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Date : 20210702


Dossier : IMM-3932-20

Référence : 2021 CF 701

Ottawa (Ontario), le 2 juillet 2021

En présence de monsieur le juge Pamel

ENTRE :

LUCIA LA GUERRE ET KYESHA CYPRIEN

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demanderesses, Lucia Laguerre [Mme Laguerre] et sa fille mineure d’un premier mariage, Kyesha Cyprien [Mme Cyprien], qui aura 17 ans à la fin du mois, demandent le contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel des réfugiés (la « SAR ») du 4 août 2020 confirmant la décision de la Section de la protection des réfugiés (la « SPR ») qui a rejeté la demande d’asile des demanderesses aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (« LIPR »).

[2] Les demanderesses allèguent que la SAR a mal évalué les manquements à l’équité procédurale supposément commis par la SPR. Or, elles ne font qu’argumenter leur cas de novo, ce qui n’est pas suffisant pour démontrer que les conclusions de la SAR sur ce point sont déraisonnables.

[3] En outre, les demanderesses ont fait valoir devant moi qu'il était déraisonnable pour la SAR de confirmer la décision de la SPR étant donné les multiples constatations d'erreurs par la SAR quant à cette décision. Je ne suis pas d'accord. Bien que la SAR ait reconnu des erreurs de la part de la SPR en ce qui concerne certaines questions d'équité procédurale et l'évaluation de certains éléments de preuve, la SAR a néanmoins entrepris sa propre évaluation de la preuve et a trouvé, en fin de compte, que ces erreurs n'étaient pas déterminantes dans l'analyse finale.

[4] Finalement, les demanderesses soutiennent aussi que l’évaluation de la SAR quant au risque prospectif auquel font face les demanderesses est déraisonnable. Toutefois, les points soulevés par les demanderesses ne me convainquent pas que la décision de la SAR est déraisonnable sur ce point.

[5] Pour les raisons qui suivent, la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

II. Faits

[6] Les demanderesses sont des citoyennes haïtiennes qui ont de la famille en Haïti. Mme Laguerre est née en 1978 à Jacmel, à Haïti, et a 6 frères et une sœur. Après ses études secondaires, elle a étudié le secrétariat de 1998 à 1999.

[7] Les soucis de Mme Laguerre trouvent leur origine en septembre 2001, époque lors de laquelle le frère Ancier et la sœur Sourcelette de Mme Laguerre auraient été victimes de violence. Cette violence aurait été causée par le métier d’Ancier qui était le chauffeur d’un sénateur en désaccord avec les politiques du président de l’époque, Aristide. Cet ancien président s’en serait pris à Ancier en raison des secrets que lui aurait confiés le sénateur et aussi pour envoyer un « message fort » à ce dernier. Dans le même contexte, l’ancien président s’en serait pris à Sourcelette en brûlant son magasin, notamment.

[8] Ancier et Sourcelette ont quitté Haïti en septembre, 2001 et ont obtenu l’asile au Canada en 2002.

[9] En octobre 2001, Mme Laguerre est partie aux États-Unis où elle a fait une demande d’asile. Cette demande a été refusée; il semblerait que Mme Laguerre n'ait pas reçu l'avis de convocation à son audition et ne s'y soit donc pas présentée, ce qui a conduit à l’émission d'une mesure de renvoi à son encontre. Elle a dû retourner en Haïti où elle s'est mariée en 2003 mais s'est séparée de son mari en 2004; en juillet 2004, Mme Cyprien est née à Haïti de ce premier mariage.

[10] Entre 2004 et 2007, Mme Laguerre aurait vécu au Panama ainsi qu’en République dominicaine tout en visitant de la famille en Haïti. Dans la même période, Mme Laguerre aurait obtenu la garde exclusive de sa fille. En 2007, ayant obtenu un nouveau visa sur la base de sa déclaration selon laquelle elle n'a jamais voyagé aux États-Unis dans le passé et, je dois présumer, qu'elle n'a pas divulgué l'émission antérieure d'une mesure de renvoi à son encontre, Mme Laguerre est repartie vers les États-Unis et a envoyé sa fille, alors âgée de 3 ans, chez une gardienne en République dominicaine.

[11] Aux États-Unis, Mme Laguerre a fait des études d'aide-infirmier en 2012, a travaillé, a économisé et s'est finalement impliquée dans le commerce de divers produits entre les États‑Unis, le Panama et la République dominicaine où vivait sa fille. Elle retourna en Haïti plusieurs fois par affaire, y restant quelques jours pour délivrer de la marchandise à des détaillants.

