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Date : 20210803


Dossier : IMM-3604-20

Référence : 2021 CF 813

Ottawa (Ontario), le 3 août 2021

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

CARLOS DANIEL RAMOS MORALES

ROSANGEL PEREZ ZUNIGA

ANNETTE RAMOS PEREZ

MICHELLE RAMOS PEREZ

KATIA RAMOS PEREZ

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs sont une famille du Mexique qui demande l’asile au Canada. Les parents, M. Ramos et Mme Perez, allèguent que M. Ramos a été enlevé, menacé et battu par des membres d’un cartel criminel nommé Los Caballeros Templarios (les Chevaliers du temple). Le cartel a forcé M. Ramos à faire des livraisons de cocaïne et a tenté d’extorquer le commerce de Mme Perez. Les demandeurs craignent que le cartel se venge contre eux parce que M. Ramos a refusé de collaborer et M. Ramos et Mme Perez ont dénoncé le cartel auprès des autorités mexicaines.

[2] La Section de la protection des réfugiés (SPR) et la Section d’appel des réfugiés (SAR) ont conclu que M. Ramos et Mme Perez manquaient de crédibilité et ont rejeté la demande d’asile. Lors de cette demande de contrôle judiciaire, la famille allègue que la SAR a erré dans ses déterminations de crédibilité et n’a pas considéré l’ensemble de la preuve au dossier.

[3] Je suis d’accord avec les demandeurs que trois des déterminations importantes de la SAR quant à la crédibilité étaient déraisonnables. Malgré la présence de plusieurs déterminations de crédibilité raisonnables, les déterminations déraisonnables étaient suffisamment capitales que je ne peux pas dire que la décision satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence.

[4] La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie et l’appel des demandeurs est renvoyé à la SAR pour une nouvelle décision.

II. Questions en litige et norme de contrôle

[5] Les demandeurs soulèvent trois questions en litige, que j’aborderai dans l’ordre dont elles ont été présentées lors de l’audience :

  • (1) Est-ce que la SAR a négligé d’appliquer la présomption de véracité des témoignages ?

  • (2) Est-ce que la SAR a tenu compte de l’ensemble de la preuve au dossier?

  • (3) Est-ce que la SAR a considéré les éléments du Cartable national de documentation?

[6] Chacune de ces questions porte sur le bien-fondé de la décision de la SAR. Elles sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16‑17, 23‑25. Les déterminations de faits, y compris celles de crédibilité, méritent la déférence et la Cour ne réexaminera pas à nouveau la preuve : Vavilov au para 125. Ceci dit, les conclusions quant à la crédibilité ne sont pas « à l’abri d’un contrôle judiciaire » et doivent être justifiées à la lumière des éléments de preuve : N’kuly c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1121 au para 24; Guven c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 38 aux para 19, 31; Vavilov au para 126.

III. Analyse

A. Contexte : la demande d’asile et son refus

[7] Pour mettre les arguments des demandeurs en contexte, il faut faire un survol des faits, de la décision de la SPR, des arguments des demandeurs devant la SAR et de la décision de la SAR.

(1) Les allégations centrales à la demande d’asile

[8] M. Ramos allègue qu’en 2015, un collègue de travail, Lozada, lui a révélé qu’il était membre du cartel les Chevaliers du temple. Lozada lui a proposé de se joindre au cartel et de travailler dans le trafic de stupéfiants. M. Ramos a refusé. En 2016, M. Ramos et Mme Perez ont ouvert une crémerie. En 2016 et 2017, Lozada s’est présenté à la crémerie, a menacé Mme Perez et a essayé d’extorquer de l’argent. Le 12 juin 2017, M. Ramos a été enlevé et battu par Lozada et ses associés. La famille a quitté la résidence familiale jusqu’au 21 juin 2017 en espérant faire profil bas. Les 26 et 27 juin 2017, M. Ramos et Mme Perez ont déposé des dénonciations auprès des autorités mexicaines, nommément le Système municipal de développement intégré de la famille (DIF) et le Procureur général de la République (PGR).

[9] Le 6 juillet 2017, un chef du cartel a avisé M. Ramos que Lozada lui apporterait des paquets de cocaïne qu’il allait devoir livrer pour eux. Sous menace, M. Ramos a fait deux livraisons, soit les 14 et 18 juillet. Il a démissionné de son emploi le 25 juillet, la famille s’est enfuie chez des parents le 27 juillet, et ils ont quitté le pays pour le Canada le 8 septembre 2017. Ils prétendent avoir une crainte des membres du cartel, qui se vengeraient sur eux pour avoir refusé de concéder à leurs demandes et pour avoir dénoncé le cartel aux autorités.

