.‑É à l’appui de sa demande de permis. Cette lettre d’appui mentionnait, entre autres, que l’Î.‑P.‑É. était d’avis qu’elle tirerait un avantage important de l’entreprise proposée et qu’elle avait conclu que le plan d’affaires était économiquement viable, qu’il était conforme à ses exigences et qu’il était probable que la candidate crée l’entreprise et réponde aux exigences de désignation dans le délai requis. La lettre d’appui de l’Î.‑P.‑É. demandait également que le permis de travail soit délivré pour une période de deux ans et que la candidate soit dispensée de l’obligation d’obtenir une EIMT.

II. La décision faisant l’objet du présent contrôle

[7] Par lettre en date du 16 juin 2020, l’agent des visas a rendu la décision par laquelle il a refusé de délivrer le permis de travail demandé. Il a conclu que Mme Shang n’avait pas démontré qu’elle répondait aux conditions établies à l’alinéa 205a) du Règlement pour la délivrance d’un permis de travail, qu’il a qualifiées de conditions de l’[traduction] « avantage important pour le Canada », et qu’elle n’était pas dispensée de l’obligation d’obtenir une EIMT. Il a joint les notes tirées du Système mondial de gestion des cas [le SMGC] qui, avec la lettre, constituent les motifs de la décision.

[8] Les notes du SMGC sont succinctes : la demande a été étudiée, il y a déjà eu refus, la demande relève de la catégorie [traduction] « C11 Entrepreneur à l’Î.‑P.‑É. », et d’après le plan d’affaires, l’intéressée propose de vendre des produits et du mobilier de décoration intérieure et commerciale importés de Chine. On peut également lire que : [traduction] « [l]es étrangers qui présentent une demande afin de travailler à leur propre compte ou d’exploiter leur propre entreprise de façon temporaire doivent démontrer que leur admission au Canada à cette fin produira des débouchés ou des avantages sociaux, culturels ou économiques pour les citoyens canadiens ou les résidents permanents, conformément à l’alinéa R205a). Étant donné qu’aucun produit ne sera fabriqué au Canada ou ne proviendra du Canada et que la création d’emplois est minime, il est difficile de voir quel serait l’avantage pour le Canada. Le plan d’affaires ne dit pas en quoi les activités de [la demandeure] stimuleront l’économie, créeront des emplois pour les Canadiens et représenteront un avantage important pour le Canada ».

III. Les observations de la demanderesse

[9] La demanderesse soutient que la décision est déraisonnable, en partie parce que l’agent des visas n’a pas tenu compte du fait qu’elle avait présenté sa demande au titre de l’Accord provincial, et qu’il a écarté des éléments de preuve, notamment que la Province de l’Î.‑P.‑É. appuyait sa demande.

[10] La demanderesse fait valoir que l’agent des visas devait tenir compte de l’Accord provincial – ou du moins, en reconnaître l’existence – parce que cet accord fournit le contexte nécessaire à l’examen de sa demande.

[11] La demanderesse soutient que l’agent des visas semble avoir considéré qu’elle était une entrepreneure autonome ou une demandeure de la catégorie des gens d’affaires plutôt qu’une candidate à une désignation provinciale (une candidate éventuelle), ce qui l’obligeait à tenir compte de la lettre d’appui de la province. Elle ajoute que la note qu’il a inscrite dans le SMGC – « C11 Entrepreneur » ne permet pas de savoir s’il a compris qu’elle était une candidate éventuelle étant donné que plusieurs types de demandeurs de permis de travail temporaire entrent dans cette catégorie.

[12] La demanderesse reconnaît que c’est l’agent des visas qui doit ultimement décider de délivrer ou non le permis de travail, mais elle soutient que ce pouvoir décisionnel est limité par l’Accord et doit être exercé conformément à l’Accord. Elle ajoute que les exigences imposées par le Règlement et l’octroi d’un permis de travail temporaire visent à ce que le candidat puisse commencer à exercer ses activités commerciales avant que la désignation soit faite.

[13] La demanderesse attire l’attention de la Cour sur les Lignes directrices du ministre (Programme de mobilité internationale : Intérêts canadiens – Avantages importants – Candidats au programme concernant les entrepreneurs et les travailleurs autonomes désirant exploiter une entreprise commerciale [R205a) - C11]) [les Lignes directrices] qui traitent des conditions relatives aux demandes de permis de travail temporaire, et du traitement de ces demandes, que doivent présenter les demandeurs désignés par une province qui exercent des activités commerciales. Elle fait valoir que les Lignes directrices font une distinction entre les demandeurs qui cherchent seulement à obtenir la résidence temporaire et ceux qui souhaitent obtenir un jour la résidence permanente, comme ceux qui ont l’intention de lancer une entreprise.

[14] La demanderesse fait en outre valoir que la décision est déraisonnable parce que l’agent des visas a fait abstraction des lettres d’appui, et en particulier celle de l’Î.‑P.‑É. Elle affirme que cette lettre d’appui – dans laquelle l’Î.‑P.‑É. donne son opinion sur la demande – fait partie des conditions d’obtention du permis de travail et que, pour cette raison, l’agent des visas devait en tenir compte pour décider s’il y avait lieu d’accorder le permis demandé.

[15] La demanderesse conteste l’argument du défendeur selon lequel la Cour ne devrait pas tenir compte des Lignes directrices parce qu’elles n’étaient pas accompagnées d’un affidavit. Elle affirme que les Lignes directrices sont un document public, que le dossier certifié du Tribunal renvoie à des passages de ces Lignes, que l’agent des visas a utilisé des terme tirés de ces Lignes et que le défendeur y fait référence. Elle soutient que l’arrêt Leahy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 227 [Leahy], invoqué par le défendeur, ne s’applique pas, car il porte sur des questions très différentes.

[16] La demanderesse conteste également l’argument selon lequel la Cour ne devrait pas tenir compte des extraits tirés de l’annexe A de l’Accord provincial. Selon elle, cette annexe devrait être considérée dans son intégralité.

