Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20210720


Dossier : IMM‑6781‑19

Référence : 2021 CF 762

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 20 juillet 2021

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

SOPHIE ILLUMINATA PHILOMINA ALEXANDER

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. APERÇU

[1] La demanderesse, Sophie Alexander, est une citoyenne de Sainte‑Lucie. Elle a demandé l’asile au Canada, disant craindre son ex‑époux, qui vit toujours à Sainte‑Lucie.

[2] Mme Alexander a demandé l’asile pour la première fois en 2015 après avoir été appréhendée pour être demeurée au Canada en situation irrégulière. La Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR) a rejeté la demande d’asile, concluant qu’elle était clairement frauduleuse. Après avoir été appréhendée de nouveau en août 2019 alors qu’elle se soustrayait à son renvoi, Mme Alexander a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) en vertu du paragraphe 112 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Un agent principal d’immigration d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada a rejeté la demande dans une décision datée du 5 novembre 2019.

[3] Mme Alexander sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision conformément au paragraphe 72(1) de la LIPR. Elle soutient que la décision a été prise sans égard aux exigences en matière d’équité procédurale et qu’elle est déraisonnable. Le défendeur affirme quant à lui que la décision est équitable et raisonnable. Il soutient également que la demande de contrôle judiciaire devrait être rejetée parce que Mme Alexander n’est pas sans reproche.

[4] La position du défendeur au sujet du fait que la conduite de Mme Alexander n’est pas irréprochable est fort convaincante. Mme Alexander a délibérément fait fi des obligations qui lui incombaient selon les lois canadiennes. Son inconduite a menacé l’intégrité du système canadien d’immigration et du processus canadien d’asile, et une cour de révision ne devrait pas simplement l’ignorer. En même temps, en raison surtout des intérêts en cause dans la décision relative à l’ERAR, la règle de la conduite irréprochable n’empêche pas – et exige probablement – une évaluation du bien‑fondé des motifs de contrôle judiciaire. Toutefois, cela ne devrait pas être considéré comme une façon de minimiser, d’approuver ou d’excuser l’inconduite de Mme Alexander.

[5] Comme je l’expliquerai dans les motifs qui suivent, la présente demande sera rejetée non pas parce que la conduite de Mme Alexander n’était pas irréprochable, mais plutôt parce qu’elle n’a pas réussi à établir que la décision relative à l’ERAR présentait des lacunes qui justifieraient une intervention.

II. CONTEXTE

[6] Mme Alexander est née à Sainte‑Lucie en février 1964. Elle a entamé une relation avec TF en 1981. Ils ont eu quatre enfants ensemble. La famille vivait à Castries. Mme Alexander prétend que TF lui infligeait, ainsi qu’à leurs enfants, de mauvais traitements physiques. Le couple s’est séparé en 2002, mais TF a continué de la menacer, de la harceler et de l’agresser. Mme Alexander prétend qu’après une agression particulièrement grave, au début de 2005, elle a obtenu une ordonnance de protection du tribunal de la famille à Castries contre TF. L’ordonnance était valide jusqu’au 3 mars 2006.

[7] Mme Alexander allègue que TF a continué de la harceler et de la menacer même après qu’elle eut obtenu l’ordonnance de protection. Elle affirme qu’elle a dû déménager de chez elle pour lui échapper, mais elle a présenté des récits différents au sujet de l’endroit où elle est allée. Dans son formulaire Fondement de la demande d’asile, elle a déclaré s’être éloignée de Castries et être allée vivre avec sa mère; toutefois, dans ses observations à l’appui de sa demande d’ERAR, elle a affirmé avoir habité pendant quatre ans (de 2006 à 2010) à Castries chez une amie qui est policière. Elle n’en a pas fait mention dans sa demande d’asile. (Comme il est mentionné ci‑après, l’amie chez qui elle est restée a ensuite fourni une lettre à l’appui de la demande d’ERAR de Mme Alexander.) Par ailleurs, dans un affidavit déposé à l’appui de son appel à la Section d’appel des réfugiés (la SAR), Mme Alexander a simplement déclaré qu’avant de venir au Canada, elle habitait avec TF [traduction] « depuis 1981 ».

[8] Mme Alexander prétend avoir quitté Sainte‑Lucie pour le Canada en septembre 2010 parce qu’elle craignait pour sa vie. Elle n’a pas présenté de demande d’asile au Canada à ce moment‑là, mais elle est restée en tant que visiteuse et espérait trouver du travail ici. Elle est retournée à Sainte‑Lucie pour deux semaines en mars 2012 afin de pouvoir demander un permis de travail canadien. Elle est revenue au Canada et a obtenu un permis de travail valide jusqu’en mars 2015.

[9] Après l’expiration de son permis de travail, Mme Alexander est demeurée au Canada en situation irrégulière. L’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) l’a arrêtée le 4 décembre 2015. Elle a été libérée sous caution environ deux semaines plus tard.

[10] Mme Alexander a présenté une demande d’asile le 29 décembre 2015. Une audience devant la SPR a eu lieu le 29 février 2016. La SPR a rejeté la demande d’asile dans une décision datée du 8 mars 2016. La SPR a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que les allégations de Mme Alexander étaient fausses et que [traduction] « son histoire est inventée de toutes pièces ». La SPR a notamment conclu que le document censé être l’ordonnance de protection du tribunal de la famille [traduction] « est faux » en raison des contradictions à première vue du document et du fait que Mme Alexander n’en connaissait pas le contenu. La SPR, qui estimait que la demande d’asile était clairement frauduleuse, a déclaré, conformément à l’article 107.1 de la LIPR, que la demande d’asile était manifestement infondée.

[11] Mme Alexander a interjeté appel de la décision de la SPR devant la SAR, mais la SAR a rejeté l’appel pour défaut de compétence : voir l’art 110(2)c) de la LIPR. Mme Alexander n’a pas sollicité le contrôle judiciaire de la décision de la SPR.