(2) Les déterminations de crédibilité de la SPR et l’appel des demandeurs

[10] La SPR a identifié cinq difficultés avec la preuve de M. Ramos et Mme Perez :

  • (a) Dans leurs formulaires Fondement de la demande d’asile (FDA), leurs dénonciations et leurs témoignages, M. Ramos et Mme Perez on fait référence à diverses dates, comme la date à laquelle Lozada s’est identifié comme membre du cartel et a demandé à M. Ramos sa collaboration. La SPR a noté une contradiction dans les récits quant à cette date.

  • (b) Le rapport du PGR du 26 juin 2017 indique que M. Ramos a fait des présentations antérieures « devant cette autorité ». La SPR a identifié une contradiction entre ce document et l’affirmation de M. Ramos qu’il s’est présenté devant le PGR pour la première fois le 26 juin 2017.

  • (c) Dans la dénonciation de Mme Perez au PGR datée du 27 juin 2017 se trouve la phrase « […] ya que de manera forzada lo obligo a intercambiar droga […] » [je souligne]. Une copie de cette dénonciation traduite par le procureur des demandeurs a été déposée par les demandeurs, et traduit cette phrase comme suit : « Cet homme veut l’obliger à échanger de la drogue » [je souligne]. Lors de l’audience, la SPR a demandé à l’interprète de traduire la phrase, et celui-ci l’a fait en utilisant « il l’a obligé » ou « il l’obligeait ». Les demandeurs ont déposé une traduction additionnelle faite par une traductrice, qui a répété la traduction « veut l’obliger ». La SPR a accepté la traduction de l’interprète, et a conclu que la phrase indique que M. Ramos avait déjà livré les paquets de drogues au moment de la dénonciation. Elle a donc noté une contradiction entre cette déclaration et l’affirmation de M. Ramos qu’il aurait livré des drogues pour la première fois en juillet 2017.

  • (d) La SPR a souligné une « incohérence » dans le comportement de M. Ramos parce qu’il n’est pas retourné aux autorités afin de dénoncer le fait qu’il avait finalement procédé aux livraisons de cocaïne.

  • (e) La SPR a remarqué aussi une contradiction entre le témoignage à l’audience par rapport à l’extorsion à la crémerie et le FDA, qui n’en fait pas mention.

[11] La SPR n’a pas accepté les explications des témoins au sujet de ces questions. Elle a conclu qu’elle « ne croit rien de l’histoire de persécution, de menace et de risque des demandeurs ».

[12] Les demandeurs ont fait appel à la SAR. Ils ont argumenté que la SPR a erré dans ses conclusions de crédibilité et en particulier que :

  • il n’y avait pas de contradiction au sujet des dates des demandes de Lozada et que la date était de toute façon périphérique et secondaire [la question (a) ci-dessus];

  • la traduction sur laquelle la SPR s’est appuyée ne soulevait pas de contradiction [la question (c)];

  • il était déraisonnable de disqualifier la crédibilité de M. Ramos du fait qu’il ne s’est pas auto incriminé auprès des autorités mexicaines quand il aurait pu se voir arrêté et accusé [la question (d)]; et

  • les reproches au sujet du fait que le FDA ne mentionne pas l’extorsion par Lozada n’étaient pas justifiées [la question (e)].

(3) La décision de la SAR

[13] La SAR a conclu que la SPR n’a pas erré. Quant à la question (a), la SAR a accepté que « pris individuellement », cet élément pourrait sembler accessoire, mais que dans l’ensemble de la preuve, la période à laquelle Lozada a invité M. Ramos à se joindre au cartel « n’est pas banale ». Elle a conclu que les contradictions entre les récits entachaient l’histoire de persécution.

[14] En ce qui a trait à la question (c), la SAR a conclu que la question de traduction « n’a pas amené une conclusion directe de la SPR ». Néanmoins, la SAR a souligné que les interprètes présents aux auditions sont accrédités par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR) et que leurs compétences sont reconnues. La SAR a conclu qu’il y avait une disparité entre les traductions et que la traduction de l’interprète n’accorde pas avec le témoignage que M. Ramos n’a pas obtempéré à la vente de drogue avant le mois de juillet 2017.