IV. Les observations du défendeur

[17] À titre préliminaire, le défendeur soutient que la Cour ne devrait pas tenir compte ou prendre connaissance d’office des Lignes directrices, car il s’agit d’un document de politique interne qui ne lui a pas été présenté au moyen d’un affidavit. Il attire l’attention de la Cour sur le paragraphe 143 de l’arrêt Leahy, qui établit, selon lui, que les cours de révision ne doivent pas prendre connaissance d’office d’énoncés de politique internes et que, si ces documents sont pertinents, ils doivent être joints à un affidavit.

[18] Le défendeur explique que s’il fait référence aux Lignes directrices, c’est simplement pour répondre aux observations de la demanderesse.

[19] Le défendeur fait en outre valoir que, pour la même raison, la Cour ne doit pas tenir compte des extraits de l’annexe A de l’Accord provincial qui figurent au dossier de la demanderesse, ou en prendre connaissance d’office – ces extraits ne sont pas accompagnés d’un affidavit. Il soutient, subsidiairement, que la Cour doit tenir compte de la version intégrale de l’Accord provincial.

[20] Le défendeur est d’avis que l’agent des visas a conclu de manière raisonnable que l’entreprise que la demanderesse entend lancer ne créerait pas d’avantages économiques pour les citoyens canadiens et les résidents permanents.

[21] Le défendeur affirme que l’obligation qu’ont les agents des visas de motiver leurs décisions est minime et que même si, en l’espèce, les motifs fournis par l’agent sont brefs, ils sont suffisants pour que la Cour puisse comprendre le processus analytique qu’il a suivi, lequel respecte les contraintes juridiques et factuelles imposées par la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC (2001), c 27 [la LIPR] et l’Accord provincial. Il soutient que les motifs possèdent les attributs requis de transparence, de justification et d’intelligibilité. Il cite plusieurs passages de l’arrêt Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] (dont les para 83, 85, 99 et 100), où il est souligné qu’une décision ne doit être modifiée que si elle comporte des lacunes graves qui sont plus que superficielles ou accessoires par rapport au fond.

[22] Le défendeur renvoie à l’annexe A de l’Accord provincial et au paragraphe 87(1) du Règlement, qui forment ensemble le PC de l’Î.‑P.‑É. Il affirme que l’Accord provincial décrit le rôle et les responsabilités du Canada, qui sont distinctes de celles de l’Î.‑P.‑É.

[23] Le défendeur soutient qu’il incombe à l’agent des visas de décider si un demandeur a droit à un permis de travail. L’agent doit être convaincu que les conditions de la LIPR et de son Règlement sont remplies.

[24] Le défendeur affirme que l’alinéa 205a) du Règlement énonce les conditions à remplir pour qu’un permis de travail puisse être délivré à un demandeur qui n’a pas d’offre d’emploi : le travail pour lequel le permis est demandé doit « permet[tre] de créer ou de conserver des débouchés ou des avantages sociaux, culturels ou économiques pour les citoyens canadiens ou les résidents permanents ». [Non souligné dans l’original.]

[25] Le défendeur fait valoir que les motifs démontrent que l’agent des visas s’est demandé si l’entreprise de la demanderesse créerait un avantage économique important pour le Canada, et qu’ils portent principalement sur cette question.

[26] Le défendeur souligne que la demanderesse n’est pas une candidate de la catégorie des gens d’affaires, et qu’elle est plutôt une candidate éventuelle, car l’Î.‑P.‑É. ne l’a pas encore désignée. Il affirme que, selon les articles 5.6 et 5.7 de l’annexe A, l’Î.‑P.‑É. peut fournir aux candidats de la catégorie des gens d’affaires – par opposition aux candidats potentiels – une lettre appuyant la délivrance d’un permis de travail et confirmant que leur admission créerait les avantages mentionnés à l’alinéa 205a) du Règlement.

[27] Le défendeur soutient que la lettre d’appui de l’Î.‑P.‑É. ne traitait pas de la question des avantages potentiels importants, et que la province n’était pas non plus tenue de procéder à cette évaluation. La lettre d’appui de l’Î.‑P.‑É. exprimait simplement une opinion.

[28] Le défendeur nie que les exigences de l’Accord provincial en matière de diligence raisonnable obligent l’Î.‑P.‑É. à évaluer si l’activité commerciale envisagée permettra de créer ou de conserver des débouchés ou des avantages sociaux, culturels ou économiques pour les citoyens canadiens ou les résidents permanents. Il renvoie à la clause 5.3 de l’annexe A et souligne qu’aucune condition n’impose à l’Î.‑P.‑É. d’évaluer si l’activité proposée « permettra » de créer des avantages importants. Il renvoie également aux clauses 5.8 et 5.9 qui se rapportent aux obligations du Canada en matière de traitement des demandes, dont celle qui consiste à décider de l’admissibilité d’un candidat à un permis de travail au titre de l’article 200 du Règlement, et de l’admissibilité d’un candidat par rapport aux exigences législatives applicables.

[29] Le défendeur soutient que l’agent des visas a décrit le projet commercial de la demanderesse et qu’il a appliqué le critère visant à déterminer si l’entreprise permettrait de créer des débouchés ou des avantages sociaux, culturels ou économiques pour les citoyens canadiens ou les résidents permanents. Il affirme que l’agent des visas a examiné la preuve et a conclu que le travail pour lequel le permis était demandé ne répondait pas à ces conditions.

[30] Le défendeur nie que l’agent des visas n’a pas tenu compte de certains éléments de preuve présentés par la demanderesse, ou que son défaut de mentionner tous les éléments qui lui ont été présentés démontre qu’il n’en a pas tenu compte.

[31] Le défendeur soutient tout d’abord que l’agent des visas n’était pas tenu de traiter expressément des lettres d’appui, dont celle de l’Î.‑P.‑É., parce que ces lettres n’étaient pas des éléments de preuve, mais contenaient plutôt des affirmations et des opinions. Deuxièmement, elles ne « contredisaient pas directement » la conclusion de l’agent des visas selon laquelle l’entreprise proposée ne permettrait de créer aucun avantage important pour les citoyens canadiens ou les résidents permanents.