[12] En 2013, Mme Laguerre s’est divorcée et, en 2014, a épousé son deuxième mari, un citoyen américain qui l’accompagnerait dans ses voyages internationaux. Ce dernier aurait tenté de la parrainer, mais cette démarche n’aurait pas abouti.

[13] Mme Laguerre prétend que, alors que Mme Cyprien résidait et étudiait en République dominicaine, cette dernière aurait été enlevée par son père et, par la suite, récupérée par les avocats retenus par sa mère; le père de Mme Cyprien qui réside en Haïti et, selon l’ordonnance de garde, vit aujourd’hui avec une autre femme, n'a pas assisté à l'audience de garde qui a suivi.

[14] Le 26 décembre 2016, alors qu’elle était en Haïti et la veille d’un départ planifié vers le Panama, Mme Laguerre s’est fait interpeler à une station d’essence par ce qu’elle juge être des individus ayant persécuté son frère et sa sœur en 2001. Elle aurait toutefois réussi à s’enfuir et à se mettre à l’abri.

[15] Rendue au Panama, Mme Laguerre a pris la décision de quitter Haïti pour de bon et de trouver refuge au Canada. Elle est quand même retournée à Haïti pendant six jours en avril 2017, puisqu’elle « avait des effets à ramener à Haïti », et le 18 avril 2017, Mme Laguerre aurait voyagé avec sa fille, alors âgée de 12 ans, au Canada pour y déposer sa demande d’asile.

[16] Mme Laguerre allègue que, en cas de retour en Haïti :

  • a) Elle ferait face à un risque de la part des individus qui auraient menacé son frère et sa sœur en 2001;

  • b) Mme Cyprien ferait face à un risque d’enlèvement par son père; et

  • c) Les demanderesses seront personnellement exposées à un risque en tant que femmes haïtiennes.

A. Décision de la SPR

[17] Le 1er octobre 2018, la SPR a rejeté la demande d’asile des demanderesses et a jugé qu’elles n’étaient pas crédibles. En interrogeant Mme Laguerre sur l’événement du 26 décembre 2016, la SPR a relevé des incohérences dans son témoignage et a considéré que Mme Laguerre avait affirmé que le lien entre ces individus et ceux qui auraient menacé son frère et sa sœur en 2001 était spéculatif. La SPR a jugé que la preuve n’indiquait pas que les membres de la famille de la demanderesse principale sont recherchés par le groupe criminel en 2020.

[18] Ensuite, la SPR a interrogé Mme Cyprien avec un interprète certifié et a conclu que son témoignage ne corroborait pas celui de Mme Laguerre. En particulier, la SPR a douté de l’allégation concernant la tentative d’enlèvement de Mme Cyprien par son père en République dominicaine. La SPR a également douté de l’allégation soulevée pour la première fois pendant le témoignage de Mme Laguerre que son ex-mari l’aurait attaquée avec une arme.

[19] Finalement, la SPR a considéré que les demanderesses bénéficient de la protection du mari actuel de Mme Laguerre et des moyens financiers substantiels dont elles disposent et a estimé que les demanderesses ne feraient pas face à un risque sérieux de persécution sur la base de leur genre advenant leur retour en Haïti.

B. Décision de la SAR

[20] Le 4 août 2020, la SAR a rejeté l’appel des demanderesses et, bien qu’elle ait identifié quelques erreurs commises par la SPR, elle conclut que les demanderesses n’avaient pas établi qu’elles seraient personnellement exposées à une possibilité sérieuse de persécution ou qu’elles seraient exposées, selon la prépondérance des probabilités à une menace à la vie, au risque de traitements ou peines cruels et inusités ou au risque d’être soumis à la torture conformément à l’article 97 de la LIPR.

[21] La SAR s’est d’abord penchée sur les principes d’équité procédurale observés par la SPR pendant l’interrogatoire de Mme Cyprien qui est mineure. La SAR a noté qu’il aurait été plus approprié de prendre une pause lorsque Mme Cyprien s’est mise à pleurer et a jugé les commentaires de la SPR portant sur le comportement des témoins inutiles. Toutefois, en écoutant l’enregistrement de l’audience, la SAR a conclu qu’il n’y a pas eu violation de l’équité procédurale, puisque, dans l’ensemble, l’approche suivie par la SPR était correcte.

