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Date : 20210714


Dossier : IMM‑773‑20

Référence : 2021 CF 734

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 14 juillet 2021

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

HAEYCEL FRANCO

RODERICK MARJES

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du 19 novembre 2020 par laquelle un agent d’immigration [l’agent] a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire [la décision] présentée par les demandeurs en vertu de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi].

II. Contexte

[2] Les demandeurs, Haeycel Franco et Roderick Marjes, sont des citoyens des Philippines et des conjoints de fait. Ils ont deux enfants nés au Canada.

[3] Les demandeurs sont d’abord arrivés au Canada à titre de travailleurs étrangers en 2009 et en 2011. Ils sont tous deux entrés au Canada au moyen d’un permis de travail, valide jusqu’au 21 octobre 2011 pour M. Marjes et jusqu’au 21 janvier 2012 pour Mme Franco. Mme Franco a conservé son statut de travailleur temporaire jusqu’au 17 mars 2015. M. Marjes a obtenu plusieurs prolongations de son permis de travail jusqu’au 31 janvier 2015. Le 2 septembre 2015, son statut de visiteur a été rétabli et était valide jusqu’au 11 décembre 2015. Le 9 juillet 2018, M. Marjes a obtenu un autre permis de travail, pour lequel il a obtenu plusieurs prolongations, dont la dernière était valide jusqu’au 4 avril 2020.

[4] Les demandeurs ont présenté trois demandes de résidence permanente fondées sur des considérations d’ordre humanitaire [les demandes CH]. Les deux premières demandes ont été rejetées le 30 septembre 2016 et le 8 août 2018. Le 10 mai 2017, des mesures de renvoi ont été prises contre les demandeurs.

[5] Une troisième demande CH a été présentée le 23 mai 2019. Les demandeurs sollicitent une dispense de l’application des critères de sélection au Canada pour des considérations d’ordre humanitaire afin de faciliter le traitement de leur demande de résidence permanente depuis le Canada. La demande CH est fondée sur des facteurs liés à l’établissement des demandeurs au Canada, à la situation défavorable aux Philippines et à l’intérêt supérieur des deux enfants des demandeurs.

[6] Les demandeurs avaient également déposé des demandes d’examen des risques avant renvoi, lesquelles ont été rejetées le 18 novembre 2019. La troisième demande CH a été rejetée le 19 novembre 2020, et elle fait maintenant l’objet du présent contrôle judiciaire.

[7] Les demandeurs sollicitent une ordonnance annulant la décision de l’agent et renvoyant la troisième demande CH pour nouvel examen par un autre agent d’immigration.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[8] L’agent a conclu que les facteurs invoqués dans la troisième demande CH étaient insuffisants pour accorder aux demandeurs une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, et il a rejeté la demande CH.

[9] L’agent a souligné que les deux demandeurs ont résidé au Canada pendant de longues périodes. Toutefois, ces longues périodes sont en partie attribuables au fait que les demandeurs ont dépassé la durée autorisée de leur séjour au Canada (environ 4,5 ans et 3,5 ans, respectivement). En outre, les liens des demandeurs avec leur famille au Canada ne sont pas plus importants que les liens avec leur famille aux Philippines. L’agent a conclu que le niveau d’établissement des demandeurs au Canada n’est pas supérieur à celui que des personnes dans une situation similaire auraient atteint si elles avaient vécu et travaillé au Canada pendant plusieurs années.

[10] L’agent a également souligné les arguments des demandeurs selon lesquels les conditions de vie dans le district de Tondo, dans la ville de Manille, où vit la famille de M. Marjes, se caractérisent par une extrême pauvreté. Cependant, rien dans les documents présentés par les demandeurs n’indique qu’ils seraient obligés de s’installer dans le district de Tondo, à Manille. En outre, les documents relatifs à la demande CH ne démontrent pas que la pauvreté et la criminalité aux Philippines [traduction] « auraient une incidence négative directe sur les demandeurs ». La connaissance qu’ont les demandeurs des Philippines, le fait que le tagalog soit leur langue maternelle, l’éducation qu’ils ont reçue aux Philippines et l’expérience de travail qu’ils ont acquise au Canada et dans d’autres pays sont autant d’éléments susceptibles de les aider à trouver un emploi à leur retour aux Philippines.

[11] Quant à la question de l’intérêt supérieur des deux enfants des demandeurs, l’agent a conclu que les enfants sont complètement dépendants de leurs parents et qu’ils les accompagneraient vraisemblablement s’ils retournaient aux Philippines. L’une des enfants ne parle plus le tagalog, mais l’agent a conclu qu’elle connaît vraisemblablement encore un peu la langue et que son jeune âge lui permettrait d’en améliorer la maîtrise. Les documents relatifs à la demande CH n’ont pas non plus démontré que les demandeurs seraient incapables de payer les soins de santé et les frais d’éducation de leurs enfants aux Philippines, ni que la situation défavorable dans le pays aurait une incidence négative directe sur eux.