[12] À la suite du rejet de la demande d’asile, des dispositions ont été prises pour le renvoi de Mme Alexander du Canada. Toutefois, elle ne s’est pas présentée pour son départ prévu le 25 octobre 2016. Un mandat d’arrêt a été lancé contre elle.

[13] L’ASFC n’a appréhendé Mme Alexander que près de trois ans plus tard, soit le 13 août 2019. Lorsqu’elle a été arrêtée, Mme Alexander a d’abord donné un faux nom comme identité. Elle a par la suite admis avoir utilisé le permis de conduire et le numéro d’assurance sociale d’une amie pour obtenir un emploi.

[14] Après son arrestation, Mme Alexander a eu la possibilité de demander un ERAR. Dans sa demande, elle a affirmé craindre que TF ne la tue si elle devait retourner à Sainte‑Lucie. Elle a également soutenu qu’elle ne bénéficierait pas d’une protection efficace de l’État. Elle a ajouté qu’elle avait besoin d’un traitement en santé mentale que Sainte‑Lucie n’était pas en mesure de fournir. La demande d’ERAR était étayée par des éléments de preuve qui n’avaient pas été présentés à la SPR, y compris une copie modifiée de l’ordonnance de protection du tribunal de la famille et deux lettres du directeur, ministère de la Justice, tribunal de la famille, à Castries, Sainte‑Lucie.

[15] La demande d’ERAR a été rejetée le 5 novembre 2019. Mme Alexander devait ensuite être renvoyée le 14 novembre 2019, mais son renvoi a été suspendu en attendant la décision relative à la présente demande de contrôle judiciaire.

III. DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[16] L’agent d’immigration principal a rejeté la demande d’ERAR pour deux raisons principales : premièrement, parce que Mme Alexander n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour étayer le risque auquel elle était exposée à cause de TF et, deuxièmement, parce que, même s’il était vrai que Mme Alexander risquait de subir un préjudice de la part de TF, Sainte‑Lucie est en mesure de lui assurer une protection adéquate de l’État.

A. « Nouveaux » éléments de preuve

[17] Comme il a été mentionné, lors de sa demande d’ERAR, Mme Alexander a présenté des éléments de preuve qu’elle n’avait pas présentés à la SPR. L’alinéa 113a) de la LIPR prévoit que la personne qui présente une demande d’ERAR et dont la demande d’asile a été rejetée « ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’il n’était pas raisonnable, dans les circonstances, de s’attendre à ce qu’[elle] les ait présentés au moment du rejet ». L’agent semble avoir accepté, sans analyse, que tous les nouveaux éléments de preuve présentés par Mme Alexander satisfaisaient à ce critère. Toutefois, l’agent a conclu qu’aucun de ces éléments de preuve n’était suffisant pour infirmer les conclusions de la SPR concernant le manque de crédibilité de Mme Alexander au sujet des risques auxquels elle affirmait être exposée ou pour démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que TF souhaitait toujours lui causer un préjudice.

(1) Lettre de Mary Charles

[18] Mary Charles est l’amie policière (maintenant retraitée) chez qui Mme Alexander affirme avoir vécu de 2006 à 2010. Mme Charles a fourni une lettre datée du 21 août 2019, qui confirmait que c’était le cas, décrivait le comportement violent de TF à l’égard de Mme Alexander par le passé et relatait des incidents récents impliquant TF (y compris un incident qui s’est produit le jour même où elle a écrit la lettre, au cours duquel il a dit à Mme Charles qu’il [traduction] « s’occuperait de » Mme Alexander lorsqu’elle reviendrait à Sainte‑Lucie).

[19] L’agent a noté que Mme Alexander n’a présenté aucun élément de preuve de Mme Charles à la SPR. L’agent a également relevé l’incohérence entre la déclaration de Mme Alexander selon laquelle elle a vécu chez Mme Charles pendant quatre ans (comme il est écrit dans la lettre) et ses autres récits. L’agent a conclu que, compte tenu des conclusions de la SPR quant à la crédibilité, la lettre méritait [traduction] « peu de poids pour établir l’existence d’un risque personnalisé pour la demanderesse à son retour à Sainte‑Lucie ».

(2) Affidavits des enfants de Mme Alexander

[20] À l’audience de la SPR, Mme Alexander a déposé des lettres de deux de ses enfants. Selon la décision de la SPR, les lettres étaient [traduction] « essentiellement un récit des mauvais traitements que M. Flavius aurait infligés aux enfants et à la demandeure d’asile ». Voici la conclusion de la SPR au sujet des lettres : [traduction] « Les lettres des enfants de la demandeure d’asile ont aussi peu de poids parce que ce ne sont pas des documents sous serment et qu’il est extrêmement facile pour n’importe qui de produire de telles lettres. Comme ils n’ont pas été appelés à témoigner en personne ou par téléphone, il n’y a aucun moyen de vérifier ou de sonder la preuve des auteurs. » (Ces lettres ne font pas partie du dossier de la présente demande. Il n’est pas possible d’établir quels enfants les ont fournies à partir du dossier.)

[21] À l’appui de sa demande d’ERAR, Mme Alexander a présenté des affidavits faits sous serment de trois de ses enfants. Les trois enfants (maintenant adultes) décrivent les mauvais traitements qu’ils ont subis aux mains de leur père lorsqu’ils étaient jeunes. Ils décrivent aussi les sévices infligés à leur mère par leur père et leurs craintes pour la sécurité de leur mère si elle retourne à Sainte‑Lucie. Aucun des affidavits ne décrit des événements qui ont suivi la décision rendue par la SPR en mars 2016, sauf les récents contacts fortuits des enfants avec leur père, au cours desquels ce dernier continue de menacer leur mère. À part cela, tous les événements décrits semblent avoir eu lieu avant que Mme Alexander quitte Sainte‑Lucie en 2010.