[32] Le défendeur conteste également que l’agent des visas aurait dû mentionner et appliquer les Lignes directrices, selon lesquelles toute lettre d’appui de la province doit être prise en compte comme preuve que l’admission du demandeur au Canada en vue d’exploiter une entreprise peut permettre de créer des avantages économiques, culturels ou sociaux pour le Canada. Il répète que la Cour ne doit pas tenir compte des Lignes directrices, car celles-ci ne lui ont pas été dûment présentées. Il fait aussi valoir que les Lignes directrices ne lient pas la Cour et qu’elles n’ont pas force de loi; l’agent des visas devait rendre une décision fondée sur la LIPR et le Règlement. Il ajoute que les Lignes directrices emploient également les mots « peut permettre de créer des avantages », et non les mots « permettra » ou « permettrait » de créer un avantage. Ainsi, la lettre ne contredit pas directement la conclusion de l’agent des visas.

[33] Le défendeur ajoute que, en tout état de cause, l’agent des visas a appliqué implicitement les Lignes directrices, qui donnent des indicateurs de la présence de l’avantage dont il est question à l’alinéa 205a) du Règlement. Il affirme que la stimulation de l’économie en général, telle que la création d’emplois, l’élargissement des marchés d’exportation et l’avancement de l’industrie canadienne, est l’un de ces indicateurs et que celui‑ci ne ressortait pas de manière évidente de la demande de Mme Sheng.

[34] Le défendeur reconnaît que, dans sa lettre d’appui, l’Î.‑P.‑É. dit qu’[TRADUCTION] « [elle] est d’avis qu’elle tirera un avantage important du projet d’activités professionnelles de la candidate », mais il soutient que cela « ne contredit pas directement » la conclusion de l’agent des visas selon laquelle l’entreprise ne permet pas de créer pas des avantages économiques ou autres pour les citoyens canadiens ou les résidents permanents. Il ajoute qu’il existe une distinction entre un avantage pour l’Î.‑P.‑É. et un avantage pour les citoyens canadiens et les résidents permanents et que les termes différents qui sont employés dans certaines parties de l’Accord et dans le Règlement indiquent qu’ils ont des sens différents et qu’il convient de les respecter.

[35] Le défendeur invoque la décision Basanti c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1068 au para 24, où la Cour explique que le principe énoncé dans la décision Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), [1998] ACF no 1425, 1998 CanLII 8667 [Cepeda-Gutierrez] ne s’applique que lorsque les éléments de preuve non mentionnés par le décideur sont essentiels et qu’ils « contredisent directement » la conclusion du décideur.

[36] Le défendeur soutient de plus que l’agent des visas n’était pas tenu de traiter des deux lettres d’appui du représentant de la demanderesse, parce que ces lettres n’étaient pas des éléments de preuve essentiels et que, à l’instar de la lettre d’appui de l’Î.‑P.‑É., elles ne « contredisaient pas directement » la conclusion de l’agent des visas. Il ajoute que ce dernier s’est fondé dans une plus grande mesure, et avec raison, sur le plan d’affaires de la demanderesse pour conclure que l’entreprise ne répondait pas aux conditions applicables.

[37] Enfin, le défendeur fait valoir que ce n’est pas parce que l’agent des visas n’a pas mentionné l’Accord provincial qu’il n’a pas tenu compte du contexte de la demande de Mme Shang. Il soutient que les motifs de l’agent des visas montrent que celui-ci était au courant de l’Accord provincial, comme en fait foi la référence abrégée à la demande présentée dans la catégorie « C11 Entrepreneur à l’Î.‑P.‑É. ». Il ajoute que la décision de l’agent des visas est compatible avec l’Accord provincial.

V. La norme de contrôle applicable

[38] Il n’est pas contesté que la décision de l’agent des visas, qui est discrétionnaire et qui applique les faits au droit, est assujettie à la norme de la décision raisonnable. L’arrêt Vavilov de la Cour suprême du Canada confirme que la norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer, et aucune des exceptions mentionnées dans cet arrêt ne s’applique au contrôle de la décision de l’agent des visas.

[39] Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a donné des indications détaillées sur ce qui constitue une décision raisonnable ainsi que sur la tenue d’un contrôle fondé sur la norme de la décision raisonnable. La conformité aux critères de justification, de transparence et d’intelligibilité reste l’une des caractéristiques de la décision raisonnable (Vavilov, aux para 99, 100).

[40] La cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec une attention respectueuse, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour parvenir à sa conclusion. Est raisonnable la décision qui, d’une part, est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle, et qui, d’autre part, est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, aux para 85, 102, 105‑110).

[41] Le défendeur renvoie à d’autres passages de l’arrêt Vavilov, dont le paragraphe 91, qui rappelle à la cour de révision que « les motifs écrits fournis par un organisme administratif ne doivent pas être jugés au regard d’une norme de perfection » et n’ont pas besoin de faire référence à tous les arguments et à tous les détails qui lui ont été présentés.

[42] Au paragraphe 100, la Cour suprême du Canada affirme qu’il n’y a pas eu lieu d’infirmer une décision parce que son raisonnement est entaché d’une « erreur mineure » :

[100] […] Avant de pouvoir infirmer la décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence. Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision. Il ne conviendrait pas que la cour de révision infirme une décision administrative pour la simple raison que son raisonnement est entaché d’une erreur mineure. La cour de justice doit plutôt être convaincue que la lacune ou la déficience qu’invoque la partie contestant la décision est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable.

[43] La Cour suprême du Canada explique au paragraphe 101 qu’il existe deux catégories de lacunes fondamentales qui font qu’une décision est déraisonnable : « [l]a première est le manque de logique interne du raisonnement. La seconde se présente dans le cas d’une décision indéfendable sous certains rapports compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur la décision ».

VI. Les dispositions législatives applicables

A. La LIPR

8 (1) Pour l’application de la présente loi, le ministre peut, avec l’agrément du gouverneur en conseil, conclure un accord avec une province; il publie chaque année la liste des accords en vigueur.

8 (1) The Minister, with the approval of the Governor in Council, may enter into an agreement with the government of any province for the purposes of this Act. The Minister must publish, once a year, a list of the federal-provincial agreements that are in force.

