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Date : 20210721


Dossier : IMM-2033-20

Référence : 2021 CF 768

Ottawa (Ontario), le 21 juillet 2021

En présence de madame la juge Walker

ENTRE :

SAID TAIB

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Monsieur Said Taib, le demandeur, sollicite le contrôle judiciaire de la décision d’un agent principal d’immigration (agent) rendue le 20 janvier 2020 rejetant sa demande d’examen des risques avant le renvoi (ERAR).

I. Contexte

[2] Le demandeur est citoyen du Maroc. Parrainé par son épouse, il est devenu résident permanent du Canada en juin 2013.

[3] Subséquemment, le demandeur a perdu sa résidence permanente pour des raisons de criminalité. Le 6 juillet 2017, le demandeur a été déclaré coupable d’agression sexuelle à l’endroit de son ex-épouse, crime punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans. Il a été condamné à deux ans moins un jour d’emprisonnement.

[4] Le 4 juin 2018, un rapport aux termes du paragraphe 44(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR) est émis, car le demandeur est considéré interdit de territoire pour grande criminalité en vertu de l’alinéa 36(1)(a). Depuis le 3 décembre 2019, le demandeur est visé par une mesure d’expulsion.

[5] Le demandeur a déposé une demande ERAR dans laquelle il invoque une crainte à l’égard d’un renvoi au Maroc fondée sur le fait qu’il s’est converti au christianisme en 2017 et qu’il s’est apostasié par rapport à l’islam.

[6] Le 20 janvier 2020, l’agent rejette la demande. Ce dernier conclut que le demandeur ne s’est pas déchargé de son fardeau de preuve de démontrer qu’il encourt des risques prévus aux articles 96 et 97 de la LIPR advenant un retour au Maroc. L’agent note d’abord que les considérations humanitaires ne peuvent être considérées dans le cadre d’un ERAR et que les documents déposés par le demandeur qui attestent des considérations humanitaires ne seront pas considérés. Ensuite, l’agent examine la preuve du demandeur, y compris une lettre de son pasteur de l’église la Clairière au Canada, une lettre de son ami et des articles de journaux concernant les chrétiens au Maroc. L’agent considère aussi la documentation objective qui décrit la situation des Marocains de confession chrétienne et, plus précisément, la situation des Marocains qui se sont convertis au christianisme. L’agent conclut que « [b]ien que la situation ne soit pas parfaite » au Maroc, la preuve ne démontre pas que la discrimination que peuvent subir les individus convertis au christianisme équivaut à de la persécution.

[7] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de cette décision.

II. Objection préliminaire

[8] Le défendeur s’oppose à l’admissibilité des allégations se trouvant aux paragraphes 4 à 7 de l’affidavit du demandeur déposé au soutien de sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire et aux paragraphes 4 à 14 de l’affidavit supplémentaire du demandeur. Le défendeur soutient principalement que ces allégations ne sont pas limitées aux faits tels qu’exigés par le paragraphe 81(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 et que les paragraphes ci-énumérés doivent être radiés des affidavits ou que la Cour ne les prenne pas en compte en considérant la demande du demandeur.

[9] Un affidavit se limite aux faits dont un déclarant à une connaissance personnelle (Règle 81(1)). Après avoir lu les deux affidavits, je conclus que les paragraphes identifiés par le défendeur sont argumentatifs et se fondent sur des conjectures plutôt que des faits dont le demandeur a une connaissance personnelle. Il s’ensuit que ces paragraphes sont radiés des affidavits du demandeur et que je n’en tiens pas compte (Canada (Procureur général) c Quadrini, 2010 CAF 47 au para 18).

[10] De plus, le défendeur soutient que l’allégation exposée au paragraphe 17 de l’affidavit supplémentaire du demandeur constitue une nouvelle allégation qui n’était pas devant l’agent puisqu’elle est postérieure à la décision rendue le 20 janvier 2020. Je suis d’accord et cette allégation est également radiée de l’affidavit supplémentaire.

