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Date : 20210715


Dossier : IMM‑6536‑19

Référence : 2021 CF 746

[traduction française]

Ottawa (Ontario), le 15 juillet 2021

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

GUANQUN ZHANG

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, monsieur Guanqun Zhang, est réputé interdit de territoire au Canada pour activités de criminalité organisée au sens de l’alinéa 37(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR) pour s’être livré au blanchiment d’argent. Le fondement de cette allégation était énoncé dans un rapport d’interdiction de territoire (le rapport d’interdiction de territoire) établi par un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) en vertu du paragraphe 41(1) de la LIPR. Un délégué (le délégué) du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le ministre) a conclu que le rapport d’interdiction de territoire était fondé et l’a déféré à la Section de l’immigration (la SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR) pour fins d’enquête en vertu du paragraphe 44(2) de la LIPR. Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision du délégué.

[2] Le demandeur affirme que le délégué a commis une erreur en ne tenant pas compte des irrégularités sous‑tendant le rapport d’interdiction de territoire et en ne prenant pas en compte les certificats qu’il a présentés montrant que ses parents n’avaient pas fait l’objet de condamnations criminelles en Chine (les certificats de non‑condamnation au criminel), entre autres choses.

[3] J’estime que la décision du délégué est déraisonnable et n’a pas été prise conformément aux principes de l’équité procédurale. Le rapport d’interdiction de territoire précède les éléments de preuve prétendument pris en compte, ce qui occulte la question de savoir si l’agent de l’ASFC qui a rédigé le rapport d’interdiction de territoire a pris en compte les éléments de preuve pertinents. De plus, le délégué a omis de prendre en compte les certificats de non‑condamnation au criminel présentés par le demandeur puisque ceux‑ci n’étaient pas mentionnés dans la décision du délégué et ne figuraient pas dans le dossier certifié du tribunal (le DCT). Par conséquent, j’accueille la présente demande de contrôle judiciaire.

II. Faits

A. Le demandeur

[4] Le demandeur est un citoyen de la Chine âgé de 28 ans. Il est entré pour la première fois au Canada en avril 2012 à titre d’étudiant et y est resté en tant que travailleur étranger.

[5] Un agent de l’ASFC a établi le rapport d’interdiction de territoire le 2 février 2017, lequel repose sur les éléments de preuve mis en évidence dans le [traduction] « rapport circonstancié établi en vertu du paragraphe 44(1) et de l’article 55 » (le rapport circonstancié), en date du 13 décembre 2017. L’agent de l’ASFC qui a établi le rapport d’interdiction de territoire est le même qui a rédigé le rapport circonstancié.

[6] Le rapport circonstancié concluait qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était interdit de territoire au Canada pour s’être livré au blanchiment d’argent transnational. Il prenait en compte, notamment, les éléments de preuve qui suivent :

Les parents du demandeur, qui résident tous les deux au Canada actuellement, sont recherchés par les autorités en Chine parce qu’ils ont fait l’objet d’une condamnation à une peine en lien avec une fraude prétendue de quelque 200 millions de dollars touchant 60 000 investisseurs.

Plusieurs rapports du Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada selon lesquels le demandeur a pris part à des transferts de fonds internationaux totalisant plus de 30 millions de dollars, dont certains ont été signalés comme étant douteux.

Un rapport de Travaux publics et Services gouvernementaux Canada (le rapport de TPSGC), en date du 1er octobre 2015, selon lequel les transferts de fonds effectués par le demandeur recelaient plusieurs signes de blanchiment d’argent.

Le demandeur a acheté et vendu des propriétés au Canada, dont une maison de quelque 2 millions de dollars.

Une saisie d’espèces par l’ASFC à l’Aéroport international Pierre Elliott‑Trudeau de Montréal en août 2012 impliquant le demandeur, alors que celui‑ci avait omis de déclarer qu’il avait sur lui plus des 10 000 $ permis en entrant au Canada.

Un interrogatoire de la police avec un ancien partenaire commercial des parents du demandeur, qui a vu les parents transférer de 40 à 50 millions de dollars au compte bancaire canadien du demandeur.

B. Décision faisant l’objet du contrôle et historique des procédures

[7] Dans une décision en date du 19 mars 2018, le délégué a conclu que le rapport d’interdiction de territoire était fondé et l’a déféré à la SI pour fins d’enquête. La décision du délégué est la décision faisant l’objet de la présente demande.

