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Date : 20210727


Dossier : IMM-5944-20

Référence : 2021 CF 790

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 27 juillet 2021

En présence de madame la juge Walker

ENTRE :

SUKHPREET SINGH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, M. Sukhpreet Singh, un citoyen indien, vit et travaille en Inde en tant qu’agriculteur indépendant. Il sollicite le contrôle judiciaire d’une décision par laquelle un agent des visas (l’agent) du consulat canadien à Guangzhou, en Chine, a rejeté sa demande de permis de travail et de visa de résident temporaire présentée dans le cadre du Programme des travailleurs étrangers temporaires (le PTET). L’agent n’était pas convaincu que le demandeur quitterait le Canada à la fin de son séjour compte tenu de ses actifs personnels, de sa situation financière, de la raison de sa visite et de l’historique de ses déplacements.

[2] Le demandeur soutient que la décision de l’agent est déraisonnable pour plusieurs raisons. Il fait également valoir que l’agent a violé son droit à l’équité procédurale en tirant des conclusions défavorables quant à la crédibilité et en ne lui donnant pas l’occasion d’y répondre.

[3] Bien que j’aie conclu que le processus de l’agent était équitable et que la décision ne reposait pas sur des conclusions quant à la crédibilité, je conviens avec le demandeur que la décision n’est pas raisonnable selon le cadre établi dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov). En conséquence, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie, et l’affaire sera renvoyée à un autre agent des visas pour nouvelle décision.

I. Contexte

[4] Le demandeur a reçu une offre d’emploi à titre d’ouvrier agricole de la part d’Anjie Orchard Maintenance Contractors (Anjie Orchard), une entreprise située à Kelowna, en Colombie‑Britannique. L’offre était fondée sur une étude d’impact sur le marché du travail (EIMT) favorable délivrée par Service Canada à Anjie Orchard. Le nom du demandeur était inscrit à titre de travailleur étranger dans l’EIMT délivrée.

[5] Le demandeur a présenté une demande pour entrer au Canada dans le cadre du PTET le 12 août 2020. Son représentant a été avisé le 15 septembre 2020 de la décision de l’agent de rejeter la demande. L’agent a invoqué le paragraphe 200(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, pour étayer son refus. La décision de l’agent comprend une lettre de décision et des notes versées dans le Système mondial de gestion des cas (le SMGC).

II. Analyse

1. Équité procédurale

[6] Le demandeur soutient que l’agent a agi de façon inéquitable en lui refusant son permis de travail pour des raisons de crédibilité et sur la foi de renseignements extrinsèques sans l’avertir ni lui donner l’occasion de répondre.

[7] Les parties conviennent que les questions d’équité procédurale sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte (Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 aux para 34-56 (Canadien Pacifique)). Dans le cadre de mon contrôle, je dois décider si le processus de l’agent était juste et équitable en mettant l’accent sur les droits substantiels du demandeur et les conséquences, pour lui, du refus du permis de travail (Canadien Pacifique, au para 54; Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, 174 DLR (4th) 193).

[8] Le demandeur reconnaît que le degré d’équité procédurale auquel ont droit les demandeurs de permis de travail et de visa se situe à l’extrémité inférieure du registre (voir, p. ex., Charara c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1176 aux para 26-27; Trivedi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 422 au para 39). Cependant, il soutient que l’agent des visas est tenu de faire part au demandeur de ses préoccupations quant à la crédibilité et de lui donner l’occasion d’y répondre oralement ou par écrit.

[9] L’argument du demandeur ne me convainc pas. Bien qu’il existe une obligation d’équité à l’égard des demandeurs dans des affaires de permis de travail, cette obligation n’oblige pas l’agent à aviser le demandeur d’une préoccupation qui découle directement de la loi ou d’exigences connexes (Masam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 751 au para 11; Penez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1001 au para 37). Il incombe aux demandeurs de fournir tous les renseignements nécessaires à l’appui de leur demande et les agents n’ont pas à aller chercher ces renseignements.