[22] L’agent a conclu ce qui suit au sujet des affidavits :

[traduction]
J’ai lu les affidavits des enfants de la demanderesse. Les trois enfants évoquent leurs propres expériences avec leur père [...] et les mauvais traitements que leur mère a subis. Ils ajoutent tous, à la fin de leurs affidavits, que leur père représente encore un danger pour leur mère, la demanderesse, car il est encore obsédé par elle. Je souligne que ces affidavits ont été rédigés par des personnes qui ont un intérêt direct en ce qui concerne l’issue de la présente décision; compte tenu des conclusions de la SPR quant à la crédibilité et du peu d’éléments de preuve documentaire fournis à l’appui de ces affidavits, je leur accorde peu de poids pour établir l’existence d’un risque personnalisé éventuel pour la demanderesse.

(3) Ordonnance de protection modifiée du tribunal de la famille

[23] L’ordonnance de protection du tribunal de la famille présentée par Mme Alexander à la SPR était datée du 16 février 2004, mais elle précisait également que la demande d’ordonnance avait été instruite le 16 février 2005. Comme l’a souligné la SPR dans sa décision, les deux dates étaient incompatibles; en fait, la SPR est allée jusqu’à qualifier les dates de l’ordonnance [traduction] « [d’]impossibles ». De plus, la SPR a jugé qu’il n’était pas crédible que Mme Alexander [traduction] « n’ait jamais remarqué que l’ordonnance était censée avoir été rendue un an avant les procédures judiciaires » ou que l’ordonnance avait expiré alors que Mme Alexander a prétendu avoir exhorté la police à l’appliquer entre 2008 et 2010. Comme il a été mentionné précédemment, la SPR a estimé que l’ordonnance de protection était frauduleuse. La SPR a conclu que le dépôt d’un document frauduleux avait un effet préjudiciable important sur la crédibilité de Mme Alexander.

[24] Il semble que, après le rejet de sa demande d’asile par la SPR, Mme Alexander ait immédiatement pris des mesures pour faire corriger la contradiction à première vue de l’ordonnance. Le 11 avril 2016, elle a reçu une lettre du directeur, ministère de la Justice, tribunal de la famille, à Castries, Sainte‑Lucie. La lettre confirmait que Mme Alexander [traduction] « a été cliente du tribunal de la famille ». Elle décrivait également trois ordonnances rendues par le tribunal de la famille à l’égard de Mme Alexander et de TF :

  • Le 11 octobre 2004, Mme Alexander et TF ont été mis sous caution pendant deux ans, sous peine d’une amende de 1 000 $ ou de deux mois de prison en cas de non‑respect des conditions. Les deux parties ont reçu l’ordre de se présenter à des séances de thérapie.

  • Le 14 janvier 2005, l’ordonnance de thérapie a été abandonnée, les enfants ont reçu l’ordre de fréquenter un programme de gestion de la colère, TF a reçu une amende de 500 $, sous peine d’un mois de prison en cas de défaut de paiement, et le tribunal a accordé une ordonnance de protection provisoire.

  • Le 16 février 2005, TF a reçu l’ordre de payer 500 $, sous peine d’un mois de prison en cas de défaut de paiement, l’ordonnance de protection provisoire a été rendue définitive pour un an (jusqu’au 3 mars 2006), et les enfants ont reçu l’ordre de suivre une thérapie familiale.

Aucune information sur ce qui a donné lieu aux ordonnances (ou aux amendes imposées à TF) n’a été fournie.

[25] Il semble que Mme Alexander ait présenté la dernière de ces ordonnances à la SPR. La lettre du 11 avril 2016 mentionnait ce qui suit au sujet de cette ordonnance :

[traduction]
Une copie de l’ordonnance finale a été demandée au bureau du tribunal de la famille et remise à Mme Sophie Alexander; cependant, il a été remarqué plus tard que la date de l’ordonnance au dossier a été insérée par inadvertance comme étant 2004, alors qu’il aurait dû s’agir de 2005.

[26] Enfin, la lettre soulignait que l’erreur avait été corrigée et qu’une copie de l’ordonnance corrigée était jointe à la lettre. Sur l’ordonnance de protection corrigée, l’année 2004 à la date de l’ordonnance est biffée et l’année 2005 a été ajoutée à sa place. Ces changements manuscrits ont été paraphés par quelqu’un, mais rien ne permet de savoir de qui il s’agissait.

[27] Mme Alexander a également obtenu une seconde lettre du directeur datée du 23 août 2019. Cette lettre confirmait simplement que la lettre du 11 avril 2016 avait été remise à Mme Alexander et que son contenu était [traduction] « vrai et exact ».

[28] Mme Alexander a présenté ces lettres ainsi que l’ordonnance de protection corrigée à l’appui de sa demande d’ERAR. L’agent a ainsi évalué ces éléments de preuve :

[traduction]
S’il est possible que l’ordonnance ait été datée incorrectement, la SPR a conclu que le « témoignage non crédible » de la demanderesse était l’un des deux facteurs déterminants lorsqu’elle a accordé peu de poids à cette ordonnance de protection. Par conséquent, cette preuve ne me mène pas à une conclusion différente de celle de la SPR et je lui accorde peu de poids pour établir un risque personnalisé éventuel pour la demanderesse.

B. Troubles de santé mentale

[29] Mme Alexander avait présenté des éléments de preuve à l’appui de son affirmation selon laquelle elle avait besoin de traitements pour des troubles de santé mentale et que Sainte‑Lucie n’était pas en mesure de fournir ces traitements. L’agent n’a pas du tout analysé ces éléments de preuve, mais a simplement déclaré que le sous‑alinéa 97(1)b)(iv) ne permet pas de conclure qu’une personne a qualité de personne à protéger en raison de l’incapacité de son pays de nationalité de fournir des soins médicaux adéquats.