[8] Le 16 octobre 2019, le demandeur a reçu un dossier de renseignements daté du 23 juillet 2019, lequel faisait état des éléments de preuve que l’ASFC avait l’intention d’invoquer lors de son enquête.

[9] Le demandeur a remis. le 24 octobre 2019, les certificats de non‑condamnation au criminel à l’ASFC, lesquels montraient que ses parents n’avaient pas fait l’objet de condamnations criminelles en Chine.

III. Cadre législatif

[10] Selon l’alinéa 37(1)b) de la LIPR, les résidents permanents et les étrangers sont interdits de territoire au Canada pour activités de criminalité organisée s’ils se livrent au blanchiment d’argent dans le cadre de la criminalité transnationale :

Activités de criminalité organisée

Organized criminality

37 (1) Emportent interdiction de territoire pour criminalité organisée les faits suivants :

37 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of organized criminality for

[…]

[…]

b) se livrer, dans le cadre de la criminalité transnationale, à des activités telles le passage de clandestins, le trafic de personnes ou le recyclage des produits de la criminalité.

(b) engaging, in the context of transnational crime, in activities such as people smuggling, trafficking in persons or laundering of money or other proceeds of crime.

[11] Les agents de l’ASFC sont habilités à mener enquête à l’égard d’allégations d’interdiction de territoire. S’ils sont convaincus à l’issue de leur enquête qu’une personne est interdite de territoire, ils doivent produire un rapport faisant état des motifs d’interdiction de territoire et d’autres renseignements pertinents. Ils transmettent alors ce rapport au ministre en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR :

Rapport d’interdiction de territoire

Preparation of report

44 (1) S’il estime que le résident permanent ou l’étranger qui se trouve au Canada est interdit de territoire, l’agent peut établir un rapport circonstancié, qu’il transmet au ministre. .

44 (1) An officer who is of the opinion that a permanent resident or a foreign national who is in Canada is inadmissible may prepare a report setting out the relevant facts, which report shall be transmitted to the Minister.

[12] Conformément au paragraphe 44(2) de la LIPR, le ministre examine le rapport d’interdiction de territoire de l’ASFC et s’il estime que celui‑ci est fondé, il peut déférer l’affaire à la SI pour enquête :

Suivi

Referral or removal order

44 (2) S’il estime le rapport bien fondé, le ministre peut déférer l’affaire à la Section de l’immigration pour enquête, sauf s’il s’agit d’un résident permanent interdit de territoire pour le seul motif qu’il n’a pas respecté l’obligation de résidence ou, dans les circonstances visées par les règlements, d’un étranger; il alors prendre une mesure de renvoi.

44 (2) If the Minister is of the opinion that the report is well‑founded, the Minister may refer the report to the Immigration Division for an admissibility hearing, except in the case of a permanent resident who is inadmissible solely on the grounds that they have failed to comply with the residency obligation under section 28 and except, in the circumstances prescribed by the regulations, in the case of a foreign national. In those cases, the Minister may make a removal order.

[13] Dans la décision Lin c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 862 (Lin 2019), confirmée par 2021 CAF 81, le juge Barnes a judicieusement décrit l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre prévu au paragraphe 44(2) de la LIPR en ces termes :

[16] Au reste, ni l’agent ni le délégué ne sont autorisés à tirer des conclusions de fait ou de droit et ne sont tenus de le faire. Ils procèdent à un examen sommaire du dossier dont ils sont saisis et, à partir de celui‑ci, ils expriment une opinion non exécutoire sur une potentielle interdiction de territoire. Il n’y a là rien de plus qu’une simple démarche de présélection qui enclenche un processus décisionnel. C’est à l’étape de la décision que les questions controversées de droit et de preuve peuvent être appréciées et réglées. Comme l’a statué la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c Cha, 2006 CAF 126 aux paragraphes 47 et 48, [2007] 1 RCF 409, le processus de renvoi ne vise que l’appréciation des faits qui peuvent être facilement et objectivement vérifiés au niveau de l’enquête. Une appréciation longue et détaillée des questions qui peuvent être dûment appréciées et réglées dans des procédures ultérieures n’est pas nécessaire. Lorsqu’il existe un quelconque pouvoir discrétionnaire de ne pas renvoyer l’affaire à la SI, il incombe à l’agent et au délégué de déterminer la façon dont ce pouvoir sera exercé, de même que les éléments de preuve qui seront utilisés à cet effet.