[22] La SAR a jugé que la SPR avait considéré à tort que Mme Laguerre avait acquiescé à la suggestion que le lien entre les individus et ceux qui auraient menacé son frère et sa sœur en 2001 était spéculatif. Toutefois, la SAR était d’accord avec la SPR que ce lien était spéculatif, car l’événement du 26 décembre 2016 semblait être fortuit et rien n’indiquait que ces individus appartenaient au même groupe qui aurait menacé le frère et la sœur de Mme Laguerre en 2001. De plus, la SAR a douté de la crainte subjective de Mme Laguerre.

[23] Quant à la tentative d’enlèvement alléguée, la SAR a jugé que la SPR a accordé trop de poids au témoignage de Mme Cyprien. La SAR a estimé que la preuve appuyait les allégations qu’il y avait eu une tentative d’enlèvement. Cependant, elle a jugé que la preuve n’appuyait pas les allégations que la demanderesse a subi une attaque à main armée soulevée pour la première fois durant l’audience devant la SPR et que les demanderesses n’ont pas réussi à prouver que le père présentait un risque à la vie ou à l’intégrité des demanderesses.

[24] Finalement, la SAR a souscrit à l’analyse de la SPR relative au risque prospectif des demanderesses sur la base de leur genre, en y ajoutant qu’elles bénéficient d’un réseau familial et de connaissances.

[25] Les demanderesses s’attaquent à la raisonnabilité de la décision de la SAR sous deux fronts principaux, soit que la SAR aurait erré dans son évaluation des manquements allégués à l’équité procédurale commis par la SPR et que la SAR aurait erré dans son évaluation de la preuve quant au risque prospectif.

III. Questions en litige

[26] La présente demande de contrôle judiciaire soulève deux questions :

  1. Est-ce que la SAR a erré dans son évaluation des manquements allégués à l’équité procédurale commis par la SPR ?
  2. Est-ce que la SAR a erré dans son évaluation de la preuve quant aux risques prospectifs ?

IV. Norme de contrôle

[27] Bien que les demanderesses sont d’avis que la question relative à l’équité procédurale est révisable suivant la norme de la décision correcte, cette question est plutôt révisable selon la norme de la décision raisonnable. En effet, il est question du raisonnement suivi par la SAR et de son analyse de la preuve des manquements allégués à l’équité procédurale commis par la SPR et non pas de l’impossibilité pour les demanderesses de présenter leur cause de façon adéquate devant la SAR(Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au para 23 [Vavilov] ; Ma c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 392, para 17 ; Abiodun v. Canada (Citizenship and Immigration), 2021 FC 642, paras 6-10).

[28] Il est évident que l’autre question en litige est révisable selon la norme de la décision raisonnable (Vavilov, para 23 ; Vall c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1057, au para 13). Pour être raisonnable, la décision doit être fondée sur un raisonnement à la fois rationnel et logique, eu égard à l’expertise du décideur, à l’historique et au contexte de l’instance, et à la preuve dont disposait le décideur en l’espèce (Vavilov, para 94 et 102).

V. Analyse

A. Est-ce que la SAR a erré dans son évaluation des manquements allégués à l’équité procédurale commis par la SPR ?

[29] Les demanderesses soumettent que la SAR a erré dans son évaluation des manquements allégués à l’équité procédurale commis par la SPR. Les demanderesses soulèvent le fait que la SPR s’est montrée hostile à l’égard de Mme Cyprien, qui avait 14 ans à l’époque. Les demanderesses reprochent à la SPR de ne pas avoir fait preuve d’empathie.

[30] Les demanderesses citent la décision Duversin c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 466 et soutiennent que la SAR a ignoré les enseignements de cette cause où le procureur des demandeurs (le même que dans la présente instance) a argumenté qu’il y avait une violation à l’équité procédurale en raison de l’interrogatoire d’une dame âgée qui n’était pas la demanderesse principale avant l’interrogatoire de la demanderesse principale. Or, cet argument induit en erreur, car la juge Gagné a décidé qu’il n’y avait aucun manquement à l’équité procédurale dans cette affaire [Duversin, para 27].

[31] Les demanderesses citent encore Duversin au paragraphe 24 pour dire que la SPR aurait dû accorder quelques minutes à Mme Cyprien avec sa mère, qui a été désignée comme sa représentante au début de l’audience. De plus, les demanderesses reprochent à la SPR de ne pas avoir expliqué le rôle de représentante à la mère ou à tout le moins, accordé du temps au procureur des demanderesses pour ce faire.