C. Protection de l’État

[30] L’examen fait par l’agent de la question de la protection de l’État consiste presque entièrement en des citations (certaines très longues) de rapports sur les conditions dans le pays concernant la façon dont le problème de violence familiale est traité à Sainte‑Lucie. Les passages cités dans la décision de l’agent signalent que la violence familiale est un problème important à Sainte‑Lucie, mais que des services policiers et judiciaires sont en place pour y remédier. Selon un rapport, la réponse de la police à la violence familiale est [traduction] « généralement efficace ». Néanmoins, il existe des obstacles à une intervention policière efficace, y compris un manque de ressources et de transport pour la police, ce qui peut entraîner des retards dans l’intervention à la suite d’un incident, et parfois un manque de compréhension de la dynamique de la violence familiale. La preuve souligne également que, dans les cas de violence familiale, des ordonnances de protection sont disponibles auprès du tribunal de la famille. Elle décrit aussi le processus pour les obtenir.

[31] Après avoir présenté cette preuve relative aux conditions dans le pays, l’agent a simplement conclu, sur la base d’un [traduction] « examen » de cette preuve, que, si TF démontrait un [traduction] « intérêt » envers Mme Alexander à son retour, Sainte‑Lucie serait [traduction] « en mesure de fournir une protection adéquate de l’État ». L’agent ajoute que, [traduction] « sauf si l’État est dans un état d’effondrement complet, le demandeur doit fournir une preuve “claire et convaincante” du refus ou de l’incapacité de l’État de fournir une protection. La demanderesse ne s’est pas conformée à cette condition. »

D. Conclusions

[32] En somme, l’agent a conclu que la demanderesse [traduction] « avait présenté peu d’éléments de preuve à l’appui de son affirmation selon laquelle son ex‑époux la cherchera et lui fera du tort [...] à son retour. » Si son ex‑époux souhaitait nuire à Mme Alexander, Sainte‑Lucie serait en mesure de la protéger.

IV. NORME DE CONTRÔLE

[33] Les parties conviennent, tout comme moi, que le fond de la décision de l’agent doit être examiné selon la norme de la décision raisonnable : voir Demesa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 135, aux para 9‑10.

[34] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au para 85). Le décideur administratif est tenu « de justifier, de manière transparente et intelligible pour la personne visée, le fondement pour lequel il est parvenu à une conclusion donnée » (Vavilov, au para 96).

[35] Il incombe à la demanderesse de démontrer que la décision de l’agent est déraisonnable. Avant de pouvoir infirmer la décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue « qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100). Les erreurs doivent être « suffisamment capitale[s] ou importante[s] pour rendre [la décision] déraisonnable » (ibid.).

[36] En ce qui concerne la question de savoir si les exigences en matière d’équité procédurale ont été respectées, la cour de révision doit effectuer sa propre analyse du processus suivi par le décideur et établir elle‑même si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances, y compris à l’égard des facteurs énoncés aux paragraphes 21 à 28 de l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817; voir Chemin de fer Canadien Pacifique Ltée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, au para 54, et Elson c Canada (Procureur général), 2019 CAF 27, au para 31. Cela revient pratiquement à appliquer la norme de contrôle de la décision correcte : voir Chemin de fer Canadien Pacifique Ltée, aux para 49‑56, et Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196, au para 35. Il incombe à la demanderesse de démontrer qu’il y a eu un manquement aux exigences en matière d’équité procédurale.

V. QUESTIONS EN LITIGE

[37] J’énoncerais ainsi les questions en litige dans la présente demande :

VI. ANALYSE

A. La demande devrait‑elle être rejetée parce que la conduite de la demanderesse n’était pas irréprochable?

[38] Il ne fait aucun doute que Mme Alexander s’est mal conduite. Plus important encore, pendant qu’elle était en liberté sous caution, elle ne s’est pas présentée pour son renvoi le 25 octobre 2016, puis s’est soustraite à une arrestation pendant près de trois ans. Un tel mépris délibéré de ses obligations juridiques menace l’intégrité du système canadien d’immigration et du processus canadien d’asile : LIPR, art 3(1)f.1) et 3(2)e). Le défendeur soutient que cela rend Mme Alexander inadmissible à une réparation de la Cour. Sans vouloir minimiser, cautionner ou excuser l’inconduite de Mme Alexander, je ne suis pas d’accord.

[39] La réparation au moyen d’un contrôle judiciaire est un redressement discrétionnaire (Homex Realty and Development Co c Wyoming (Village), [1980] 2 RCS 1011, p. 1034‑1035) et il est souvent dit qu’il faut avoir les [traduction] « mains propres » pour avoir droit à un tel recours. Bien que cette idée soit familière, elle n’est pas toujours particulièrement utile. Dans son texte sur les injonctions et l’exécution en nature intitulé Injonctions and Specific Performance (Toronto : Thomson Reuters, 2018 (feuilles mobiles mises à jour en novembre 2018)), R.J. Sharpe souligne ceci :

[traduction]
Le principe voulant que « quiconque invoque l’equity doit être lui‑même sans reproche » est imagé, mais potentiellement trompeur, dans la mesure où il évoque l’existence d’un pouvoir général d’examiner tous les aspects de la conduite du demandeur et de refuser d’accorder la réparation si ladite conduite est offensante. Le principe des « mains propres » correspond davantage à une expression passe‑partout très générale qui englobe de nombreux facteurs discrétionnaires qu’il vaut mieux décrire en termes plus précis. En soi, le principe n’a aucune valeur analytique, même si, comme nous le verrons, il a parfois été employé comme s’il en avait une.