[15] Pour ce qui est de la question (d), la SAR a noté que la SPR avait déjà conclu que le témoignage de M. Ramos n’était pas crédible, et que le fait de soulever la prétendue incohérence venait simplement « bonifier » cette conclusion. La SAR a noté que M. Ramos n’a pas témoigné qu’il avait peur d’attirer des ennuis s’il s’aurait dénoncé, mais a simplement répondu qu’il ne l’a pas fait.

[16] Finalement, à propos de la question (e), la SAR a noté que le narratif du FDA de M. Ramos est muet quant à la tentative d’extorsion, indiquant seulement que les membres du cartel ont continué à « harceler » Mme Perez. Elle note aussi que ni la dénonciation de Mme Perez au DIF ni celle au PGR ne fait aucune mention de la tentative d’extorsion. Elle a trouvé correcte la conclusion de la SPR que les explications des demandeurs face à cette contradiction n’étaient pas suffisantes.

B. Analyse des arguments des demandeurs

(1) La SAR n’a pas négligé d’appliquer la présomption de véracité

[17] Un demandeur d’asile bénéficie d’une présomption que son témoignage fait sous serment est véridique : Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302 (CA) à la p 305; Gabor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 383 au para 23. Néanmoins, cette présomption est réfutable s’il existe « des raisons [de] douter » le témoignage : Maldonado à la p 305; Gabor au para 23; Abolupe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 90 au para 21.

[18] Les demandeurs prétendent que la SAR a négligé d’appliquer cette présomption. Ils allèguent que la SAR a tenté de « monter un dossier » nuisible à leur crédibilité et a exagéré les prétendues contradictions sans tenir compte de la totalité de la preuve.

[19] Même si je conclus ci-dessous que certaines des déterminations de la SAR quant à la crédibilité ne sont pas raisonnables, je ne trouve aucune indication que la SAR a appliqué le mauvais cadre d’analyse. La conclusion de la SAR était, en effet, qu’il existe des raisons de douter le témoignage de M. Ramos et de Mme Perez. Une telle conclusion n’est pas incompatible avec Maldonado et n’indique pas que la présomption de véracité était mal appliquée.

[20] Les demandeurs citent aussi l’arrêt Chan de la Cour suprême du Canada pour le principe que la SAR doit accorder un demandeur d’asile le bénéfice du doute : Chan c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] 3 RCS 593 aux para 47, 142, citant le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés [Guide du HCR] aux para 196, 203. Encore une fois, je ne trouve pas que la décision de la SAR est en désaccord avec Chan. Notamment, comme l’a souligné la majorité dans l’arrêt Chan, le Guide du HCR prévoit que le bénéfice du doute ne doit être donné que lorsque l’examinateur est convaincu de la crédibilité du demandeur : Chan au para 142.

[21] À cet égard, je ne peux pas accepter que la référence dans le Guide du HCR aux « faits notoires » indique que l’appréciation de crédibilité est limitée à de tels faits. Entre autres, le Guide en question stipule que « [l]es déclarations du demandeur doivent être cohérentes et plausible, et ne pas être en contradiction avec des faits notoires » [je souligne]: Chan au para 47, citant le Guide du HCR au para 204. C’était la cohérence des déclarations des demandeurs qui était en question dans le cas en l’espèce. Comme le ministre soumet, cette Cour a confirmé que la SAR peut fonder des conclusions quant à la crédibilité sur des contradictions, des incohérences et des omissions dans la preuve d’un demandeur, pourvu qu’elles ne soient pas illusoires ou insignifiantes : Guven au para 35, citant Rahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319 aux para 43–46. Contrairement aux prétentions des demandeurs, la SAR n’est pas exclusivement limitée dans son analyse de crédibilité à l’évènement principal, soit l’enlèvement du 12 juin 2017.

[22] En outre, les demandeurs prétendent que la SAR a appliqué le mauvais seuil aux déterminations de crédibilité. Traitant la question (a) ci-dessus, la SAR a noté que « la période à laquelle l’appelant principal déclare avoir été invité à se joindre aux Chevaliers du temple n’est pas banale ». Contrairement aux arguments des demandeurs, cette phrase n’indique pas que la SAR a appliqué un seuil de « banalité » aux questions de crédibilité, selon laquelle une question de crédibilité est suffisamment centrale tant qu’elle n’est pas banale. À ma lecture des motifs de la SAR, elle répondait à l’argument des demandeurs que la date en question était un fait périphérique ou accessoire et ne devrait pas miner à la crédibilité des demandeurs. Dire que le fait n’est pas banal dans ces circonstances est simplement d’exprimer un désaccord avec les prétentions des demandeurs à cet égard.