[Non souligné dans l’original.]

IV. Question préliminaire : La demande est‑elle prématurée?

[14] Le défendeur soutient que la présente demande devrait être rejetée parce qu’elle est prématurée. Il estime qu’il est inopportun à ce stade de solliciter le contrôle judiciaire de la décision du délégué parce que la SI peut apporter au demandeur une réparation satisfaisante lorsqu’elle tranchera la question de son interdiction de territoire prétendue.

[15] En règle générale, le contrôle judiciaire ne devrait être introduit, sauf dans des circonstances exceptionnelles, que lorsque tous les recours administratifs possibles et appropriés ont été épuisés. Cette règle vise à éviter la fragmentation du processus administratif et les coûts associés à un contrôle judiciaire interlocutoire lorsque le demandeur est susceptible d’obtenir gain de cause au terme du processus administratif (Canada (Agence des services frontaliers) c C.B. Powell Limited, 2010 CAF 61 aux para 31 à 33).

[16] La Cour d’appel fédérale a récemment confirmé dans l’arrêt Lin c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CAF 81 (Lin 2021), que le contrôle judiciaire de la décision rendue par le ministre en vertu du paragraphe 44(2) de la LIPR ne devrait être accordé qu’en des circonstances exceptionnelles, étant donné que la CISR est généralement en mesure d’apporter des réparations adéquates :

[traduction]

[4] Dans les présentes affaires, les délégués du ministre, agissant conformément au paragraphe 44, ont exprimé des opinions fondées sur des faits selon lesquelles les circonstances étaient suffisantes pour justifier un examen plus approfondi et une décision en matière contentieuse sur l’interdiction de territoire par la Section de l’immigration et, si nécessaire, la Section d’appel de l’immigration. Le processus s’apparente à une démarche de présélection en ce sens qu’il n’y a pas de conclusion d’interdiction de territoire et aucun changement dans le statut. Les appelants auront pleinement l’occasion de produire des éléments de preuve et de faire valoir leurs arguments factuels et juridiques et leurs préoccupations quant aux questions pertinentes devant la Section de l’immigration et la Section d’appel de l’immigration. Cela comprend toute question relative à l’équité procédurale ou question de fond se rapportant au processus de présélection prévu au paragraphe 44 qui limite la capacité de la Section de l’immigration de trancher l’affaire. Cela comprend aussi la question de savoir s’il y a eu de fausses déclarations ayant entraîné l’octroi de la résidence permanente, la question des connaissances pertinentes des appelants, et toute considération d’ordre humanitaire. Par conséquent, dans les présentes affaires, des procédures devant la Section de l’immigration ou la Section d’appel de l’immigration sont possibles et appropriées.

[5] En règle générale, le contrôle judiciaire ne devrait être introduit que lorsque tous les recours administratifs possibles et appropriés ont été épuisés. Cela est étayé par l’interdiction figurant à l’alinéa 72(2)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés qui interdit le contrôle judiciaire tant que toutes les voies d’appel administratives ne sont pas épuisées.

[Renvois omis.]

[17] L’argument avancé par le défendeur est convaincant; toutefois, j’estime que l’arrêt Lin 2021 est différent de la présente affaire.

[18] Dans l’arrêt Lin 2021, les appelants étaient présumés interdits de territoire pour fausses déclarations au sens du paragraphe 40(1) de la LIPR et, par conséquent, avaient le droit d’interjeter appel de la décision de la SI quant à leur interdiction de territoire devant la Section d’appel de l’immigration (la SAI). En revanche, le demandeur, par application du paragraphe 64(1) de la LIPR, ne peut pas interjeter appel à l’égard de la décision de la SI devant la SAI s’il est déclaré interdit de territoire pour activités de criminalité organisée aux termes du paragraphe 37(1) de la LIPR.

[19] Contrairement à la SI, la SAI peut prendre en compte des motifs d’ordre humanitaire au titre de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR. Comme le demandeur ne peut pas faire appel de la décision de la SI devant la SAI s’il est jugé interdit de territoire, le processus de la CISR ne permet pas au demandeur d’invoquer des motifs d’ordre humanitaire. De plus, le demandeur ne peut pas demander le statut de résident permanent par le truchement d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR.