[32] Les demanderesses s’appuient encore sur Duversin au paragraphe 24 pour dire que la SPR aurait dû cesser d’interroger Mme Cyprien, puisque son témoignage aurait été incohérent, surtout considérant les objections du procureur de Mme Cyprien et de sa mère.

[33] Les demanderesses reprochent aussi à la SPR:

  • a) de ne pas avoir pris de pause lorsque Mme Cyprien s’est mise à pleurer suite à son long interrogatoire. Les demanderesses soulignent que même la SAR aurait reconnu qu’il aurait été plus approprié de faire une pause à ce moment ;

  • b) de ne pas avoir tenu compte de la traduction dans son appréciation des réponses données par les demanderesses. Les demanderesses jugent aussi que les qualificatifs donnés par la SPR à leur égard étaient arbitraires. La SAR aurait reconnu que ces commentaires étaient inutiles ; et

  • c) de ne pas avoir entendu le témoignage du frère de Mme Laguerre qui était prévu depuis longtemps.

[34] Les demanderesses soumettent donc que la SAR a fait preuve d’une trop grande déférence à l’égard des nombreuses fautes commises par la SPR identifiées ci-dessus. La SAR aurait dû infirmer la décision de la SPR dans ces circonstances.

[35] Je ne suis pas d’accord avec les demanderesses.

[36] La SAR a bien noté que la demanderesse mineure était une demanderesse d’asile, non pas un simple témoin. Sa demande de protection était fondée sur sa propre crainte d’un enlèvement potentiel par son père. Je partage les prétentions du Ministre qui soutient que la SPR pouvait donc lui poser des questions sur cette crainte subjective comme veut la pratique dans le cadre des demandes d’asile des demandeurs mineurs [Bedjaoui c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 1230 aux paras 17-19 ; Obando c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1059 aux paras 29-30].

[37] De plus, la SPR n’avait pas l’obligation de désigner un représentant pour la demanderesse mineure puisque sa demande d’asile était jointe à celle de sa mère [Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012-256, art. 20(2)].

[38] Je suis d’accord avec le Ministre que la SAR a valablement estimé que la SPR avait suivi l’approche recommandée par les Directives numéro 3, notamment en demandant si la demanderesse mineure connaissait la différence entre le mensonge et la vérité, et avait bien obtenu un interprète certifié.

[39] Selon la SAR, aucune objection ou demande n’avait été formulée par la représentante légale ou par son conseil pour s’opposer à l’interrogatoire, pour s’entretenir avec la demanderesse mineure avant l’interrogatoire ou pour prendre une pause. Il est bien établi que lorsqu’il y a manquement aux principes d’équité procédurale, la question doit être soulevée à la première occasion, et qu’un « défaut de formuler une objection au stade de l’audience équivaut à une renonciation tacite relativement à tout manquement perçu à l’équité procédurale ou à la justice naturelle » (Kamara c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 448 au para 26).

[40] Devant moi, les demanderesses ont concédé que le SPR a fait une courte pause lorsque Mme Cyprien a commencé à pleurer, puis n'a continué à lui poser que deux questions avant de terminer son interrogatoire. Je ne vois pas de manquement de la part du SPR à cet égard, ni dans l'évaluation faite par la SAR en ce qui concerne le témoignage de Mme Cyprien. Tout aussi important, le conseil des demanderesses n’a pas soulevé d’objection quant à l’ordre des interrogatoires par la SPR et il n’a pas demandé au tribunal d’ajourner l’audience.

[41] Quant aux reproches que la SPR n’avait pas entendu le frère de la demanderesse principale, le conseil des demanderesses n’avait pas soulevé la question. Le Ministre soutient que la SAR pouvait donc raisonnablement s’en remettre au principe juridique voulant que toute question d’équité procédurale doive être soulevée à la première occasion [Al-Farran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 985 au para 27]. Le Ministre a raison.

[42] En fin de compte, les demanderesses tentent ici de refaire les mêmes arguments qu’elles ont faits devant la SAR. Elles ne plaident aucunement en quoi la conclusion de la SAR quant à son évaluation des manquements à l’équité procédurale alléguée est déraisonnable. En d’autres mots, les demanderesses n’expliquent pas en quoi il était déraisonnable pour la SAR de conclure que leurs droits procéduraux n’ont pas été lésés.

