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Date : 20210705


Dossier : T‑2070‑19

Référence : 2021 CF 707

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 5 juillet 2021

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

AMDOCS CANADIAN MANAGED SERVICES INC.

demanderesse

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Amdocs Canadian Managed Services Inc. (Amdocs), est une société canadienne. En raison d’une mauvaise gestion de la part d’un de ses employés, M. Michael Buchheit, la demanderesse n’a pas collaboré avec l’Agence du revenu du Canada (l’ARC) au cours de plusieurs vérifications. L’une de ces vérifications concernait l’année d’imposition 2012 de la demanderesse (la vérification de 2012) et a mené à l’établissement d’une nouvelle cotisation qui a augmenté l’impôt sur le revenu que la demanderesse devait payer pour l’année en question (la nouvelle cotisation de 2012). Lorsque M. Buccheit a informé son supérieur, M. Omri Yaniv, de la nouvelle cotisation de 2012, la demanderesse ne pouvait plus s’y opposer en raison des délais de prescription prévus aux articles 165 et 166.1 de la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC 1985, c 1 (5e suppl) (la Loi).

[2] Cherchant réparation, la demanderesse a demandé au ministre du Revenu national (le ministre) d’exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confèrent le paragraphe 152(4) et l’article 231.1 de la Loi, de rouvrir la vérification de 2012 et d’établir une nouvelle cotisation pour l’année d’imposition 2012 de la demanderesse. Le ministre a refusé, citant entre autres le fait que la demanderesse n’avait pas collaboré avec l’ARC pendant la vérification de 2012 et qu’elle ne s’était pas opposée à la nouvelle cotisation de 2012.

[3] La demanderesse fait valoir que le ministre a exercé son pouvoir discrétionnaire de façon déraisonnable, car il n’a pas justifié sa décision à la lumière de la preuve selon laquelle la nouvelle cotisation de 2012 a été établie sur le fondement de faits erronés. De plus, la demanderesse fait valoir que la décision du ministre n’est pas justifiée à la lumière de la jurisprudence et des politiques applicables et que le ministre s’est mal appuyé sur la jurisprudence citée dans sa décision.

[4] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision du ministre est raisonnable. La décision du ministre est intrinsèquement cohérente et justifiée au regard des faits et du droit pertinents, et la demanderesse n’a relevé aucune lacune qui soit suffisamment capitale ou importante pour rendre la décision déraisonnable. Je rejetterai donc la présente demande de contrôle judiciaire.

II. Les faits

A. La demanderesse et ses employés

[5] La demanderesse fait partie du groupe d’entreprises Amdocs (le groupe Amdocs). Le groupe Amdocs offre des logiciels et des services connexes à des fournisseurs de services de communications, de médias et de divertissement à l’échelle internationale.

[6] La demanderesse a déjà conclu des opérations avec des personnes non‑résidentes du Canada avec lesquels elle avait un lien de dépendance (les opérations de prix de transfert), y compris avec Amdocs Development Ltd., une société résidente de Chypre (Amdocs Chypre), pendant l’année d’imposition 2012 de la demanderesse.

[7] M. Yaniv est chef mondial de la fiscalité du groupe Amdocs. Dans le cadre de ses fonctions, M. Yaniv est responsable de toutes les questions fiscales mondiales concernant le groupe Amdocs, y compris la demanderesse.

[8] M. Buchheit a été le gestionnaire fiscal de la demanderesse jusqu’en août 2019, date à laquelle son emploi a pris fin. Dans le cadre de ses fonctions, M. Buchheit devait tenir M. Yaniv au fait des questions fiscales canadiennes importantes touchant la demanderesse, y compris les vérifications et les cotisations de l’ARC, et répondre aux demandes de renseignements et à la correspondance reçues de l’ARC.

B. La vérification de 2012 et l’absence de réponse de la demanderesse

[9] Le 9 novembre 2012, le ministre a établi la cotisation initiale pour l’année d’imposition 2012 de la demanderesse.

[10] Le 29 octobre 2013, le ministre a commencé la vérification de 2012. Celle-ci comprenait un examen des opérations de prix de transfert de la demanderesse avec Amdocs Chypre.

[11] Les coordonnées de M. Buchheit étaient les seules que la demanderesse avait fournies à l’ARC. Par conséquent, l’ARC envoyait toute la correspondance à l’intention de la demanderesse à M. Buchheit, qui devait en informer M. Yaniv.