IV. Question en litige

[12] La question en litige consiste à savoir si la décision de l’agent était raisonnable.

V. Norme de contrôle

[13] La norme de contrôle à appliquer est celle de la décision raisonnable puisqu’elle porte sur le fond de la décision de l’agent de rejeter la demande CH des demandeurs (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]).

VI. Dispositions pertinentes

[14] Les paragraphes 25(1) et 25(1.3) de la Loi sont ainsi rédigés :

Séjour pour motif d’ordre humanitaire à la demande de l’étranger

25 (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire — sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35 ou 37 —, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada — sauf s’il est interdit de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 — qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

Non‑application de certains facteurs

(1.3) Le ministre, dans l’étude de la demande faite au titre du paragraphe (1) d’un étranger se trouvant au Canada, ne tient compte d’aucun des facteurs servant à établir la qualité de réfugié — au sens de la Convention — aux termes de l’article 96 ou de personne à protéger au titre du paragraphe 97(1); il tient compte, toutefois, des difficultés auxquelles l’étranger fait face.

Humanitarian and compassionate considerations — request of foreign national

25 (1) Subject to subsection (1.2), the Minister must, on request of a foreign national in Canada who applies for permanent resident status and who is inadmissible — other than under section 34, 35 or 37 — or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada — other than a foreign national who is inadmissible under section 34, 35 or 37 — who applies for a permanent resident visa, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

Non‑application of certain factors

(1.3) In examining the request of a foreign national in Canada, the Minister may not consider the factors that are taken into account in the determination of whether a person is a Convention refugee under section 96 or a person in need of protection under subsection 97(1) but must consider elements related to the hardships that affect the foreign national.

VII. Analyse

[15] Les demandeurs affirment que la décision de l’agent est déraisonnable. Ils ont quitté une vie de pauvreté dans l’espoir d’offrir une vie meilleure à leur famille. Ils ont deux jeunes enfants nés au Canada. Toutefois, l’évaluation que l’agent a faite de l’intérêt supérieur des enfants est difficile à comprendre. L’agent a conclu qu’il ne serait pas dans l’intérêt supérieur des enfants de retourner aux Philippines, mais il a commis une erreur en omettant de se prononcer sur un scénario qui permettrait aux enfants de rester au Canada avec leurs parents. Qui plus est, les conclusions de l’agent ne tiennent pas compte de la réalité des conditions de vie aux Philippines. Il est impossible pour les demandeurs d’éviter de vivre dans des conditions de pauvreté similaires à celles dans lesquelles vivent les membres de leur famille aux Philippines. En outre, rien ne permet de savoir avec certitude si l’établissement des demandeurs au Canada est considéré comme un élément favorable ou défavorable dans l’évaluation globale des considérations d’ordre humanitaire.

[16] Le défendeur affirme que les arguments des demandeurs ne démontrent pas que l’agent a commis une erreur lorsqu’il a rejeté la demande CH. L’intérêt supérieur des enfants ne l’emporte pas sur d’autres considérations et n’est pas déterminant en soi dans le contexte d’une demande CH. L’agent a adéquatement examiné la situation dans le pays en fonction des éléments de preuve et des observations présentés par les demandeurs. En outre, il était loisible à l’agent de tirer une conclusion défavorable du fait que l’établissement des demandeurs résultait en grande partie de leur décision de rester au Canada sans statut pendant un certain nombre d’années.

[17] En vertu de l’article 25 de la Loi, un agent d’immigration peut offrir une mesure à vocation équitable, à savoir lever les exigences habituelles de la Loi lorsque des considérations d’ordre humanitaire le justifient. Ce pouvoir discrétionnaire ne peut être exercé que dans le cas d’un étranger qui demande le statut de résident permanent, mais qui est inadmissible ou ne se conforme pas aux prescriptions de la Loi (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 aux para 10, 20‑21 [Kanthasamy]).

[18] La décision de l’agent repose sur une évaluation de toutes les circonstances pertinentes : « Ce qui justifie une dispense dépend évidemment des faits et du contexte du dossier, mais l’agent appelé à se prononcer sur l’existence de considérations d’ordre humanitaire doit véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorder du poids » (Kanthasamy, précité au para 25).

[19] Lors de l’évaluation de l’intérêt supérieur des enfants, l’application du principe dépend fortement du contexte puisque l’âge des enfants, leurs capacités et leur degré de maturité doivent être pris en compte (Kanthasamy aux para 35‑36, 39). L’intérêt supérieur des enfants, s’il n’est pas un facteur déterminant, est tout de même important. La décision rendue en application du paragraphe 25(1) de la Loi sera jugée déraisonnable lorsque l’intérêt supérieur des enfants n’est pas suffisamment pris en compte (Kanthasamy, aux para 38‑39). Comme la Cour suprême du Canada l’a conclu au paragraphe 75 de l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 :

Les principes susmentionnés montrent que, pour que l’exercice du pouvoir discrétionnaire respecte la norme du caractère raisonnable, le décideur devrait considérer l’intérêt supérieur des enfants comme un facteur important, lui accorder un poids considérable, et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt. Cela ne veut pas dire que l’intérêt supérieur des enfants l’emportera toujours sur d’autres considérations ni qu’il n’y aura pas d’autres raisons de rejeter une demande d’ordre humanitaire même en tenant compte de l’intérêt des enfants. Toutefois, quand l’intérêt des enfants est minimisé, d’une manière incompatible avec la tradition humanitaire du Canada et les directives du ministre, la décision est déraisonnable.