(au para 1.1030, notes de bas de page omises)

[40] La Cour d’appel fédérale a apporté à ce concept des précisions qui peuvent manquer ailleurs. Dans l’arrêt Canada (Revenu national) c Cameco Corporation, 2019 CAF 67, elle a déclaré que « le principe de la conduite irréprochable » est « un principe d’equity en vertu duquel on peut refuser à une partie un redressement auquel elle aurait normalement droit en raison de son comportement antérieur ou de sa mauvaise foi. Fait important, » a poursuivi la Cour d’appel, « pour qu’un comportement antérieur puisse justifier le refus d’un redressement, la conduite doit porter directement sur l’enjeu même de la revendication » (au para 37, renvois omis).

[41] L’arrêt qui fait encore autorité en ce qui concerne le principe de la conduite irréprochable dans le contexte de l’immigration et de la protection des réfugiés est l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Thanabalasingham, 2006 CAF 14. Le juge Evans, s’exprimant au nom de la Cour d’appel, a déclaré ce qui suit : « si la juridiction de contrôle est d’avis qu’un demandeur a menti, ou qu’il est d’une autre manière coupable d’inconduite, elle peut rejeter la demande sans la juger au fond ou, même ayant conclu à l’existence d’une erreur sujette à révision, elle peut refuser d’accorder la réparation sollicitée » (au para 9, souligné dans l’original). Comme l’a expliqué le juge Evans, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, une cour de révision « doit s’efforcer de mettre en balance d’une part l’impératif de préserver l’intégrité de la procédure judiciaire et administrative et d’empêcher les abus de procédure, et d’autre part l’intérêt public dans la légalité des actes de l’administration et dans la protection des droits fondamentaux de la personne » (au para 10).

[42] Le juge Evans a mentionné plusieurs facteurs à prendre en compte dans l’exercice dudit pouvoir discrétionnaire :

la gravité de l’inconduite du demandeur et la mesure dans laquelle cette dernière mine la procédure en cause;

la nécessité d’une dissuasion à l’égard d’une conduite semblable;

la nature de l’acte prétendument illégal de l’administration et la solidité apparente du dossier;

l’importance des droits individuels concernés et les conséquences probables pour le demandeur si la validité de l’acte administratif contesté est confirmée.

(au para 10)

[43] Comme l’a aussi mentionné le juge Evans, il ne s’agit pas d’une liste exhaustive, et les facteurs ne s’appliquent pas nécessairement à tous les cas.

[44] En appliquant tous ces facteurs, je ne suis pas convaincu que l’inconduite de Mme Alexander justifie soit de ne pas examiner le bien‑fondé de sa demande de contrôle judiciaire, soit de la rejeter, même si une erreur susceptible de contrôle dans la décision relative à l’ERAR était établie. Comme je l’ai déjà dit, l’inconduite était grave. Toutefois, elle ne nuit pas ou ne porte pas autrement atteinte à la capacité de la Cour de statuer sur le bien‑fondé de la demande de contrôle judiciaire. Bien qu’une telle conduite doive être découragée, il existe d’autres mécanismes pour y parvenir (p. ex., le processus de contrôle des motifs de détention en vertu de la LIPR et des règlements connexes, comme Mme Alexander l’a elle‑même certainement appris après son arrestation en août 2019). Étant donné que la cour de révision doit, de toute façon, examiner le bien‑fondé du contrôle judiciaire sous‑jacent afin d’évaluer « la solidité apparente du dossier », une évaluation complète de ce bien‑fondé n’entraînerait que peu de coûts supplémentaires pour l’administration de la justice. Plus important encore, de graves questions étaient en jeu dans la décision faisant l’objet du contrôle, y compris l’allégation de Mme Alexander selon laquelle elle risque d’être victime de violence aux mains de son ex‑époux si elle retourne à Sainte‑Lucie. Il s’agit d’une affaire où les droits fondamentaux de la personne sont en jeu. Dans de telles circonstances, il incombe à la cour de révision d’évaluer l’équité et le bien‑fondé juridique d’une décision qui, si elle est maintenue, facilitera le retour de Mme Alexander à Sainte‑Lucie.

B. L’agent a‑t‑il manqué aux exigences en matière d’équité procédurale en ne convoquant pas d’audience?

[45] Mme Alexander soutient que l’agent a manqué aux exigences en matière d’équité procédurale en tirant des conclusions défavorables quant à la crédibilité sans d’abord lui donner l’occasion de répondre aux réserves au sujet de sa crédibilité dans le cadre d’une audience. Je ne suis pas d’accord.

[46] Aux termes de l’alinéa 113b) de la LIPR, l’agent qui examine une demande d’ERAR peut tenir une audience s’il l’estime requis compte tenu des facteurs réglementaires. Les facteurs réglementaires sont énoncés à l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227, dont voici le libellé :

  • a) l’existence d’éléments de preuve relatifs aux éléments mentionnés aux articles 96 et 97 de la Loi qui soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur;

  • b) l’importance de ces éléments de preuve pour la prise de la décision relative à la demande de protection;

  • c) la question de savoir si ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que soit accordée la protection.

[47] Mme Alexander soutient qu’elle a fourni des [traduction] « éléments de preuve exhaustifs » à l’appui de sa demande et que la décision de l’agent selon laquelle ces éléments de preuve étaient insuffisants constitue en fait une conclusion déguisée sur la crédibilité qui n’aurait pas dû être tirée sans la tenue d’une audience. Je ne souscris pas à cette caractérisation du raisonnement de l’agent ou, plus fondamentalement, à la formulation des questions en l’espèce qui sous‑tendent ce raisonnement.

[48] Le droit à un ERAR visé au paragraphe 112(1) de la LIPR trouve son fondement dans les engagements nationaux et internationaux du Canada en faveur du principe de non‑refoulement : voir Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385, au para 10. Lorsqu’un délai s’est écoulé entre le rejet d’une demande d’asile et le renvoi du Canada, la question du risque peut devoir être examinée à nouveau, car les circonstances peuvent avoir changé entre‑temps, ou la personne peut faire face à un nouveau risque. L’ERAR vise donc « à déterminer si le degré de risque ou la nature du risque ont changé, à la suite de changements dans la situation du pays en cause ou de nouveaux éléments de preuve mis en lumière depuis la décision rendue par la SPR » (Kreishan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 223, au para 116; voir aussi Shaka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 798, aux para 40‑47).