(2) Les conclusions de la SAR quant à la crédibilité ne sont pas raisonnables

[23] Les demandeurs attaquent plusieurs des conclusions de la SAR quant à leur crédibilité. Pour les motifs qui suivent, je suis d’accord qu’assez de ces conclusions sont déraisonnables que la décision de la SAR doit être considérée comme déraisonnable dans son intégralité.

[24] Je note que les demandeurs caractérisent cette question comme un manquement de la part de la SAR de tenir compte de la totalité de la preuve, citant Jang c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 996 au para 29; Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF) aux para 14–17; et Kim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 149 au para 68. Par contre, dans ses motifs la SAR a clairement fait référence aux éléments de preuve pertinents, y compris les documents sur lesquels s’appuient les demandeurs. À mon avis, il s’agit donc des conclusions tirées des éléments de preuve et non d’un défaut d’en tenir compte. Cette nuance n’affecte pas l’analyse ni le résultat.

a) La traduction de la dénonciation [la question (c)]

[25] Tel qu’indiqué, la SAR a soutenu la conclusion de la SPR fondée sur la dénonciation de Mme Perez au PGR et de sa traduction. La détermination importante à cet égard était qu’il y avait une incohérence entre cette dénonciation et l’affirmation de M. Ramos qu’il n’a pas livré de drogues avant les 14 et 18 juillet 2017. La SAR a accepté la traduction de l’interprète lors de l’audience, que les mots « lo obligo » se traduisent comme « il l’a obligé » ou « il l’obligeait », ce qui a indiqué à la SPR que M. Ramos avait déjà livré les drogues au moment de la dénonciation.

[26] Je trouve la conclusion de la SAR déraisonnable. Peu importe quelle traduction de la phrase « lo obligo » a été acceptée, il n’était pas raisonnable de la part de la SPR ni de la SAR de considérer cette phrase hors de son contexte dans la dénonciation. En particulier, quelques lignes plus tard dans la même dénonciation on retrouve la phrase suivante : « Estas personas se que se dedican a cosas no muy buena como el vender droga, y quieren obligar a mi esposo de una manera o de otra a que el les venda droga en su lugar de trabajo […] ». Cette phrase a été traduite par la traductrice comme « Ces personnes qui se dédient à des affaires pas bonnes comme vendre de la drogue et qui veulent obliger mon mari d’une manière ou d’autre qu’il vende la drogue pour eux à son lieu de travail […] ». Aucune question au sujet de cette traduction n’a été soulevée par la SPR ni la SAR et l’interprète n’a pas été demandé de traduire la phrase. À ma lecture, cette phrase donne plus clairement le sens proposé par les demandeurs : que Lozada voulait que M. Ramos vende les drogues, mais qu’il ne l’avait pas fait au moment de la dénonciation.

[27] À mon avis, il n’était pas raisonnable de conclure que M. Ramos avait déjà livré des drogues avant le 27 juin 2017, et que sa crédibilité a été entachée par ce fait, sans considérer la dénonciation dans son contexte entier. Mettre l’accent sur une phrase et la traduction de cette phrase sans la lire en conjonction avec les autres phrases qui parlent du même sujet risque une mauvaise appréciation de la preuve dans son ensemble.

b) Le fait que M. Ramos ne s’est pas dénoncé auprès des autorités mexicaines [la question (d)]

[28] La SPR a trouvé le comportement de M. Ramos « incohérent » parce qu’il n’a jamais dénoncé le fait qu’il avait finalement effectué deux livraisons de cocaïne auprès des autorités mexicaines. La SAR a reconnu que « dénoncer ses propres comportements puisse sembler à risque de s’auto-incriminer », mais elle a rejeté les arguments des demandeurs à ce sujet pour trois raisons. Premièrement, elle a remarqué qu’il y avait plusieurs autres contradictions qui n’étaient pas contestées. À ma lecture, il n’y avait qu’une seule contradiction non-contestée, nommément celle que j’ai identifiée comme la question (a). De toute façon, l’existence d’autres contradictions n’affecte pas le caractère raisonnable de l’analyse de la SPR du fait que M. Ramos ne s’est pas dénoncé.