  1. Analyse

[11] La norme de contrôle applicable à la révision de la décision d’un agent ERAR, y compris son évaluation des éléments de preuve, est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 10, 16-17 (Vavilov); Mombeki c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 931 au para 8).

[12] Lorsque la norme du caractère raisonnable s’applique, la Cour « doit s’intéresser à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » (Vavilov au para 83) pour déterminer si la décision est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85). Si « la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci », il n’appartient pas à cette Cour d’y substituer l’issue qui lui serait préférable (Vavilov au para 99).

[13] Le demandeur soutient principalement que l’agent n’a pas considéré l’ensemble des éléments de preuve dont il disposait. Il allègue que l’agent s’est référé uniquement aux éléments de preuve qui favorise sa conclusion tout en omettant de se référer aux éléments de preuve contraires et clairs (Guzman c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 401 au para 24; Cepeda-Gutierrez c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35, 83 ACWS (3d) 264 aux para 14 à 17). Par conséquent, la décision n’est ni transparente ni intelligible selon le demandeur.

[14] Je conclus que l’argument du demandeur quant à l’évaluation de la preuve par l’agent dans la décision est mal fondé. L’agent considère de manière détaillée et équitable la documentation soumise par le défendeur et la documentation objective et récente.

[15] Par exemple, l’agent reproduit les extraits suivants dans la décision :

[. . .]

Si les Marocains convertis au christianisme, estimés entre 2.000 et 6.000 selon un rapport du département d’État américain, doivent souvent vivre leur foi discrètement, les chrétiens étrangers jouissent d’une totale liberté et sont protégés par les autorités. À condition de ne pas faire de prosélytisme, que la loi condamne d’une peine d’emprisonnement de trois ans.

[. . .]

Dans ce contexte où des Marocains de confession chrétienne dénoncent les pratiques de certains agents de l’État, [RM], Marocain né dans une famille musulmane, et converti à l’église évangélique se veut rassurant. « […] J’ai quelques soucis avec ma famille, quelques amis et quelques voisins, mais ce n’est pas grave. C’est normal parce que nous sommes dans un pays musulman. Mais je suis discret, car certaines personnes sont agressives ».

[. . .]

According to the Assabah newspaper, in July Christian citizens in the city of Nador received death threats, which the government investigated and reported were unfounded allegations. According to media reports, activists, community leaders, and Christian converts, Christian citizens face pressure from non-Christian family and friends to convert to Islam or renounce their Christian faith. […]

[traduction]

Selon le journal Assabah, des citoyens chrétiens de la ville de Nador ont allégué avoir reçu des menaces de mort en juillet, allégations qui, au terme des enquêtes des autorités, ont été déclarées non fondées. D’après les rapports médiatiques, les activistes, les dirigeants communautaires et les convertis au christianisme, l’entourage familial et les amis non chrétiens exercent des pressions sur les citoyens chrétiens pour les pousser à se convertir à l’islam ou à renoncer à leur foi. […]

[16] Le demandeur s’est converti au christianisme au Canada et il soutient qu’il n’a plus de famille au Maroc. Il allègue que les convertis au christianisme sont condamnés à mort une fois arrivée au Maroc et que les agents de l’État continuent d’arrêter les chrétiens et d’abuser de ces derniers. Le demandeur soutient aussi que les Marocains devenus chrétiens se sont vu interdire l’accès à leurs églises et de se réunir en grand nombre.

[17] L’agent a tenu compte des allégations du demandeur. Il inclut dans la décision des références aux limitations au Maroc concernant l’accès aux églises, parfois parce que les autorités religieuses craignent les allégations de prosélytisme. Parmi les extraits cités dans la décision, l’agent note les problèmes encourus par les Marocains convertis au christianisme, soit la situation du demandeur. L’agent accepte les soumissions du demandeur à savoir qu’il connaît des problèmes avec sa famille et que « certaines personnes sont agressives ».