[49] Une demande d’ERAR n’est pas un appel ou un réexamen de la décision antérieure de rejeter la demande d’asile; il s’agit d’une évaluation du risque auquel une personne est exposée au moment de son renvoi. Cependant, pour effectuer cette évaluation, le tribunal devra peut‑être se pencher sur la totalité ou une partie des mêmes questions de fait et de droit que celles examinées dans la demande antérieure, qui s’est soldée par un rejet.

[50] Dans l’arrêt Raza, il est souligné que ce chevauchement peut entraîner « un risque évident de multiplication inutile, voire abusive, des recours » dans une demande d’ERAR (au para 12). L’alinéa 113a) de la LIPR vise à atténuer ce risque en limitant les éléments de preuve sur lesquels un demandeur d’asile débouté peut s’appuyer dans le cadre d’une demande d’ERAR. L’arrêt Raza explique que cette disposition « repose sur l’idée que l’agent d’ERAR doit prendre acte de la décision de la SPR de rejeter la demande d’asile, à moins que des preuves nouvelles soient survenues depuis le rejet, qui auraient pu conduire la SPR à statuer autrement si elle en avait eu connaissance » (au para 13). Dans le même ordre d’idées, dans son analyse des règles d’admissibilité de la preuve dans les appels devant la SAR, la Cour d’appel fédérale a affirmé, en ce qui concerne les demandes d’ERAR, que « l’agent d’ERAR doit faire preuve de déférence eu égard à la décision négative rendue par la SPR et ne peut y déroger que sur la base d’une situation différente ou d’un risque nouveau » (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96, au para 47).

[51] En l’espèce, l’agent a adopté une approche très généreuse à l’égard de la preuve présentée par Mme Alexander à l’appui de sa demande d’ERAR. L’agent semble avoir été disposé à examiner tous ces éléments de preuve sans établir (ou du moins sans établir expressément) si une partie ou la totalité d’entre eux satisfaisaient au critère prévu à l’alinéa 113a) de la LIPR. Quoi qu’il en soit, l’agent était saisi de la question de savoir si l’un ou l’autre de ces éléments de preuve justifiait une conclusion différente de celle tirée par la SPR au sujet du risque auquel Mme Alexander fait face à Sainte‑Lucie. Comme le rejet de la demande d’asile par la SPR a donné lieu à des conclusions défavorables quant à la crédibilité de Mme Alexander, la question principale dont était saisi l’agent était de savoir si l’un ou l’autre de ces éléments de preuve pouvait infirmer les conclusions défavorables de la SPR en matière de crédibilité. Compte tenu de la nature de la preuve pertinente pour la question du risque dont était saisi l’agent (il s’agissait principalement de déclarations de tiers et rien de vraiment nouveau de la part de Mme Alexander elle‑même), l’agent s’est correctement concentré sur la suffisance de cette preuve plutôt que sur sa crédibilité : voir Ponniah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 386, aux para 37‑41. Par conséquent, aucun des facteurs qui justifieraient autrement la tenue d’une audience en vertu de l’alinéa 113b) de la LIPR n’a été invoqué.

[52] L’agent n’a tiré aucune conclusion défavorable déguisée quant à la crédibilité de Mme Alexander. Au lieu de cela, après avoir conclu qu’aucun des nouveaux éléments de preuve n’était suffisant pour infirmer la conclusion de la SPR selon laquelle l’exposé circonstancié de Mme Alexander n’était pas crédible, l’agent s’est appuyé sur les décisions antérieures de la SPR, comme il avait le droit de le faire : voir Perampalam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 909, au para 20, et Kuba c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1298, au para 22. Cette façon de faire ne déclenchait pas le droit à une audience pour des raisons d’équité procédurale.

[53] La question de savoir si l’évaluation de la preuve faite par l’agent, y compris le fait de s’appuyer sur les conclusions défavorables de la SPR en matière de crédibilité, est déraisonnable constitue une autre question que je vais maintenant examiner.

C. La décision est‑elle déraisonnable?

[54] Mme Alexander soutient que la décision est déraisonnable parce que l’évaluation de l’agent comportait des lacunes dans quatre aspects de sa demande d’ERAR, soit son besoin de diagnostic et de traitement en matière de santé mentale, la protection de l’État, l’ordonnance de protection du tribunal de la famille et la preuve fournie par ses enfants. Je ne suis pas d’accord pour dire qu’il y a une erreur dans l’évaluation de l’agent au sujet des troubles de santé mentale ou de la protection de l’État. En revanche, je conviens que l’évaluation faite par l’agent de l’ordonnance de protection du tribunal de la famille et de la preuve fournie par les enfants de Mme Alexander est erronée. Cependant, je ne suis pas convaincu que ces erreurs sont si importantes qu’elles justifient l’annulation de la décision.

[55] La question des besoins en santé mentale de Mme Alexander peut être réglée facilement. Mme Alexander a présenté des éléments de preuve démontrant qu’elle souffrait de troubles de santé mentale nécessitant un diagnostic et un traitement qui ne lui seraient pas accessibles à Sainte‑Lucie. Elle soutient que l’agent a commis une erreur en ne tenant pas compte de cette preuve. Bien que l’agent aborde cette question de façon très brève, il n’y a rien à ajouter. L’agent avait tout à fait raison de dire que Mme Alexander n’aurait pas droit à la protection pour ce motif : voir l’art 97(1)b)(iv) de la LIPR.