(2) Malgré les autres dispositions de la présente loi, doivent être conformes à l’accord :

(2) Subject to subsection (3) but despite the other provisions of this Act, the following must be consistent with the federal-

provincial agreements:

a) la sélection et le parrainage des étrangers, ainsi que l’acquisition d’un statut, sous le régime de la présente loi;

(a) the selection and sponsorship of, and the acquisition of status by, foreign nationals under this Act; and

b) les règlements régissant ces matières, et notamment tout règlement concernant l’examen au Canada de certaines demandes pour devenir résident permanent ou concernant des étrangers dont la sélection est faite sur la base de placements au Canada.

(b) regulations governing those matters, including regulations respecting the examination in Canada of applications to become a permanent resident, or respecting the foreign nationals who may be selected on the basis of an investment in Canada.

(3) Le paragraphe (2) n’a toutefois pas pour effet de limiter l’application des dispositions de la présente loi visant les interdictions de territoire.

(3) Subsection (2) is not to be interpreted as limiting the application of any provision of this Act concerning inadmissibility to Canada.

[…]

[…]

30 (1) L’étranger ne peut exercer un emploi au Canada ou y étudier que sous le régime de la présente loi.

30 (1) A foreign national may not work or study in Canada unless authorized to do so under this Act.

(1.1) L’agent peut, sur demande, autoriser l’étranger qui satisfait aux conditions réglementaires à exercer un emploi au Canada ou à y étudier.

(1.1) An officer may, on application, authorize a foreign national to work or study in Canada if the foreign national meets the conditions set out in the regulations.

B. Le Règlement

205 Un permis de travail peut être délivré à l’étranger en vertu de l’article 200 si le travail pour lequel le permis est demandé satisfait à l’une ou l’autre des conditions suivantes :

205 A work permit may be issued under section 200 to a foreign national who intends to perform work that

a) il permet de créer ou de conserver des débouchés ou des avantages sociaux, culturels ou économiques pour les citoyens canadiens ou les résidents permanents;

(a) would create or maintain significant social, cultural or economic benefits or opportunities for Canadian citizens or permanent residents;

C. L’Annexe A de l’Accord

  • L’annexe A a été considérée dans son intégralité, mais seuls des extraits sont reproduits ci‑dessous.

  • La clause 4 « Évaluation et désignation » stipule que l’Î.‑P.‑É. a l’obligationd’évaluer et de désigner des candidats, et que le Canada est tenu de délivrer un visa de résident permanent aux candidats de la province qui répondent à toutes les exigences de l’Accord provincial ainsi qu’aux exigences en matière d’admissibilité de la LIPR. En voici les dispositions pertinentes :

4.1. L’Île-du-Prince-Édouard a la responsabilité exclusive et non transférable d’évaluer et de désigner des candidats qui, à son avis :

4.1. Prince Edward Island has the sole and non-transferable responsibility to assess and nominate candidates who, in Prince Edward Island’s determination:

4.1.1. contribueront au développement économique de l’Île-du-Prince-Édouard; et

4.1.1. Will be of benefit to the economic development of Prince Edward Island; and

4.1.2. ont la capacité et l’intention de réussir leur établissement économique et de s’installer en permanence dans la province, sous réserve des clauses 4.3 à 4.9 de la présente annexe.

4.1.2. Have the ability and intention to economically establish and permanently settle in Prince Edward Island subject to sections 4.3 through 4.9.

4.2. Le Canada doit considérer la désignation faite par l’Île-du-Prince-Édouard comme la preuve que la province a exercé sa diligence raisonnable pour s’assurer que le demandeur apportera un avantage économique à l’Île-du-Prince-Édouard et remplit les critères du Programme des candidats des provinces.

4.2. Canada shall consider Prince Edward Island’s nomination as evidence that Prince Edward Island has carried out its due diligence determining that an applicant will be of economic benefit to Prince Edward Island and has met the requirements of Prince Edward Island’s Provincial Nominee Program.

[…]

[…]

4.5. Les candidats au Programme des candidats de l’Île-du-Prince-Édouard seront désignés uniquement en fonction de l’avantage qu’ils représentent pour l’économie de la province, ainsi que de la mesure dans laquelle ils sont capables et susceptibles de réussir leur établissement économique et de s’installer en permanence à l’Île-du-Prince-Édouard. L’établissement économique est déterminé selon des facteurs tels que l’emploi actuel ou l’offre d’emploi, les compétences linguistiques, l’expérience de travail, les études et la formation, les compétences en gestion d’entreprise et l’expérience antérieure.

4.5. Provincial Nominee applicants will be nominated solely on the basis of economic benefit to Prince Edward Island and their ability and intention of becoming economically established and permanently residing in Prince Edward Island. Economic establishment will be determined on the basis of factors such as: current job or job offer, language ability, work experience, education and training, and business ownership skills and past experience.

  • La clause 5 « Admission en tant que résident temporaire » s’applique aux candidats potentiels :

5.1. L’Île-du-Prince-Édouard peut appuyer la demande de permis de travail dans les situations suivantes :

5.1. Prince Edward Island may support the application for a work permit in the following instances:

5.1.1. Lorsqu’un candidat de la catégorie des gens d’affaires potentiels est tenu d’entrer au Canada à titre de résident temporaire afin de satisfaire aux exigences du volet des gens d’affaires de l’Île-du-Prince-Édouard;

5.1.1. Where a potential business nominee is required to enter Canada as a temporary resident in order to meet the requirements of the Prince Edward Island business stream;

[…]

[…]

5.3. L’Île-du-Prince-Édouard est tenue de faire preuve de diligence raisonnable pour vérifier que, dans le cas d’un candidat de la catégorie des gens d’affaires ou d’un candidat de la catégorie des gens d’affaires potentiels :

5.3. Prince Edward Island is responsible for conducting due diligence to verify that, in the case of a business nominee or a potential business nominee:

5.3.1. L’entreprise proposée répond aux exigences de l’Île-du-Prince-Édouard et le plan d’affaires est plausible sur le plan économique;

5.3.1. The proposed business is consistent with Prince Edward Island’s requirements, and that the business plan is economically plausible,