[20] Par conséquent, le délégué offre au demandeur une réparation qui n’est pas disponible devant la CISR ni ailleurs dans le processus administratif, puisqu’il a le pouvoir discrétionnaire de prendre en compte des motifs d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 44(2) de la LIPR (Singh c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 1170 aux para 23 à 25, 34 et 35). Même si le délégué n’est pas tenu de prendre en compte des motifs d’ordre discrétionnaire, particulièrement dans les cas où un étranger est présumé interdit de territoire pour des motifs de grande criminalité, je n’en estime pas moins qu’il conserve un certain pouvoir discrétionnaire à cet égard (McAlpin c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 422 au para 65; Melendez c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 1363 au para 34).

[21] Je constate que le ministre ne peut pas prendre en compte des motifs d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 44(2) de la LIPR en ce qui concerne un étranger présumé interdit de territoire pour criminalité au titre de l’article 36 (Cha c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 126 (Cha) au para 35). Je ne suis toutefois pas convaincu que cela s’applique à un étranger présumé interdit de territoire pour activités de criminalité organisée au sens du paragraphe 37(1) de la LIPR. Contrairement à ce que prévoit l’article 36, l’interdiction de territoire au sens du paragraphe 37(1) ne nécessite pas une déclaration de culpabilité, et la mesure de renvoi précise exigée au paragraphe 228(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227, telle qu’elle est examinée dans la décision Cha, ne s’applique pas.

[22] En somme, je suis d’avis que la présente demande de contrôle judiciaire n’est pas prématurée. Je tire cette conclusion à la lumière des facteurs qui sont énumérés dans l’arrêt Strickland c Canada (Procureur général), 2015 CSC 37, au para 42, et en particulier à la lumière de la conclusion selon laquelle la CISR n’a pas la même faculté d’accorder une réparation que le délégué en ce qui concerne les motifs d’ordre humanitaire pour les personnes qui ne peuvent pas interjeter appel devant la SAI. Comme c’est le cas du demandeur, les circonstances de l’espèce justifient que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire d’entendre la présente demande de contrôle judiciaire sur le fond (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 36).

V. Questions en litige et norme de contrôle

[23] La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions qui suivent :

  1. La décision est‑elle déraisonnable?

  2. Le délégué a‑t‑il manqué à son obligation d’équité?

[24] La première question est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Harms‑Barbour c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 59 au para 18, citant l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov) aux para 10, 16 et 17), tandis que la seconde l’est selon ce qui est particulièrement bien reflété dans la norme de la décision correcte (Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35).

[25] La norme de la décision raisonnable est une norme de contrôle déférente, mais rigoureuse (Vavilov, aux para 12 et 13). La cour de révision doit établir si la décision qui fait l’objet du contrôle, y compris son raisonnement et son résultat, est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov, au para 15). Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). Ce qui est raisonnable dépend du contexte administratif pertinent, du dossier dont disposait le décideur et des répercussions de la décision sur les personnes concernées par celle‑ci (Vavilov, aux para 88 à 90, 94, 133 à 135).

[26] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit établir que la décision contient des lacunes suffisamment capitales ou importantes (Vavilov, au para 100). Les cours de révision doivent s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur, et, à moins de circonstances exceptionnelles, elles ne doivent pas modifier les conclusions de fait (Vavilov, au para 125.

[27] En revanche, la norme de la décision correcte est une norme de contrôle qui ne commande aucune déférence. Dans le contexte de l’équité procédurale, la question centrale est celle de savoir si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances, y compris à l’égard des facteurs énoncés dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 (Baker), aux para 21 à 28 (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54).

VI. Analyse

A. La décision du délégué est‑elle déraisonnable?

[28] Le demandeur affirme que le délégué a commis une erreur en ne se demandant pas pourquoi le rapport d’interdiction de territoire était daté du 2 février 2017, et, par conséquent, précédait le rapport circonstancié du 13 décembre 2017.

[29] Je suis convaincu par l’argument du demandeur. La conclusion figurant dans le rapport d’interdiction de territoire selon laquelle le demandeur est interdit de territoire repose sur les éléments de preuve contenus dans le rapport circonstancié. Le fait que le rapport d’interdiction de territoire précède le rapport circonstancié soulève par conséquent la préoccupation selon laquelle le rapport d’interdiction de territoire a été produit avant que les éléments de preuve sur lesquels il repose ne soient élaborés.