[29] Deuxièmement, la SAR a noté que M. Ramos n’a pas témoigné qu’il craignait de s’attirer des ennuis; il a seulement dit qu’il n’a pas dénoncé ce qu’il a été obligé de faire. À mon avis, ceci n’est pas une raison de tirer une inférence négative relativement à la crédibilité de M. Ramos. On n’a pas demandé à M. Ramos pourquoi il ne s’est pas dénoncé. Il n’a pas donné d’explication autre que sa déclaration qu’il était dans un état de désespoir. Généralement, il n’est pas ouvert à un demandeur de s’appuyer sur des explications qui n’ont pas été offertes durant son témoignage. Par contre, la SAR a elle-même reconnu que de dénoncer ses propres crimes aux autorités entraîne des risques inhérents. Dans ces circonstances, je trouve que ce n’est pas raisonnable de s’appuyer sur le fait que M. Ramos n’a pas témoigné qu’il craignait des ennuis ni de trouver une « incohérence » du fait qu’il n’a pas dénoncé aux autorités mexicaines le fait qu’il avait été forcé de livrer des drogues.

[30] Troisièmement, la SAR a rejeté l’argument des demandeurs fondé sur la Charte canadienne des droits et libertés. Je suis d’accord avec la SAR que la Charte ne s’appliquait pas aux demandeurs quand les évènements se sont produits au Mexique. Par contre, ceci ne change pas le fait que ce n’était pas raisonnable de rejeter les autres arguments des demandeurs sur cette question.

c) Le manque de référence à l’extorsion [la question (e)]

[31] La SAR a confirmé la conclusion de la SPR que la crédibilité de M. Ramos et Mme Perez avait été entachée car leur FDA mentionnait que Lozada avait menacé Mme Perez et l’avait harcelée à la crémerie, mais n’a pas fait mention de l’extorsion. La SAR a souligné que « rien concernant la tentative d’extorsion dont [elle] aurait été victime » se trouve dans les dénonciations de Mme Perez au DIF ou au PGR.

[32] Par contre, la dénonciation de Mme Perez au DIF du 26 juin 2017 dit clairement que Lozada s’est présenté à la crémerie et a demandé « une quote part pour avoir ouvert mon commerce [une] quantité de cinq mille pesos, lesquels je devais lui donner pour le seul fait d’avoir ouvert mon commerce » [en traduction]. Comme l’a admis le ministre, ceci est une référence assez claire à une tentative d’extorsion qui a été, semblerait-il, ignorée par la SAR.

[33] Il se peut que l’erreur de la SAR à cet égard découle du fait que, selon le dossier certifié du tribunal (DCT), la copie de la dénonciation au DIF dans le dossier de l’appelant manque une page de l’original et de la traduction. Pourtant, le lapsus est assez évident à la face du document (le récit se termine au milieu d’une phrase) et le document complet était disponible dans le dossier de la SPR qui était devant la SAR.

[34] Le ministre soumet que les demandeurs n’ont pas fait référence lors de l’appel à la dénonciation au DIF. Je ne suis pas d’accord. Dans leur mémoire devant la SAR les demandeurs ont fait référence aux pièces « C-6 » et « C-7 ». Dans le dossier de l’appelant, et dans une « Liste des documents du demandeur d’asile » de la SPR datée du 23 novembre 2018, la pièce « C-6 » est listée comme la dénonciation au DIF du 26 juin 2017. Une autre copie du même document dans le DCT porte le numéro « C-5 », mais il est clair que les demandeurs ont fait référence directe à la dénonciation en question. De toute façon, la SAR elle-même fait référence à la « Pièce C-6, dénonciation au procureur de la Municipalité de Marquès » alors la référence était évidemment comprise.

[35] Je trouve que l’erreur reliée à l’allégation d’extorsion rend la conclusion de la SAR quant à la question (e) déraisonnable. La SAR a tiré une inférence négative de crédibilité du fait que le FDA ne fait pas mention de la tentative d’extorsion, mais seulement de menaces et d’harcèlement. Le fait qu’une allégation claire de tentative d’extorsion se trouve dans un document antérieur, et que l’histoire n’était donc pas simplement fabriquée lors de l’audience, est pertinent à l’évaluation du FDA et de la crédibilité des demandeurs à ce sujet.

d) L’effet cumulatif des erreurs

[36] Le ministre argumente que même s’il y avait des erreurs dans la décision de la SAR, celles-ci n’étaient pas déterminantes étant donné les autres conclusions quant à la crédibilité des demandeurs. Dans l’ensemble, je suis convaincu que les erreurs sont suffisamment capitales ou importantes pour rendre la décision déraisonnable : Vavilov au para 100.