5.3.2. Le demandeur établira probablement l’entreprise proposée;

5.3.2. The applicant is likely to establish the proposed business,

5.3.3. Le demandeur est raisonnablement en mesure d’assumer les fonctions liées à la propriété/gestion de l’entreprise;

5.3.3. The applicant is reasonably able to carry out the functions of business ownership/management,

5.3.4. Dans le cas où un demandeur est admis au Canada en vertu d’un permis de travail afin d’établir une entreprise et de satisfaire aux exigences relatives à la désignation, le demandeur est susceptible de satisfaire à ces exigences durant la période de séjour initiale autorisée; et

5.3.4. In the case where an applicant is entering Canada on a work permit in order to establish a business and meet the requirements of nominations, that the applicant is likely to meet the requirements for nomination within the initial period authorized, an

5.3.5. Ayant rempli les conditions ci-dessus, il existe des raisons impérieuses d’autoriser les activités de l’entreprise de la personne avant de terminer le traitement de la demande de résidence permanente.

5.3.5. Having met the above conditions, that there are compelling reasons to authorize the business activities of the individual prior to completion of permanent residence processing.

[…]

[…]

5.6. Dans le cas d’un candidat de la catégorie des gens d’affaires, lorsque l’Île-du-Prince-Édouard a fait preuve de diligence raisonnable tel que décrit à la clause 5.3, et est d’avis que l’entrée d’un étranger en vertu d’un permis de travail présente un avantage considérable pour la province, l’Île-du-Prince-Édouard peut appuyer une demande de permis de travail en vertu de l’alinéa 204(c) du RIPR, si la demande est accompagnée d’une lettre selon laquelle :

5.6. In the case of a business nominee, where Prince Edward Island has conducted the due diligence as described in section 5.3, and is of the opinion that entry of a foreign national under a work permit is of significant benefit to Prince Edward Island, the Prince Edward Island may support an application for a work permit pursuant to section 204(c) of the IRPR with a letter indicating that issue a letter indicating that:

5.6.1. son admission au Canada pour commencer à établir ou à exploiter son entreprise générerait des avantages économiques, sociaux ou culturels importants ou des occasions de travail pour les citoyens canadiens ou les résidents permanents à l’Île-du-Prince-Édouard.

5.6.1. Their admission to Canada to begin establishing or operating a business would generate significant economic, social or cultural benefits or opportunities for Canadian citizens or permanent residents in Prince Edward Island.

5.7. Lorsque l’Île-du-Prince-Édouard examine une demande de désignation au titre de la catégorie des gens d’affaires du Programme des candidats de la province, a fait preuve de diligence raisonnable tel que décrit à la clause 5.3 et est d’avis que l’entrée d’un étranger en vertu d’un permis de travail pour mener des activités commerciales présente un avantage considérable pour la province, l’Île-du-Prince-Édouard peut appuyer une demande de permis de travail en vertu de l’alinéa 205a) du RIPR, si la demande est accompagnée d’une lettre selon laquelle :

5.7. Where Prince Edward Island is considering an application for nomination under the business category of the Provincial Nominee Program, has conducted due diligence as described in section 5.3, and is of the opinion that entry of a foreign national under a work permit to carry out business activity is of significant benefit to Prince Edward Island, Prince Edward Island may support an application for a work permit pursuant to section 205(a) of the IRPR with a letter indicating that:

5.7.1. la province envisage de désigner l’étranger pour l’obtention de la résidence permanente, en fonction de l’intention que celui-ci déclare avoir de mener des activités commerciales dans la province;

5.7.1. The foreign national is being considered for nomination for permanent residence based on their stated intention to conduct business activity in the province;

5.7.2. l’Île-du-Prince-Édouard est d’avis que les activités commerciales prévues qu’effectuerait l’étranger offriront des retombées importantes à la province; et

5.7.2. Prince Edward Island is of the opinion that the planned business activity will be of significant benefit to the province; and,

5.7.3. l’Île-du-Prince-Édouard demande que le Canada délivre un permis de travail temporaire d’une durée déterminée, jusqu’à concurrence de deux (2) ans.

5.7.3. Prince Edward Island is requesting that Canada issue a work permit for a specific period, up to a maximum of two (2) years.

5.8. Le Canada convient de traiter aussi rapidement que possible les demandes de permis de travail appuyées par des lettres produites par l’Île-du-Prince-Édouard.

5.8. Canada agrees to process applications for work permits supported by letters issued by Prince Edward Island as expeditiously as possible.

5.9. Dès qu’il a reçu la demande de résidence permanente et une lettre d’appui de l’Île-du-Prince-Édouard, le Canada :

5.9. Upon receipt of the application for a work permit, together with a letter for support from Prince Edward Island, Canada will:

5.9.1. détermine l’admissibilité du demandeur à un permis de travail aux termes de l’article 200 du RIPR;

5.9.1. Determine the eligibility of the applicant for a work permit pursuant to section 200 of the IRPR;

5.9.2. détermine l’admissibilité du demandeur en ce qui concerne les exigences législatives; et

5.9.2. Determine the admissibility of the applicant with respect to legislative requirements; and

5.9.3. délivre un permis de travail aux demandeurs qui satisfont à toutes les exigences de l’Île-du-Prince-Édouard et à tous les critères d’admissibilité prévus par la LIPR et le RIPR.

5.9.3. Issue a work permit to applicants who meet all the requirements of the Prince Edward Island and the eligibility and admissibility requirements of the IRPA and the IRPR.

D. La lettre d’appui de l’Î.‑P.‑É

[44] La lettre d’appui de l’Î.‑P.‑É. indiquait ce qui suit : [TRADUCTION] « la province envisage de désigner la candidate [la demanderesse] pour l’obtention de la résidence permanente, en fonction de l’intention que celle‑ci déclare avoir de mener des activités commerciales dans la province »; « l’Î.‑P.‑É. est d’avis que les activités commerciales prévues qu’effectuerait la candidate offriront des retombées importantes à la province », et « l’Î.‑P.‑É. a décidé que le plan d’affaires est viable sur le plan économique et qu’il répond aux exigences de la province, et que la candidate établira probablement l’entreprise proposée et qu’elle est susceptible de satisfaire aux exigences relatives à la désignation […] ».