[30] Je constate que la décision du délégué de déférer le rapport d’interdiction de territoire s’apparente à une démarche de présélection et par conséquent ne commande pas une appréciation longue et détaillée des questions controversées (Lin 2019, au para 16). Toutefois, l’écart entre les dates du rapport d’interdiction de territoire et du rapport circonstancié est troublant. Comme je ne peux pas discerner le raisonnement du délégué pour justifier cet élément dans ses motifs ou dans le dossier, je conclus que la décision du délégué est déraisonnable (Vavilov, au para 98).

[31] Le défendeur prétend que le rapport d’interdiction de territoire précède le rapport circonstancié parce que la date du rapport d’interdiction de territoire reflète le moment où il a été amorcé, et non pas celui où il a été parachevé. Cet argument n’est pas étayé par les éléments de preuve figurant au dossier; par conséquent, je tranche l’affaire selon le principe que les décisions sont rendues lorsqu’elles sont signées et datées. Le rapport d’interdiction de territoire conclut que le demandeur s’est livré à l’activité criminelle transnationale du blanchiment d’argent selon les éléments de preuve contenus dans le rapport circonstancié. Comme il n’y avait pas d’éléments de preuve pour expliquer les raisons pour lesquelles le rapport d’interdiction de territoire reposait sur des conclusions qui précédaient son parachèvement, j’estime qu’il était déraisonnable que le délégué ne remette pas en question cette divergence.

[32] De plus, le demandeur soutient que le délégué, quand il a l’a déclaré interdit de territoire, s’est fondé uniquement sur les fraudes que ses parents auraient commises et sur le fait qu’il était riche. Il estime que le raisonnement du délégué équivaut à de la [traduction] « culpabilité par association ».

[33] Je conviens avec le demandeur que le rapport d’interdiction de territoire ne contient pas d’éléments de preuve démontrant qu’il se soit livré au blanchiment d’argent. Selon le rapport d’interdiction de territoire, la [traduction] « dernière étape » du blanchiment d’argent est [traduction] « l’intégration », qui consiste à réintroduire les fonds dans l’économie afin de leur donner une apparence légitime. Selon le rapport de TPSGC, à ce stade, des transactions fictives (prêts, ventes ou gains en capital) sont élaborées afin de donner une apparence légitime aux bénéfices illicites.

[34] Le rapport d’interdiction de territoire se fondait essentiellement sur les conclusions du rapport de TPSGC en tant que preuve des actes d’intégration qu’aurait commis le demandeur. De plus, le rapport d’interdiction de territoire mentionnait en quoi l’achat par le demandeur d’une maison de quelque deux millions de dollars était [traduction] « très suspect et pouvait être considéré comme une tentative d’intégrer des fonds qu’il avait reçus de ses parents ».

[35] J’estime que le délégué a eu tort de conclure que le rapport de TPSGC contenait suffisamment d’information pour établir que les actes d’intégration qu’aurait commis le demandeur étaient fondés.

[36] Les éléments de preuve d’intégration figurant dans le rapport de TPSGC étaient fragmentaires. L’auteur du rapport a affirmé ce qui suit : [traduction] « [b]ien que je ne dispose pas de suffisamment de documentation pour étayer complètement l’intégration des bénéfices dans l’économie, j’ai pu observer les exemples suivants qui pourraient être des preuves d’une telle intégration et d’un possible blanchiment d’argent ». Les exemples fournis consistaient dans plusieurs transferts de fonds importants entre le compte bancaire du demandeur et diverses entités, dont son père.

[37] Le délégué n’a pas expliqué en quoi les achats et les transferts mentionnés précédemment constituaient de l’intégration. Bien que le délégué ait eu raison de conclure que le demandeur avait déplacé des sommes d’argent considérables d’une manière suspecte, déplacer ne signifie pas blanchir. Selon les éléments de preuve, le blanchiment d’argent suppose l’intégration, processus de conversion qui maquille la provenance de l’argent du demandeur pour donner l’impression que les fonds ont été acquis de manière légitime. L’intégration est l’opération qui différencie manifestement le blanchiment d’argent des transactions commerciales légitimes. Toutefois, ni le rapport de TPSGC ni le délégué n’expliquent en quoi le transfert de fonds ou l’achat d’une maison constitue de l’intégration.