[56] En ce qui concerne la protection de l’État, Mme Alexander conteste la conclusion de l’agent pour deux motifs. Premièrement, elle soutient que l’agent aurait dû évaluer la question à la lumière des Directives numéro 4 du président de la CISR – Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe. Deuxièmement, elle soutient que la conclusion est déraisonnable parce que l’agent n’a pas tenu compte des éléments de preuve au dossier selon lesquels la protection de l’État pour les victimes de violence familiale à Sainte‑Lucie est inadéquate.

[57] Je souligne d’abord que l’agent principal qui a rendu la décision relative à la demande d’ERAR n’est pas un décideur de la CISR et que, par conséquent, les Directives du président ne s’appliquent pas directement aux demandes d’ERAR. Même en admettant que les Directives numéro 4 énoncent des principes généraux qui peuvent être pertinents dans le cadre d’une demande d’ERAR fondée sur le risque de violence familiale, ces principes sont au mieux accessoires par rapport aux questions dont était saisi le décideur en l’espèce. Cela pourrait expliquer pourquoi l’avocate n’a pas mentionné les Directives numéro 4 dans ses observations écrites détaillées à l’appui de la demande d’ERAR. Plus important encore, Mme Alexander ne m’a pas convaincu que l’analyse de la protection de l’État est indéfendable à la lumière des Directives numéro 4. Rien ne laisse croire que l’évaluation de la protection de l’État faite par l’agent est incompatible avec l’un des principes énoncés dans les Directives numéro 4 (dans la mesure où l’un d’entre eux s’applique).

[58] Ensuite, Mme Alexander ne m’a pas convaincu que l’agent n’a pas tenu compte d’éléments de preuve importants relatifs à la question de la protection de l’État. Elle mentionne des éléments de preuve relatifs aux défis auxquels Sainte‑Lucie doit faire face dans le traitement de la violence familiale, mais les éléments de preuve à cet effet sont énoncés dans les extraits mêmes des rapports sur les conditions dans le pays que l’agent inclut dans la décision. Il n’est pas nécessaire de s’appuyer sur la présomption selon laquelle l’agent a tenu compte de cette preuve parce qu’elle se trouve quelque part au dossier; cette preuve se trouve dans la décision elle‑même et l’agent l’a manifestement prise en compte. À moins que l’appréciation de cette preuve par l’agent ne soit déraisonnable, il n’est pas loisible à une cour de révision d’intervenir (voir Vavilov, au para 85). Le fardeau de réfuter la présomption de protection de l’État incombait à Mme Alexander. L’analyse même de la preuve relative aux conditions dans le pays faite par l’agent aurait certainement pu être plus approfondie, mais Mme Alexander ne m’a pas convaincu qu’il était déraisonnable pour l’agent de conclure qu’elle n’avait pas réfuté la présomption selon laquelle Sainte‑Lucie la protégerait au besoin.

[59] Par contre, je suis d’accord avec Mme Alexander pour dire que l’agent a commis une erreur à deux autres égards.

[60] Premièrement, je suis d’accord avec Mme Alexander pour dire que l’évaluation faite par l’agent de l’ordonnance de protection du tribunal de la famille est déraisonnable.

[61] Afin de faciliter la compréhension, je rappelle que la conclusion de l’agent au sujet de l’ordonnance de protection est ainsi libellée :

[traduction]
S’il est possible que l’ordonnance ait été datée incorrectement, la SPR a conclu que le « témoignage non crédible » de la demanderesse était l’un des deux facteurs déterminants lorsqu’elle a accordé peu de poids à cette ordonnance de protection. Par conséquent, cette preuve ne me mène pas à une conclusion différente de celle de la SPR et je lui accorde peu de poids pour établir un risque personnalisé éventuel pour la demanderesse.

[62] À mon avis, l’évaluation de l’ordonnance de protection faite par l’agent est tout simplement inintelligible. La SPR ne s’est pas fondée sur la divergence dans les dates de l’ordonnance de protection ou sur le témoignage non crédible de Mme Alexander au sujet du contenu de l’ordonnance de protection (les deux [traduction] « facteurs déterminants » évoqués par l’agent) simplement pour accorder [traduction] « peu de poids » à ce document. La SPR s’est plutôt appuyée sur ces facteurs pour conclure que l’ordonnance de protection elle‑même était frauduleuse. Cela a mené à une conclusion défavorable importante quant à la crédibilité générale de Mme Alexander. (La SPR a écrit : [traduction] « La présentation d’un document frauduleux porte atteinte à la crédibilité d’un demandeur d’asile parce qu’elle laisse supposer que l’allégation étayée par le document est fausse. De plus, la crédibilité générale d’un témoin est amoindrie lorsqu’il démontre qu’il est prêt à produire ou à obtenir un faux document officiel et à présenter un faux témoignage à l’appui de celui‑ci. ») Toutefois, la nouvelle preuve relative à l’ordonnance de protection remet nécessairement en question la conclusion de la SPR au sujet de l’authenticité du document. Selon cette preuve, la divergence entre les dates découle d’une erreur commise par inadvertance qui a été corrigée. De plus, et ce qui est le plus important, cette preuve constitue une preuve prima facie solide selon laquelle l’ordonnance de protection est authentique. Il est tout simplement incompréhensible que cette preuve n’ait pas mené l’agent à une conclusion différente de celle de la SPR au sujet du poids à accorder à l’ordonnance de protection.

[63] Deuxièmement, je suis également d’accord avec Mme Alexander pour dire que l’évaluation faite par l’agent des éléments de preuve fournis par ses enfants est déraisonnable.

[64] Mme Alexander soutient qu’il était déraisonnable de la part de l’agent de donner peu de poids au témoignage de ses enfants parce qu’ils [traduction] « ont un intérêt direct en ce qui concerne l’issue de cette décision » : voir Tabatadze c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 24, aux para 4‑7. Le défendeur réplique que ce n’est pas la seule raison que l’agent a donnée pour accorder peu de poids aux affidavits. L’agent a également tenu compte des conclusions de la SPR quant à la crédibilité et du fait que [traduction] « peu d’éléments de preuve documentaire ont été fournis à l’appui des affidavits ». À mon avis, aucun de ces facteurs supplémentaires n’appuie le caractère raisonnable de la décision de l’agent.