[37] C’est vrai que la SAR a déterminé que la question de la traduction [la question (c)] « n’a pas amené une conclusion directe de la SPR ». La SAR a aussi noté que la question (d) a simplement « bonifié la conclusion » de la SPR. Néanmoins, trois des cinq déterminations au sujet de la crédibilité des demandeurs étaient déraisonnables. Ayant lu la décision de la SAR dans son ensemble, je ne suis pas satisfait que la décision quant à la crédibilité des demandeurs et la disposition de l’appel aurait nécessairement été la même en l’absence de ces déterminations. Je conclus donc que la décision de la SAR ne peut être maintenue.

C. La SAR n’a pas commis d’erreur en ne faisant pas référence au Cartable national de documentation

[38] Même si ce qui précède est déterminatif de la demande de contrôle judiciaire, je vais aborder brièvement le dernier argument des demandeurs. Ils prétendent que la SAR a erré parce qu’elle n’a pas fait référence aux documents dans le Cartable national de documentation (CND) pour le Mexique publié par la CISR. Ils soumettent que le CND est une source importante des éléments de preuve que la SAR doit considérer avant de faire des déterminations de crédibilité et que l’absence de référence au CND est déraisonnable et contraire aux politiques de la CISR.

[39] Je ne peux pas accepter cet argument. La SAR est un tribunal d’appel. Cette Cour a conclu à nombreuses reprises que la SAR n’est pas obligée d’adresser les arguments et les éléments de preuve qui ne sont pas soulevés devant elle : Dhillon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 321 aux para 18–24; Cruz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 22 au para 30; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 510 au para 22; Ameh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 875 aux para 17–18. Les demandeurs n’ont fait aucune référence au CND lors de leurs soumissions devant la SAR. La SPR n’a pas non plus fait référence au CND et les demandeurs n’ont pas soulevé cette omission comme erreur devant la SAR. Dans ces circonstances, je ne peux pas conclure que c’était déraisonnable de la part de la SAR de ne pas faire référence au CND.

[40] Les demandeurs citent la décision du juge de Montigny dans l’affaire Hooper, à l’effet qu’une référence au CND dans une note en bas de page ne suffit pas de montrer que le CND avait été considéré : Hooper c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1359 au para 29. Ils soulignent que dans la présente cause, la SAR n’a même pas fait une telle référence. Par contre, l’affaire Hooper s’agit d’une décision de la SPR et non de la SAR et porte surtout sur la lecture sélective du CND : Hooper aux para 1, 19–22, 28–29. Tel qu’indiqué, le rôle de la SAR comme tribunal d’appel est différent. La SAR a l’obligation de s’adresser aux questions en litige soulevées par un appelant. Si les documents dans le CND ne sont pas soulevés par un appelant comme question en litige ou comme pertinents à une telle question, il n’est pas déraisonnable que la SAR n’en fasse pas mention.

[41] Ceci est surtout le cas où, comme dans cette instance, le CND n’est pas pertinent aux questions en litige soulevées par les demandeurs. Devant la SAR, les questions en litige étaient basées sur les conclusions de la SPR quant à la crédibilité. Ces conclusions portaient sur les allégations des demandeurs qu’ils ont été victimes de violence, menaces et d’extorsion aux mains des membres des Chevaliers du temple. Malgré les soumissions des demandeurs, le simple fait que les Chevaliers du temple opèrent au Mexique ou qu’ils ont des méthodes d’opération qui comprennent la violence et l’extorsion n’affecte pas de façon matérielle la crédibilité de l’histoire particulière des demandeurs.

IV. Conclusion

[42] Plusieurs des déterminations de crédibilité soutenues pas la SAR n’étaient pas raisonnables et la décision ne peut être maintenue. La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie et l’appel des demandeurs est renvoyé pour considération à nouveau par un panel de la SAR autrement constitué.

[43] Aucune question grave de portée générale n’a été proposée par les parties et aucune n’est certifiée.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑3604-20

LA COUR STATUE que

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’appel des demandeurs est renvoyé pour considération à nouveau par un panel de la SAR autrement constitué.

« Nicholas McHaffie »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3604-20

 

INTITULÉ :

CARLOS DANIEL RAMOS MORALES ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 AVRIL 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 3 août 2021

 

COMPARUTIONS :

Me Julien Bérard

Pour LES DEMANDEURS

 

Me André Capretti

Pour LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

SEMPERLEX AVOCATS s.e.n.c.r.l.

Montréal (Québec)

 

Pour lES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour lE DÉFENDEUR

 

 

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