VII. La question préliminaire – Les Lignes directrices et l’annexe A de l’Accord

[45] Le défendeur demande à la Cour de ne pas tenir compte des Lignes directrices qui guident les agents des visas dans leurs décisions d’accorder ou non les permis de travail demandés par les propriétaires d’entreprise et les travailleurs autonomes parce que ces Lignes directrices n’ont pas été présentées à la Cour au moyen d’un affidavit. Aussi vrai que cela puisse être, je ne crois pas que, dans la présente affaire, ce motif soit suffisant pour que la Cour fasse abstraction des Lignes directrices. Premièrement, le défendeur connaît bien ces Lignes directrices. Il n’a pas été pris au dépourvu lorsque la demanderesse y a fait référence et il peut y accéder facilement, car elles sont à la disposition du public.

[46] Il existe des guides opérationnels (collectivement appelés « lignes directrices ») sur de nombreuses dispositions de la LIPR et du Règlement qui aident les décideurs à s’acquitter de leurs obligations et à exercer leurs pouvoirs discrétionnaires. La jurisprudence confirme que ces diverses lignes directrices n’ont pas force de loi et ne lient pas la Cour, mais qu’elles peuvent l’aider à décider du caractère raisonnable de la décision contrôlée.

[47] Dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, la Cour suprême du Canada a expliqué l’objet et l’utilité des lignes directrices ministérielles – en lien, dans cette affaire, avec des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire. Cependant, le principe qu’elle a énoncé s’applique tout autant aux autres lignes directrices qui sont publiées pour informer et « guider » les décideurs en matière d’immigration. Au paragraphe 32, la Cour suprême du Canada écrit : « [n]otre Cour a indéniablement reconnu que les Lignes directrices peuvent servir à déterminer ce qui constitue une interprétation raisonnable d’une disposition donnée de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (Agraira, par. 85) ». La Cour a également rappelé que les lignes directrices ne sont pas contraignantes et ne se veulent ni exhaustives ni restrictives.

[48] Le paragraphe 143 de l’arrêt Leahy, invoqué par le défendeur à l’appui de la proposition selon laquelle les cours de révision ne devraient pas prendre connaissance d’office d’un énoncé de politique interne, à moins qu’il ne soit joint à un affidavit déposé à la Cour, n’est pas convaincant. Dans cet arrêt, la Cour d’appel fédérale a fait droit à l’appel présenté par M. Leahy à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale, qui avait rejeté sa demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration avait refusé de lui divulguer certains renseignements en application de la Loi sur la protection des renseignements personnels. Dans cet appel, la Cour d’appel s’est intéressée à la nature des renseignements qui devraient être communiqués à la cour de révision pour lui permettre de bien examiner la décision, fondée sur la Loi sur la protection des renseignements personnels, de ne pas divulguer des renseignements. Cela étant, la Cour d’appel a ajouté un « post-scriptum » dans lequel elle énonce les renseignements dont un tribunal de révision a besoin pour pouvoir s’acquitter de sa tâche.

[49] Au paragraphe 143, la Cour d’appel dit ceci :

Le quatrième point ne pose pas davantage de difficultés. Il suffirait de citer une seule décision présentant les critères, ou encore un énoncé de politique interne ou un document explicatif dont le décideur ou ceux qui lui ont adressé des recommandations se sont servis. Normalement, les tribunaux de révision n’admettent pas d’office les énoncés de politique interne ou les documents explicatifs; s’ils s’avèrent pertinents, ces documents devraient donc être identifiés et joints en annexe à l’affidavit produit à l’appui.

[Non souligné dans l’original.]

[50] À mon avis, les indications de la Cour d’appel visent surtout le contrôle des décisions relatives à l’accès à l’information. Toutefois, à supposer qu’elles s’appliquent aussi dans d’autres contextes, la Cour d’appel n’a pas fixé de règle stricte; elle a plutôt dit que, « normalement », les documents de politique interne devraient être produits au moyen d’un affidavit.

[51] En l’espèce, le défendeur soutient que les décisions de l’agent des visas reflètent les Lignes directrices, dans lesquelles figure une série d’indicateurs qui permettent de déterminer si l’entreprise de la demanderesse créera des avantages importants. Il fait valoir que l’agent des visas a appliqué implicitement les Lignes directrices et il souligne les mots précis que l’agent a employés et qui font écho aux indicateurs. Pourtant, il soutient que la Cour ne devrait pas tenir compte des Lignes directrices. À mon avis, il ne peut pas gagner sur les deux tableaux – affirmer que la décision de l’agent des visas est raisonnable parce que celui‑ci a appliqué les indicateurs contenus dans les Lignes directrices (de même que dans le Règlement) et faire valoir qu’il ne faut pas tenir compte des Lignes directrices. Si le défendeur cite les Lignes directrices, il ne devrait pas dire que la Cour ne peut pas en tenir compte parce qu’elles n’ont pas été présentées au moyen d’un affidavit. Il aurait pu aussi les présenter accompagnées d’un affidavit. L’affidavit ne servirait à rien d’autre qu’à indiquer que la pièce qui y est jointe sont les Lignes directrices à l’intention des agents chargés d’étudier les demandes de permis de travail en fonction de l’alinéa 205a) du Règlement.

[52] De plus, si l’agent des visas a tenu compte des Lignes directrices, comme le soutient le défendeur, il aurait dû tenir compte de toutes les dispositions pertinentes.

[53] Bien que le défendeur soutienne que, s’il est fait référence aux Lignes directrices, c’est simplement en réponse aux observations de la demanderesse, et que si l’on ne tient pas compte de ce document, on ne doit pas tenir compte des observations en réponse, cette dissection n’est pas réaliste.

[54] Par ailleurs, qu’elles soient ou non prises en compte, les Lignes directrices ne lient pas l’agent des visas. Qui plus est, l’issue de la présente demande de contrôle judiciaire serait la même, Lignes directrices ou pas, parce que la principale lacune de la décision de l’agent des visas est que les motifs ne répondent pas aux éléments de preuve soumis.