[43] Un contrôle judiciaire n’est pas un procès de novo. De plus, c’est la SPR et non pas la SAR, qui aurait commis le manquement allégué à l’équité procédurale. Comme mentionné plus haut, la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable, et c’est la décision de la SAR qu’il faut regarder.

[44] Les demanderesses fondent leurs arguments principalement sur la décision Duversin. Dans cette affaire, il a été conclu qu’il n’y avait aucun manquement à l’équité procédurale dans le cas où une personne âgée était supposément confuse et contredisait la narrative du demandeur d’asile principal. Cette décision va directement à l’encontre des prétentions des demanderesses : continuer l’interrogatoire d’un demandeur d’asile, malgré sa contradiction apparente, n’est pas une violation à l’équité procédurale. Comme l’a bien noté la juge en chef adjointe dans cette affaire : « puisqu’il appartient à la SPR de déterminer la véracité des faits allégués, la crédibilité des demandeurs et le fondement de chaque demande d’asile qui lui est présentée, il serait tout à fait incongru de lui demander d’arrêter un interrogatoire dès qu’il constate des contradictions dans la preuve » (Duversin, para 25).

[45] L’évaluation de la SAR des manquements allégués à l’équité procédurale m’apparait du reste raisonnable. Il était raisonnable pour la SAR de conclure que malgré la conduite imparfaite de la SPR lors de l’audience, les droits procéduraux des demanderesses ont été respectés et qu’elles ont eu l’occasion de présenter leur cas de façon équitable.

B. Est-ce que la SAR a erré dans son évaluation de la preuve quant aux risques prospectifs ?

(1) Risque prospectif de la part des individus reliés à l’événement de 2001

[46] Les demanderesses voient un « excès de déférence » et une contradiction dans le raisonnement de la SAR lorsqu’elle dit que la SPR a erré en concluant que la demanderesse avait admis que le lien entre les événements de 2016 et de 2001 était spéculatif tout en concluant que le lien était à tout événement spéculatif. Elles s’attaquent à la conclusion de la SAR portant qu’il n'y a aucune preuve que la famille de Mme Laguerre est toujours persécutée en 2020 par le même groupe qu’en 2001 pour plusieurs raisons:

  1. La SAR aurait erré en concluant que l’événement de 2016 semble fortuit et isolé ;

  2. La SAR n’aurait pas considéré que Mme Laguerre n’a pas beaucoup de famille qui est restée en Haïti ;

  3. La SAR n’aurait pas considéré qu’un autre individu détenant des secrets du même événement s’est fait assassiner en mars 2015 après son retour des États-Unis ; et

  4. La SAR n’a pas considéré que Mme Laguerre était obligée de retourner brièvement en Haïti après l’événement de 2016 et qu’elle est restée dans un hôtel sécurisé.

[47] Les demanderesses soutiennent que leur crainte de retourner en Haïti est justifiée considérant la situation du pays et que la SAR a fait preuve d’un manque de connaissance de la politique migratoire de la République dominicaine vis-à-vis les migrants haïtiens.

[48] Je ne vois rien de déraisonnable dans les conclusions de la SAR a l’effet qu’il n’y avait aucune preuve objective que Mme Laguerre était toujours poursuivie par les mêmes individus qu’en 2001; la SAR pouvait raisonnablement conclure que le lien entre les événements de 2001 et 2016 était spéculatif dans les circonstances.

[49] Compte tenu des multiples allers-retours de Mme Laguerre en Haïti entre 2001 et 2017, incluant une visite après l’incident de 2016 en avril 2017, je ne vois rien de déraisonnable dans les conclusions de la SAR que l’événement de 2016 semblait isolé et fortuit et n’indiquait pas la présence d’une menace.

[50] Le Ministre ajoute que la SAR a raisonnablement jugé que le comportement de Mme Laguerre était incompatible avec celui d’un demandeur d’asile ayant une crainte sérieuse de persécution: la SAR n’était pas convaincue que la demanderesse principale bénéficiait de protection alors qu’elle avait séjourné dans des hôtels en Haïti, avait demeuré chez sa cousine à Jacmel ou s’était promenée seule en Haïti.

[51] Enfin, la SAR pouvait raisonnablement tirer une inférence négative du fait que Mme Laguerre n’avait pas fait des efforts pour demander l’asile dès qu’elle en a eu l’occasion et alors qu’elle y voyageait souvent entre pays [Mulliqi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2006 CF 563 au para 22].