[20] Je suis d’avis que la décision de l’agent à cet égard est déraisonnable et qu’elle est dépourvue d’intelligibilité et de justification en ce qui concerne l’intérêt supérieur des enfants (Vavilov, précité au para 86). L’agent a tiré deux conclusions apparemment différentes en ce qui concerne l’intérêt supérieur des enfants; en effet, il a conclu que la situation aux Philippines n’aurait pas d’incidence négative directe sur les enfants, mais aussi qu’il ne serait pas dans l’intérêt supérieur de ces derniers d’y retourner. Le raisonnement et les conclusions de l’agent sur ce facteur important sont difficiles à comprendre. Plus précisément, l’agent a conclu ce qui suit :

[traduction]

Cependant, je ne suis pas convaincu que les documents relatifs à la demande CH des demandeurs démontrent que la situation défavorable aux Philippines aurait une incidence négative directe sur [les enfants]. Néanmoins, je reconnais qu’il est possible que la situation défavorable dans le pays ait une incidence négative directe sur [les enfants] à leur retour aux Philippines, ce qui ne serait pas dans leur intérêt supérieur. J’estime également qu’il ne serait généralement pas dans l’intérêt supérieur [des enfants] de résider dans les régions des Philippines où cette situation défavorable existe. Toutefois, je souligne qu’une décision relative à une demande CH est fondée sur une évaluation globale de tous les facteurs à prendre en considération soulevés par les demandeurs, et que l’intérêt supérieur des enfants n’est que l’un des facteurs dont il faut tenir compte dans le cadre de la présente demande CH.

[21] Même si un agent est réputé savoir que la vie au Canada peut offrir à des enfants un éventail de possibilités qu’ils n’auraient peut‑être pas autrement, l’évaluation faite en l’espèce comporte des lacunes puisque l’agent a adopté deux positions apparemment opposées avant de rejeter la question de l’intérêt supérieur des enfants comme s’il s’agissait d’un simple facteur dans l’évaluation. Si l’intérêt supérieur des enfants ne constitue pas un facteur déterminant, il n’en demeure pas moins un facteur extrêmement important qui doit être clairement pris en compte et énoncé. En l’espèce, l’agent ne s’est pas montré réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur des enfants, comme il était tenu de le faire (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Hawthorne, 2002 CAF 475 au para 5).

[22] Je ne peux conclure que l’agent a commis une autre erreur dans l’évaluation de la situation dans le pays et du niveau d’établissement des demandeurs au Canada.

[23] Je ne crois pas que l’agent ait écarté la question de la situation aux Philippines au motif qu’elle touche une grande partie de la population et qu’il a imposé aux demandeurs un critère plus élevé que celui exigé dans une demande CH. L’agent s’est plutôt concentré sur l’éducation, les compétences linguistiques et l’expérience de travail des demandeurs, ainsi que sur leur choix d’un lieu de résidence lorsqu’il a conclu que les préoccupations liées à la criminalité et à la pauvreté n’avaient pas d’incidence négative directe sur eux. Si le fait que des membres de la famille des demandeurs vivent dans le district de Tondo, à Manille, est convaincant, il ne rend pas la décision de l’agent déraisonnable. L’agent a dûment tenu compte de ce facteur.

[24] En outre, l’agent avait le pouvoir discrétionnaire de faire une évaluation favorable de l’établissement des demandeurs au Canada, tout en tirant une conclusion défavorable sur leur choix de rester au Canada sans statut (Zlotosz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 724 aux para 34‑35; Semana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1082 au para 48). L’examen de ce facteur fait par l’agent est parfaitement clair.

[25] Pour les motifs susmentionnés, la présente demande est accueillie, et l’affaire sera renvoyée à un autre agent d’immigration pour nouvel examen.

[26] Il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑773‑20

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour nouvel examen.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Michael D. Manson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Karine Lambert


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑773‑20

 

INTITULÉ :

HAEYCEL FRANCO ET RODERICK MARJES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Tenue par vidéoconférence

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 12 juillet 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

 

DATE DES MOTIFS :

Le 14 juillet 2021

 

COMPARUTIONS :

Bjorna Shkurti

 

POUR LES DEMANDEURS

 

David Shiroky

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Caron & Partners LLP

Avocats

Calgary (Alberta)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Calgary (Alberta)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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