[65] Tout d’abord, après l’examen de la question de [traduction] « [l’]intérêt direct », il ne fait aucun doute que, logiquement et d’après l’expérience commune, l’intérêt d’un témoin à l’égard de l’issue d’une procédure peut être un facteur pertinent dans l’évaluation du poids à accorder au témoignage de ce témoin. Toutefois, la Cour a jugé nécessaire d’intervenir dans les cas où les décideurs ont diminué la valeur de la preuve pour cette seule raison et sans tenir compte d’autres facteurs pouvant avoir une incidence sur le poids de la preuve (p. ex., le fait de prêter serment ou de faire une affirmation solennelle, le fait que la preuve soit compatible avec d’autres éléments de preuve crédibles ou corroborée à l’égard d’aspects importants, etc.). Voir l’arrêt Tabatadze aux para 4‑7 et la jurisprudence qui y est citée; voir aussi Aisowieren c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CF 305, aux para 15‑16 et la jurisprudence qui y est citée.

[66] Je conviens avec le défendeur que l’agent ne s’est pas appuyé uniquement sur ce facteur pour accorder peu de poids aux affidavits des enfants de Mme Alexander. Toutefois, un examen plus attentif révèle que l’évaluation faite par l’agent de cette preuve n’est étayée par aucun des autres facteurs mentionnés par l’agent. Compte tenu de la lacune dans l’évaluation faite par l’agent de l’ordonnance de protection du tribunal de la famille dont il a été question précédemment, il était déraisonnable de la part de l’agent de simplement invoquer [traduction] « les conclusions quant à la crédibilité de la SPR » – ou à tout le moins, de le faire sans autre analyse des raisons pour lesquelles ces conclusions étaient toujours valables même si l’ordonnance de protection est authentique. De plus, le simple fait de mentionner l’absence de [traduction] « preuve documentaire » à l’appui des affidavits n’ajoute rien à la transparence, à l’intelligibilité ou à la justification de la décision. Pour qu’il s’agisse d’un facteur important, il doit y avoir une explication du type de preuve documentaire que Mme Alexander aurait raisonnablement dû fournir à l’appui des affidavits et de la raison pour laquelle un tel [traduction] « appui » était nécessaire au départ. L’agent n’a fourni ni l’un ni l’autre. Ce qui reste, donc, c’est simplement le prétendu [traduction] « intérêt direct » des enfants de Mme Alexander dans l’issue de la demande. À lui seul, et sans analyse d’autres facteurs susceptibles d’avoir une incidence sur la valeur de cette preuve, ce facteur constitue un fondement déraisonnable pour accorder [traduction] « peu de poids » aux affidavits.

[67] Cela m’amène enfin à la question de savoir si ces erreurs sont suffisamment capitales ou importantes pour rendre la décision dans son ensemble déraisonnable. J’estime qu’elles ne le sont pas. Bien que l’évaluation faite par l’agent des affidavits des enfants de Mme Alexander comporte les lacunes que je viens de décrire, j’ai de sérieux doutes quant à la question de savoir si la majeure partie de cette preuve a été présentée à l’agent de façon appropriée, compte tenu des exigences de l’alinéa 113a) de la LIPR. Mis à part quelques références génériques à des événements plus récents, les affidavits portent presque entièrement sur des éléments de preuve qui datent d’avant le rejet de la demande d’asile, qui auraient été accessibles à Mme Alexander au moment de son audience relative à la demande d’asile, et pour lesquels il était raisonnable de s’attendre à ce que Mme Alexander les présente à la SPR. (Il convient de se rappeler que Mme Alexander a présenté des lettres de deux de ses enfants à la SPR.) Une erreur concernant des éléments de preuve inadmissibles est, au mieux, accessoire au bien‑fondé de la décision. Quoi qu’il en soit, les deux erreurs que j’ai relevées ne concernent que l’évaluation faite par l’agent de la suffisance de la preuve selon laquelle Mme Alexander risquerait de subir un préjudice aux mains de TF si elle retournait à Sainte‑Lucie. Ni l’une ni l’autre n’a d’incidence sur la décision de l’agent selon laquelle Mme Alexander disposerait de la protection de l’État si TF continuait de poser un risque pour elle, décision que j’ai jugée raisonnable. Cela constitue un motif suffisant pour confirmer la décision. Par conséquent, aucune de ces erreurs ne rend la décision dans son ensemble déraisonnable ou ne justifie l’annulation de la décision.

VII. CONCLUSION

[68] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[69] Les parties n’ont soulevé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.

[70] Enfin, l’intitulé original de la cause désigne le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté comme défendeur. Même si c’est ainsi que le défendeur est maintenant connu, son nom demeure le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration selon la loi : Règles des Cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22, art. 5(2), et LIPR, art. 4(1). L’intitulé original désignait aussi le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile en tant que défendeur. Les parties conviennent que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration devrait être le seul défendeur. Par conséquent, l’intitulé est modifié de manière à ce que le défendeur désigné soit le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, et que le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile soit retiré.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑6781‑19

LA COUR STATUE :

  1. L’intitulé de la cause est modifié de manière à ce que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration soit désigné en tant que défendeur et que le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile soit retiré.

  2. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  3. Aucune question de portée générale n’est énoncée.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Vézina


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑6781‑19

 

INTITULÉ :

SOPHIE ILLUMINATA PHILOMINA ALEXANDER c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

19 MAI 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

20 JUILLET 2021

 

COMPARUTIONS :

Tyna Vayalilkollattu

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Judy Michaely

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Vayalilkollattu Law

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.