[52] Je pense qu’il convient de reprendre les points soulevés par les demanderesses.

a) La SAR aurait erré en concluant que l’événement de 2016 semble fortuit et isolé ;

[53] Les demanderesses n’expliquent pas en quoi cette conclusion est déraisonnable autre que de dire, devant moi, que c'est la conclusion du SPR qu'aucun lien n'existait entre l’événement de 2016 et le groupe persécuteur de 2001 qui était spéculative. En substance, les demanderesses me demandent de renverser le fardeau de la preuve qui leur incombe pour établir leur position. Je ne le ferai pas.

[54] Le seul lien que Mme Laguerre établit entre ces deux événements est que ses assaillants en 2016 ont mentionné son frère et le sénateur pour qui travaillait son frère. Il n’était pas déraisonnable pour la SAR de conclure que l’événement de 2016 semble fortuit et isolé et que le lien entre cet événement et les incidents de 2001 est « ténu, voire spéculatif ».

b) La SAR n’aurait pas considéré que Mme Laguerre n’a pas beaucoup de famille qui est restée en Haïti ;

[55] La SAR a effectivement considéré que cinq des six membres de la fratrie de Mme Laguerre avaient obtenu le statut de réfugié. La SAR a aussi conclu que la raison pour laquelle la mère de Mme Laguerre n’a pas été persécutée était peut-être en raison de ses circonstances personnelles. Ce n’est toutefois pas la présence de membres de la famille en Haïti qui amène la SAR à conclure que la demande de protection et de refuge était infondée, mais plutôt l’absence de preuve portant que les agents persécuteurs sont toujours à la recherche de Mme Laguerre. Il n’est pas déraisonnable de conclure que cette absence de preuve est suffisante pour rejeter la demande.

c) La SAR n’aurait pas considéré qu’un autre individu détenant des secrets du même événement s’est fait assassiner en mars 2015 après son retour des États-Unis ;

[56] Ce n’est pas parce qu’un élément de preuve n’est pas mentionné par le décideur que ce dernier ne l’a pas pris en compte. Il y a une présomption que tous les éléments de preuve ont été pris en compte par le décideur, sauf ceux qui contredisent ses conclusions. Un article de journal annonçant qu’une personne s’est fait assassiner parce qu’elle détenait des secrets quant aux événements de 2001 ne contredit pas la conclusion de la SAR quant à l’absence de preuve dans la présente demande de protection. D’une part, l’article de journal rapporte d’une source « proche de la police » qu’il s’agissait d’une exécution, mais il pourrait aussi bien s’agir d’une attaque fortuite. La valeur probante de cette preuve, s’il en est, est très faible. D’autre part, rien n’indique que Mme Laguerre détient elle aussi des secrets sur les événements de 2001 et, contrairement à la personne qui a été assassinée, Mme Laguerre n’a jamais fait de dénonciations publiques contre l’ancien président.

d) La SAR n’a pas considéré que Mme Laguerre était obligée de retourner brièvement en Haïti après l’événement de 2016 et qu’elle est restée dans un hôtel sécurisé.

[57] La SAR a spécifiquement considéré que Mme Laguerre est restée dans un hôtel sécurisé, mais elle a jugé que les hôtels n’étaient pas garants de sécurités ni d’anonymat. La SAR a aussi noté que Mme Laguerre n’était pas accompagnée lors de son incident en 2016 et qu’elle séjournait chez sa sœur à Jacmel avant 2014. La SAR a raisonnablement jugé que se promener seul ne correspondait pas au comportement de quelqu’un qui se croit à risque d’être persécuté.

[58] Il n’y a donc aucun motif d’intervenir ici. La SAR a raisonnablement conclu qu’il n’y avait pas de risque prospectif quant aux événements de 2001.

(2) Risque prospectif causé par le père

[59] Les demanderesses reprochent à la SAR d’avoir minimisé la violence du père de Mme Cyprien à l’égard de Mme Laguerre. Les demanderesses soutiennent que la SAR a erré en jugeant que l’attaque à main armée n’avait pas établie. Selon les demanderesses, la SAR aurait fait fi de la présomption de véracité des témoignages sous serment établie dans Maldonado c M.E.I., [1980] 2 C.F. 302 (C.A.), à la page 305.