[55] Pour ce qui est des extraits de l’Accord provincial contenus au dossier de la demanderesse, même s’ils n’étaient pas annexés à un affidavit, la Cour les a examinés dans le contexte de l’Accord dans son ensemble; elle n’a pas seulement examiné les extraits qui étaient susceptibles d’étayer une position plutôt qu’une autre. L’Accord provincial est un élément contextuel utile de la décision, et tant la demanderesse que le défendeur en ont fait mention.

VIII. La décision de l’agent des visas n’est pas raisonnable

[56] Le défendeur a présenté des observations complètes et détaillées sur ce qui suit : les éléments de preuve que l’agent des visas a pris en considération, ceux qu’il a censément pris en considération ou ceux qu’il n’avait pas à prendre en considération; le critère appliqué; les questions auxquelles l’agent des visas s’est « attaqué »; les dispositions législatives applicables; et la distinction entre les candidats des provinces et les candidats potentiels. Il soutient en outre que l’agent s’est appuyé dans une plus large mesure sur le plan d’affaires. Cependant, il s’agit là des motifs détaillés avancés par le défendeur pour justifier la décision de l’agent et non des motifs exposés par l’agent des visas dans la lettre et dans les notes du SMGC. L’agent aurait pu exposer le raisonnement sous‑tendant sa conclusion en renvoyant aux éléments de preuve qu’il avait examinés et soupesés ou rejetés après avoir appliqué les dispositions de la Loi, mais il ne l’a pas fait.

[57] Dans le cas d’une demande de permis de travail, il n’est pas obligatoire de fournir des motifs détaillés ou parfaits. Bien souvent, des motifs succincts suffisent pour faire comprendre que la demande a été examinée à la lumière des dispositions législatives applicables, des facteurs pertinents et des éléments de preuve. En l’espèce, toutefois, les motifs ne rendent pas compte de l’analyse faite par l’agent, qui aurait dû commencer par prendre acte de l’Accord ou, à tout le moins, par reconnaître que la demanderesse était une candidate de la catégorie des gens d’affaires potentiels. Rien n’indique que l’agent des visas a examiné la lettre d’appui de l’Î.‑P.‑É. Il n’était pas obligé de souscrire à l’opinion de la province, qui portait principalement sur les avantages qu’elle en retirerait par rapport à ceux que le Canada en retirerait de façon plus générale, mais il reste que la lettre est un élément à l’appui de la demande. L’argument du défendeur selon lequel il n’est pas nécessaire d’examiner la lettre parce qu’elle ne [traduction] « contredit pas directement » la conclusion est une application exagérément stricte du principe énoncé dans l’arrêt Cepeda-Gutierrez.

[58] Comme je l’ai mentionné, la Cour suprême du Canada a dit, dans l’arrêt Vavilov, que les tribunaux doivent faire preuve de prudence avant de modifier une décision administrative et qu’ils ne doivent pas s’attendre à ce que les décideurs traitent de chaque argument ou élément de preuve présenté. Cependant, en l’espèce, rien ne permet de savoir quels éléments de preuve l’agent a pris en compte, hormis le plan d’affaires. Il n’y a aucune indication que l’agent s’est « attaqué » aux éléments présentés à l’appui ou à l’encontre de la délivrance du permis de travail.

[59] Tel qu’il est souligné au paragraphe 128 de l’arrêt Vavilov :

Toutefois, le fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise. En plus d’assurer aux parties que leurs préoccupations ont été prises en considération, le simple fait de rédiger des motifs avec soin et attention permet au décideur d’éviter que son raisonnement soit entaché de lacunes et d’autres failles involontaires : Baker, par. 39.

[60] Dans la décision Patel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 77, au paragraphe 17 [Patel], la Cour a dit ce qui suit :

[17] Encore une fois, s’il est vrai que les bureaux des visas et les agents qui y travaillent sont soumis à des contraintes opérationnelles importantes et qu’ils doivent composer avec des ressources limitées à cause des quantités énormes de demandes à traiter, ils ne sauraient être dispensés de rendre des décisions adaptées à la trame factuelle qui leur est présentée. Renoncer à ce que ces décisions soient fondamentalement adaptées à la preuve enlèverait à l’examen du caractère raisonnable l’élément de rigueur exigé par l’arrêt Vavilov, aux par 13, 67 et 72. « Caractère raisonnable » n’est pas synonyme de « motifs abondants » : une justification simple et concise fera l’affaire.

[61] Comme dans l’affaire Patel, le problème n’est pas que les motifs sont succincts, mais plutôt qu’ils ne traitent pas des éléments de preuve que l’agent des visas avait en main. La Cour ne peut pas lire entre les quelques lignes qui constituent les motifs pour comprendre ce dont l’agent des visas a tenu compte pour rejeter la demande.

[62] Bien que les Lignes directrices ne lient pas les agents des visas, celles qui se rapportent au traitement des permis de travail demandés par les candidats de la catégorie des gens d’affaires potentiels précisent que le demandeur doit, entre autres exigences, avoir une lettre d’appui de la province et que cette lettre devrait « être prise en compte comme preuve que son admission au Canada pour exploiter une entreprise peut permettre de créer des avantages sociaux, culturels ou économiques pour le Canada; d’autres documents (comme un plan d’affaires) peuvent être demandés ». Étant donné que la demanderesse était tenue de produire la lettre d’appui de l’Î.‑P.‑É., l’agent des visas aurait dû en tenir compte et en parler dans ses motifs. Bien que l’agent des visas n’ait pas à souscrire à l’opinion de l’Î.‑P.‑É., il doit expliquer que la lettre a été rejetée ou qu’il ne lui a accordé que peu d’importance pour décider de la question principale : celle de savoir s’il existe un avantage important pour le Canada. Même en ne tenant pas compte des Lignes directrices, il reste que la lettre a été présentée avec la demande et qu’il aurait fallu en prendre acte.