[18] Les arguments oraux du demandeur devant la Cour sont axés sur des références spécifiques dans la documentation objective qui révèlent des expériences extrêmes vécues par certains chrétiens marocains. Je note en premier que certaines de ces références n’étaient pas devant la Cour. En outre, l’agent n’est pas tenu de se prononcer sur chaque document énuméré dans la documentation objective. Il y a sans doute de la preuve contradictoire concernant la situation des non musulmans au Maroc, mais il incombe à l’agent de déterminer, de façon intelligible et équitable, l’ensemble des éléments de preuve le plus conforme à la réalité au pays pour le demandeur. Ma revue du dossier du demandeur et de ses arguments devant la Cour ne révèle pas d’erreur de logique ou de cohérence dans l’évaluation que fait l’agent des craintes du demandeur. Le demandeur demande essentiellement à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve, ce qui n’est pas son rôle (Vavilov au para 125).

[19] Le demandeur reproche à l’agent d’avoir conclu que les pressions potentielles que subirait le demandeur advenant un retour au Maroc n’équivaudraient pas à de la persécution. Il insiste sur le fait que les Marocains qui se sont convertis subissent de la persécution intolérable à trois niveaux : étatique, sociétal et familial.

[20] La jurisprudence reconnaît que la discrimination peut équivaloir à de la persécution dans certains cas sérieux. La ligne de démarcation entre la persécution et la discrimination est souvent difficile à déterminer (Warner c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 363 au para 7, citant de nombreux jugements de la Cour). Cependant, je souscris à la description récente de cette ligne de démarcation donnée par la juge en chef adjointe Gagné (Noel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1062 au para 29) :

[29] Or, pour que la discrimination à l’égard d’un individu équivaille à de la persécution, elle doit être grave et répétée et doit occasionner de graves conséquences pour l’individu. Par exemple, lorsque l’on nie à un individu ses droits humains fondamentaux comme ceux de pratiquer sa religion ou d’exercer un métier (Sefa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1190 au para 10).

[21] L’agent considère la preuve du demandeur et la documentation objective concernant le Maroc et ses citoyens chrétiens. Compte tenu du dossier du demandeur et de ses craintes à l’égard d’un éventuel retour au Maroc après s’être converti au christianisme au Canada, je suis d’avis que l’agent pouvait raisonnablement conclure que la discrimination alléguée par le demandeur n’équivalait pas à de la persécution.

IV. Conclusion

[22] En l’espèce, l’agent a examiné la preuve soumise par le demandeur ainsi que la documentation objective et récente, et il a traité les arguments du demandeur de manière détaillée. Les motifs fournis par l’agent reflètent une analyse « intrinsèquement cohérente et rationnelle ». J’estime que lorsque les motifs de l’agent sont interprétés de manière globale et contextuelle, ils possèdent les caractéristiques d’une décision raisonnable (Vavilov aux paras 97, 99). Pour tous ces motifs, la demande est rejetée.

[23] Les parties n’ont proposé aucune question aux fins de certification, et je conviens qu’il n’y en a aucune.

[24] Du consentement des parties, le nom du défendeur dans l’intitulé de la cause doit être modifié pour se lire ainsi : Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, conformément au paragraphe 4(1) de la LIPR.

 


JUGEMENT AU DOSSIER IMM-2033-20

LA COUR STATUE que

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Le nom du défendeur dans l’intitulé de la cause est modifié et se lira ainsi : Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration.

  3. Aucune question d’importance générale n’est certifiée.

« Elizabeth Walker »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2033-20

 

INTITULÉ :

SAID TAIB c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 juin 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE WALKER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 21 juiLLET 2021

 

COMPARUTIONS :

Me Zacharie Kalieu Njomkam

 

Pour le demandeur

 

Me Yaël Levy

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Zacharie Kalieu Njomkam

Avocat

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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