[38] Il ressort du dossier que l’intégration est un élément essentiel du blanchiment d’argent. Par conséquent, j’estime qu’il était essentiel que le délégué établisse que l’intégration alléguée des fonds par le demandeur était fondée. Comme je ne peux pas discerner le raisonnement du délégué pour cette conclusion, que ce soit dans les motifs du délégué ou dans le dossier, je conclus que la décision du délégué est déraisonnable (Vavilov, au para 98).

B. Le délégué a‑t‑il manqué à son obligation d’équité?

[39] L’obligation d’équité comprend le fait de donner aux personnes visées par la décision la possibilité de présenter leurs points de vue complètement ainsi que des éléments de preuve de sorte qu’ils soient considérés par le décideur (Baker, au para 22). Comme il est confirmé dans l’arrêt Vavilov, au paragraphe 77, le contenu de l’obligation d’équité procédurale dans un cas donné dépend des circonstances et est apprécié par la prise en compte des facteurs suivants énoncés dans l’arrêt Baker :

la nature de la décision recherchée et le processus suivi pour y parvenir;

la nature du régime législatif;

l’importance de la décision pour l’individu ou les individus visés;

les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision;

les choix de procédure faits par le décideur administratif lui‑même.

[40] Après avoir appliqué les facteurs mentionnés plus haut, j’estime que l’obligation d’équité du délégué en l’espèce se situe tout au bas de l’échelle. Quoi qu’il en soit, à son niveau le plus élémentaire, l’équité procédurale exige qu’un demandeur ait la possibilité d’être entendu.

[41] En l’espèce, le délégué a manqué à son obligation d’équité en n’incluant pas les certificats de non‑condamnation au criminel dans le DCT, lequel représente les éléments de preuve que le délégué a pris en compte. Cette omission équivaut à un déni du droit d’être entendu (Togtokh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 581 aux para 16 à 19, citant la décision Vulevic c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 872 aux para 5 et 6).

[42] J’estime que le délégué aurait pu prendre en compte les certificats de non‑condamnation au criminel du demandeur, qui ont été remis à l’ASFC le 24 octobre 2018. Le DCT ne reflète pas la preuve dont disposait le délégué le 19 mars 2018, date à laquelle il a rendu la décision, ce qui montre que la preuve devant le délégué n’était pas définitive alors. Par exemple, le DCT renferme une lettre datée du 23 mars 2018 confirmant la réception de la demande de résidence permanente du demandeur. Les documents à communiquer de l’ASFC n’ont été finalisés que le 23 juillet 2019, quelque neuf mois après la date de la décision du délégué.

[43] Les irrégularités dans le dossier mentionnées précédemment établissent que les éléments de preuve dont disposait le délégué étaient échelonnés sur une période allant au‑delà de la date de la décision. Par conséquent, je conclus que le délégué aurait pu prendre en compte les certificats de non‑condamnation au criminel présentés par le demandeur, mais qu’il ne l’a pas fait.

[44] Pendant les observations de vive voix, le défendeur s’est opposé aux arguments avancés par le demandeur sur cette question au motif qu’ils n’avaient pas été soulevés dans le mémoire des arguments du demandeur. Je ne suis pas convaincu par l’argument du défendeur. Aux paragraphes 28 et 29 du mémoire supplémentaire du demandeur, ce dernier affirme que l’omission de prendre en compte des renseignements pertinents peut constituer un manquement à l’équité procédurale. De plus, au paragraphe 33 de ce mémoire, le demandeur prétend que le délégué a reçu les certificats de non‑condamnation au criminel avant de rendre sa décision, comme le montre le parachèvement du dossier de renseignements le 23 octobre 2019.

VII. Conclusion

[45] J’estime que la décision du délégué est déraisonnable et que le délégué a manqué à son obligation d’équité. Par conséquent, j’accueille la présente demande de contrôle judiciaire.

[46] Aucune des parties n’a proposé de question aux fins de certification et je conviens qu’aucune n’est soulevée en l’espèce.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑6536‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOssier :

IMM‑6536‑19

 

INTITULÉ :

GUANQUN ZHANG c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

audience tenue par vidéoconférence entre VANCOUVER (colombie‑britannique) et OTTAWA (oNTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 12 mai 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

le juge AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

le 15 juillet 2021

 

COMPARUTIONS :

Lawrence Wong

 

pour le demandeur

 

Helen Park

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lawrence Wong & Associates

Avocats

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

pour le défendeur

 

 

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