[60] Les demanderesses expliquent que la raison pour laquelle l’incident à main armée n’a pas été mentionné avant l’audience est parce que les femmes sont réticentes à donner des précisions sur la persécution vécue. La SAR et la SPR auraient dû donner à Mme Laguerre le bénéfice du doute. Les demanderesses soutiennent que le père méprise le système de justice et réitèrent qu’elles sont à risque advenant leur retour en Haïti.

[61] Je trouve que la SAR a raisonnablement conclu à l’absence de preuve quant au risque prospectif du père. Évidemment, Mme Laguerre a pu récupérer sa fille par simple intervention de son avocat. De plus, le père refuse de parler aux demanderesses et ne s’est pas présenté à l’audience relative à la garde de sa fille.

[62] J’ajouterais que la présomption de véracité des témoignages affirmés sous serment n’est pas absolue. Elle prévaut jusqu’à ce qu’il y ait une raison pour douter de la véracité de ces affirmations. La tardiveté de cette information et le fait qu’elle ne soit pas mentionnée nulle part ailleurs dans la documentation de manière indépendante sont des raisons raisonnables de douter de l’affirmation selon laquelle une attaque à main armée se serait produite.

[63] À tout événement, la SAR mentionne spécifiquement que la question de savoir si Mme Laguerre a véritablement vécu une attaque à main armée n’a pas d’impact considérant l’absence de risques prospectifs. Les demanderesses ne semblent pas s’attaquer aux conclusions de la SAR à cet égard et la question de l’attaque armée est un hareng rouge dans les circonstances. Les conclusions de la SAR quant au risque prospectif du père de Mme Cyprien sont raisonnables.

(3) Risque prospectif sur la base du genre

[64] Les demanderesses soulignent que le kidnapping contre rançon a pris beaucoup d’expansion en Haïti. Elles citent un événement semblable que celui qu’aurait vécu Mme Laguerre: une femme aurait été victime d’une tentative d’enlèvement à une station d’essence qui a fini par son meurtre.

[65] Les demanderesses soutiennent que la SAR aurait erré en concluant que la protection masculine était suffisante, puisque les agents persécuteurs pourraient avoir connaissance des allées et venues du mari de Mme Laguerre.

[66] Cependant, la SAR a bien noté que la preuve démontrait que les demanderesses bénéficient de plusieurs facteurs de protection: la présence du mari de la demanderesse principale, des moyens financiers substantiels et un réseau de connaissances et de membres de la famille en Haïti.

[67] J'ajouterai, comme cela a été mentionné devant moi, que le nouveau mari de Mme Laguerre se déplace également avec une présence de sécurité. Les demanderesses soutiennent qu'ils seraient clairement ciblés parce qu'ils seraient perçus comme étant nantis à leur retour en Haïti. Cependant, le risque que la criminalité cible les personnes aisées ne constitue pas un motif de persécution.

[68] Considérant l’ensemble de la preuve, la SAR a raisonnablement conclu que leur situation personnelle ne suffisait pas à démontrer l’existence d’un risque prospectif qui est davantage plus qu’une simple possibilité.

[69] Comme dans l’affaire Henry c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 24, au para 42, les demanderesses n’ont pas été en mesure d’établir un risque personnalisé au-delà de l’appartenance au sous-groupe en tant que femme. Je ne vois rien de déraisonnable dans cette conclusion de la SAR.

VI. Conclusion

[70] Les demanderesses soutiennent que si je considère la décision de la SAR avec toutes les erreurs qu'elle soulève en ce qui concerne la décision de la SPR, les conclusions de la SAR confirmant les constatations de la SPR ne peuvent être raisonnables. Je ne suis pas d'accord. Ma lecture de la décision de la SAR me porte à croire que celle-ci a fait son travail, et je n'ai pas été convaincu autrement d'un quelconque caractère déraisonnable dans son approche ou dans sa décision finale. Je rejetterais la demande de contrôle judiciaire.


JUGEMENT dans IMM-3932-20

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Peter G. Pamel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3932-20

 

INTITULÉ :

LUCIA LA GUERRE ET KYESHA CYPRIEN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 juin 2021

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE PAMEL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 2 juillet 2021

 

COMPARUTIONS :

Me Joseph-Alphonse André

 

Pour les demanderesses

 

Me Carolyn Phan

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Joseph-Alphonse André

Avocat

Montréal (Québec)

 

Pour les demanderesses

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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