[63] Le défendeur fait valoir que la lettre d’appui de l’Î.‑P.‑É. peut être écartée sans problème parce qu’elle ne porte pas sur les avantages dont bénéficieraient les citoyens canadiens, mais plutôt sur les avantages dont bénéficierait l’Î.‑P.‑É., et que, cela étant, elle ne « contredit pas directement » la conclusion de l’agent des visas.

[64] Le défendeur s’appuie sur les paragraphes 24‑25 de la décision Basanti, qui, à mon avis, rappellent le principe bien établi dans la décision Cepeda-Gutierrez, mais sans le restreindre.

[65] Voici ce que la Cour a dit aux paragraphes 24‑25 de la décision Basanti :

[24] Il est bien établi que le décideur est présumé avoir apprécié et examiné tous les éléments de preuve présentés, sauf preuve contraire (Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (CAF) au para 1). L’omission de mentionner un élément de preuve particulier ne veut pas dire qu’il a été écarté (Newfoundland Nurses au para 16), et le décideur n’est pas tenu de référer à tous les éléments de preuve qui étayent ses conclusions. Ce n’est que lorsque le tribunal est muet au sujet d’éléments de preuve qui favorisent clairement une conclusion contraire que la Cour peut intervenir et inférer que le tribunal n’a pas tenu compte d’éléments de preuve contradictoires lorsqu’il a tiré sa conclusion de fait (Ozdemir c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2001 CAF 331 aux para 9 et 10; Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF), [1998] ACF no 1425 (QL) [Cepeda‑Gutierrez] aux para 16 et 17). Cependant, la décision Cepeda‑Gutierrez ne permet pas d’affirmer que la simple omission du tribunal de mentionner des éléments de preuve importants qui vont à l’encontre de la conclusion du tribunal a automatiquement pour effet de rendre la décision déraisonnable et d’entraîner son annulation. Bien au contraire, la décision Cepeda‑Gutierrez mentionne que ce n’est que lorsque les éléments de preuve non pris en compte sont essentiels et contredisent directement la conclusion du tribunal que la cour de révision peut en conclure que le tribunal n’a pas tenu compte des éléments dont il disposait.

[25] En l’espèce, M. Basanti n’a cité aucun exemple d’éléments de preuve qui n’auraient pas été pris en compte par la SAI, ou qui contrediraient directement les conclusions de la SAI. Il lui incombait de le faire pour établir le caractère déraisonnable de la Décision, mais il ne l’a pas fait.

[66] Dans la décision Cepeda-Gutierrez, aux paragraphes 16‑17, la Cour a dit ce qui suit :

[16] […] Une simple déclaration par l'organisme dans ses motifs que, pour en venir à ses conclusions, il a examiné l'ensemble de la preuve dont il était saisi suffit souvent pour assurer aux parties, et au tribunal chargé du contrôle, que l'organisme a analysé l'ensemble de la preuve avant de tirer ses conclusions de fait.

[17] Toutefois, plus la preuve qui n'a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l'organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l'organisme a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » : Bains c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 63 F.T.R. 312 (C.F. 1re inst.). Autrement dit, l'obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés. Ainsi, une déclaration générale affirmant que l'organisme a examiné l'ensemble de la preuve ne suffit pas lorsque les éléments de preuve dont elle n'a pas discuté dans ses motifs semblent carrément contredire sa conclusion. Qui plus est, quand l'organisme fait référence de façon assez détaillée à des éléments de preuve appuyant sa conclusion, mais qu'elle passe sous silence des éléments de preuve qui tendent à prouver le contraire, il peut être plus facile d'inférer que l'organisme n'a pas examiné la preuve contradictoire pour en arriver à sa conclusion de fait.

[67] En l’espèce, il n’y a aucune déclaration générale selon laquelle l’agent des visas a examiné l’ensemble de la preuve; il est seulement présumé que l’agent l’a fait.

[68] Contrairement à l’affaire Basanti, la demanderesse a donné des exemples des éléments de preuve soumis à l’agent des visas qui n’ont pas été mentionnés, qui avaient un lien étroit avec la question de savoir si l’entreprise permettait de créer des avantages, comme le requiert l’alinéa 205a) du Règlement, et qui contredisent la conclusion de l’agent des visas. Quant à savoir si ces éléments contredisent « directement » ou simplement la conclusion, il s’agit d’une question de degré. Étant donné que la demanderesse était tenue de fournir des lettres d’appui, ces lettres étaient importantes. L’agent des visas n’était pas obligé de souscrire aux opinions exprimées dans ces lettres ou de conclure que, vu ces lettres, la demanderesse avait satisfait aux exigences du Règlement, mais il devait en tenir compte et, à tout le moins, indiquer pourquoi il ne leur avait accordé que peu de poids, sinon aucun. Rien dans les motifs ne donne à penser que c’est ce que l’agent des visas a fait.

[69] Par ailleurs, la lettre d’appui que fournit l’Î.‑P.‑É. aux demandeurs ne servirait à rien si les agents des visas pouvaient écarter l’opinion que l’ Î.‑P.‑É. y exprime parce qu’il n’y est question que d’avantages locaux ou provinciaux. La lettre d’appui de l’Î.‑P.‑É. portait sur ce sur quoi elle devait porter. Compte tenu des efforts faits par la demanderesse pour fournir le plan d’affaires et les lettres d’appui, de même que des efforts faits par l’Î.‑P.‑É. pour s’acquitter des obligations que lui impose l’Accord – notamment pour évaluer les documents et produire la lettre d’appui, l’agent des visas aurait dû, dans sa décision, prendre acte de ces éléments et expliquer, même brièvement, pourquoi il les rejetait.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑2849‑20

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La demande de permis de travail temporaire de la demanderesse est renvoyée à un autre agent des visas pour décision.

  3. Il n’y a pas de question à certifier.

« Catherine M. Kane »

Juge

Traduction certifiée conforme

Édith Malo


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2849‑20

 

INTITULÉ :

LUXI SHANG c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 JUIN 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE KANE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 21 JUIN 2021

 

COMPARUTIONS :

Elizabeth Wozniak

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Amy Smeltzer

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

North Star Immigration Law Inc.

Avocats

Halifax (Nouvelle-Écosse)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Halifax (Nouvelle-Écosse)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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