[10] Le demandeur fait valoir que l’agent a tiré des conclusions déguisées quant à la crédibilité en ce qui a trait à la sincérité de son futur employeur et à l’authenticité de son propre témoignage selon lequel il retournerait en Inde à la fin de sa période de séjour autorisée. Je ne suis pas de cet avis. L’agent ne fait aucune mention d’Anjie Orchard et, bien que je considère le raisonnement de l’agent comme étant dénué de transparence et de justification, la décision ne comporte aucune conclusion déguisée quant à la crédibilité. Elle repose sur l’évaluation qu’a faite l’agent du caractère suffisant des renseignements figurant dans la demande de permis de travail du demandeur.

[11] De plus, le demandeur soutient que l’agent s’est peut-être fondé sur des renseignements extrinsèques lorsqu’il a examiné la demande et pris sa décision. Je conviens que, lorsqu’un agent tient compte de questions ou de faits qui sont étrangers aux exigences de la demande, il a l’obligation d’aviser le demandeur de la question ou de la préoccupation. Le demandeur n’aurait pas su que la question ou la préoccupation était applicable à sa demande et, en équité, il aurait dû avoir l’occasion de présenter des observations. En l’espèce, je ne vois rien dans le dossier ou dans la décision qui permettrait au demandeur de se fonder sur ce principe.

2. La décision de l’agent est-elle raisonnable?

[12] La décision d’un agent sur le fond est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Vavilov, aux para 10, 23). La décision d’un agent des visas commande une grande déférence de la part de la Cour. Elle n’a pas à être longue ni parfaite. Elle doit toutefois satisfaire aux exigences d’une décision raisonnable, c’est-à-dire qu’elle doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). La Cour suprême met l’accent sur deux éléments d’une décision raisonnable, soit le raisonnement suivi par le décideur et le résultat de la décision (Vavilov, au para 86).

[13] Comme je l’ai déjà mentionné, le demandeur affirme que l’agent n’a pas expliqué les motifs l’ayant conduit à sa décision. Il soutient que la décision se limite à un exposé des conclusions et ne renferme aucune analyse de ses éléments de preuve ni de sa situation.

[14] Les motifs du refus de l’agent sont énoncés dans le paragraphe suivant des notes versées dans le SMGC :

[traduction]

Demande et documents à l’appui examinés. Le demandeur présente une demande de permis de travail (EIMT) à titre d’ouvrier agricole. Il prévoit travailler chez Anjie Orchard Maintenance Contractors. Recherche intégrée effectuée; aucun dossier trouvé. Les renseignements suivants ont été recueillis pendant mon examen de la documentation présentée : - Le demandeur principal n’a pas des liens familiaux et matériels solides avec son pays d’origine qui favoriseraient son éventuel retour - Le demandeur principal ne semble pas être bien établi sur le plan financier dans son pays d’origine - Compte tenu d’autres facteurs figurant dans la demande, le demandeur principal possède une expérience de voyage insuffisante pour démontrer qu’il désire retourner dans son pays d’origine[.] Par suite de mon examen attentif et compte tenu de tous les facteurs pertinents présentés, tout bien considéré, je ne suis pas convaincu que le demandeur est un véritable travailleur qui respecterait les conditions d’un séjour temporaire. La demande est rejetée.

[15] Le défendeur soutient que pour déterminer si la décision d’un agent des visas est raisonnable, la Cour doit définir la portée de l’analyse à laquelle l’agent doit procéder. Le défendeur renvoie à des extraits de deux décisions rendues récemment par la Cour pour faire ressortir les différentes manières d’aborder cette question. Dans la décision Samra c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 157, rendue après l’arrêt Vavilov, le juge Favel s’est penché sur le refus d’un permis de travail et a conclu que ce refus était déraisonnable (au para 22) :

[22] Cependant, j’estime que la décision de l’agent est déraisonnable car il s’agit principalement d’un exposé des éléments de preuve qui lui ont été présentés suivi d’une conclusion. Il n’y a pas d’analyse. Bien qu’il soit certainement possible de supposer que le demandeur ne répondait pas aux exigences pour l’obtention d’un permis de travail, cela n’est pas mentionné dans la décision, ni dans les notes versées dans le SMGC, sous forme d’analyse. Cela n’est mentionné qu’à titre de conclusion. Il n’y a pas de lien approprié entre une analyse et une conclusion.

[16] Le défendeur fait une comparaison avec la formulation utilisée par le juge Manson dans une affaire de permis d’études (Peiro c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1146 au para 15 (Peiro)) :

[15] Les décisions d’un agent des visas n’ont pas à être détaillées, et l’agent peut fournir des raisons brèves ou limitées. Toutefois, les décisions doivent être compréhensibles (Penez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1001, aux paragraphes 25 et 30 [Penez]). Les raisons doivent permettre à la Cour de comprendre pourquoi la décision a été prise et déterminer si la conclusion se situe dans la portée des résultats possibles et acceptables (Penez, précitée, au paragraphe 30).

[17] Je suis d’avis que mes collègues utilisent des formulations différentes, mais qu’ils s’accordent pour dire qu’une décision doit énoncer les motifs qui expliquent le raisonnement du décideur et sa conclusion. La décision de l’agent des visas sera nécessairement courte, mais elle « doit être fondée sur des conclusions de fait raisonnables » (Peiro, au para 16).

[18] Par exemple, je remarque que, dans la décision Peiro, le juge Manson a examiné la décision faisant l’objet du contrôle et a conclu que les motifs de l’agent des visas en ce qui concerne les liens familiaux du demandeur ne constituaient pas une assise raisonnable à la conclusion de l’agent. Dans sa décision, l’agent n’avait donné aucune explication sur son appréciation des relations familiales du demandeur au Canada, comparativement à celles dans son pays d’origine.

[19] En l’espèce, je conclus que la décision de l’agent ne comporte pas d’analyse cohérente ni d’explication qui lie les renseignements et les documents présentés par le demandeur à la conclusion de l’agent selon laquelle il ne quitterait pas le Canada à la fin de son séjour. Je suis d’accord avec le demandeur, qui déclare qu’il ne suffit pas à l’agent de [traduction] « passer en revue » les motifs ou les éléments d’un refus comme s’il s’agissait d’une liste de contrôle. Je fais remarquer que le raisonnement d’un agent peut être assez bref et peut ne renvoyer qu’aux éléments importants de son évaluation et de sa conclusion. Néanmoins, afin de satisfaire aux exigences de transparence et d’intelligibilité de la Cour suprême, l’agent doit expliquer pourquoi le demandeur n’a pas répondu à un élément important en particulier.

[20] L’agent a conclu que le demandeur n’a pas de liens familiaux solides en Inde. Pourtant, la seule famille du demandeur (son père et sa sœur cadette) vit en Inde, et le demandeur habite avec eux. Rien n’indique que le demandeur a de la famille au Canada ou ailleurs. Il est vrai que le demandeur n’a pas une grande famille ni une famille élargie, mais la famille qu’il a est sa famille immédiate avec qui il réside. Si l’agent avait des préoccupations concernant les relations du demandeur avec sa famille, il devait expliquer ces préoccupations dans sa décision.

[21] L’agent a également conclu que le demandeur n’avait pas suffisamment de liens matériels en Inde. Je reconnais que, selon les normes canadiennes, le demandeur n’est peut-être pas bien établi sur le plan financier, mais l’agent n’offre aucun contexte pour justifier sa conclusion. Le demandeur vit en Inde de façon permanente et a présenté des éléments de preuve de son revenu annuel et de son travail agricole. Le défendeur fait valoir que le demandeur n’est pas propriétaire d’une terre agricole et d’équipement en Inde et que la terre qu’il cultive est louée et ne serait peut-être plus disponible s’il devait quitter l’Inde pendant une longue période. Il peut être raisonnable pour l’agent de soupeser ces préoccupations par rapport à la probabilité que le demandeur retourne en Inde. La difficulté que pose cet argument est que, dans la décision, rien n’indique que l’agent a tenu compte de ces aspects de la situation du demandeur.

[22] En résumé, l’agent n’explique pas comment il est parvenu à sa conclusion. Il indique simplement qu’il a examiné la demande du demandeur et les documents à l’appui. Le lecteur n’est pas en mesure de conclure que la décision est justifiée au regard des éléments de preuve du demandeur et des contraintes législatives entourant la délivrance d’un permis de travail.

[23] Pour ces motifs, la demande est accueillie.

[24] Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, et l’affaire n’en soulève aucune.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-5944-20

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Elizabeth Walker »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5944-20

 

INTITULÉ :

SUKHPREET SINGH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 JUILLET 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE WALKER

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 27 JUILLET 2021

COMPARUTIONS :

Aman Sandhu

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Brett J. Nash

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Sandhu Law Office

Avocats

Surrey (Colombie-Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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