[12] La demanderesse, par l’intermédiaire de M. Buchheit, a répondu sporadiquement à la correspondance de l’ARC concernant la vérification de 2012. Plus particulièrement, la demanderesse n’a pas répondu à plusieurs demandes de renseignements formulées par l’ARC au début de 2016. La demanderesse a fourni certains renseignements à l’ARC entre mars et mai 2016, mais elle a ensuite cessé de répondre aux demandes de l’ARC jusqu’après le 28 février 2017.

[13] En raison de la non‑conformité de la demanderesse, l’ARC a décidé de restreindre la portée de la vérification de 2012 et d’utiliser une méthodologie qu’elle ne [traduction] « recommande pas normalement ».

[14] Dans une lettre datée du 19 janvier 2017, l’ARC a exposé sa position à la demanderesse au sujet de la nouvelle cotisation de l’année d’imposition 2012 de la demanderesse et a invité celle-ci à fournir de plus amples renseignements dans les 30 jours (la lettre de proposition). La demanderesse n’a pas donné suite à la lettre de proposition.

[15] Le 28 février 2017, le ministère de la Justice a écrit une lettre aux avocats de la demanderesse (la lettre du MJ). La lettre du MJ précisait que la demanderesse avait été peu communicative et peu coopérative au cours de la vérification de 2012 et encourageait la demanderesse à répondre à toutes les demandes de renseignements en suspens.

[16] À la suite de la lettre du MJ, M. Yaniv a pris connaissance des demandes en suspens de l’ARC et la demanderesse a fourni d’autres renseignements à l’ARC en mars et en avril 2017. Toutefois, M. Yaniv n’a pas communiqué directement avec l’ARC pour savoir si la vérification de 2012 était sur la bonne voie, et il n’a pas modifié les protocoles de déclaration de M. Buchheit ni fourni à l’ARC les coordonnées d’une autre personne‑ressource pour la demanderesse.

[17] Le 2 mars 2017, le ministre a établi la nouvelle cotisation de 2012, qui a augmenté de 3 353 906 $ l’impôt sur le revenu que la demanderesse devait payer pour l’année d’imposition 2012. M. Buchheit n’a pas informé M. Yaniv de la nouvelle cotisation de 2012 ni signifié un avis d’opposition dans le délai de prescription applicable, prévu à l’article 165 de la Loi.

[18] Les vérifications de l’ARC ont également donné lieu à de nouvelles cotisations pour les années d’imposition 2013 et 2014 de la demanderesse. Encore une fois, M. Buchheit n’a pas informé M. Yaniv de ces nouvelles cotisations ni signifié d’avis d’opposition dans le délai de prescription applicable, prévu à l’article 165 de la Loi.

[19] En juillet 2019, un client de la demanderesse a reçu signification d’une ordonnance de saisie‑arrêt de l’ARC, et c’est ainsi que M. Yaniv a pris connaissance de la nouvelle cotisation de 2012 et des nouvelles cotisations concernant les années d’imposition 2013 et 2014 de la demanderesse.

[20] En ce qui concerne les nouvelles cotisations établies pour les années d’imposition 2013 et 2014, la demanderesse a été en mesure de demander au ministre de proroger le délai pour qu’elle s’y oppose, puisque le délai de prescription prévu à l’article 166.1 de la Loi pour le faire n’était pas encore expiré. La demanderesse a demandé avec succès une prorogation et, par conséquent, a présenté des avis d’opposition pour ces nouvelles cotisations.

[21] En ce qui concerne la nouvelle cotisation établie pour l’année d’imposition 2012, toutefois, il était interdit à la demanderesse – et il lui est toujours interdit – de demander une prorogation pour s’y opposer, car le délai de prescription prévu à l’article 166.1 de la Loi était expiré au moment où M. Yaniv a appris l’existence de cette nouvelle cotisation. La demanderesse ne peut donc pas s’y opposer.

C. La demande de réouverture de la vérification de 2012

[22] Le 28 juillet 2019, les représentants de la demanderesse ont rencontré des représentants de l’ARC et ont demandé au ministre de rouvrir la vérification de 2012 et d’établir une nouvelle cotisation pour l’année d’imposition 2012 de la demanderesse, en tenant compte des renseignements supplémentaires que la demanderesse fournirait. Lors de cette rencontre, les représentants de l’ARC ont soulevé des doutes quant au pouvoir du ministre d’établir une nouvelle cotisation pour l’année d’imposition 2012 de la demanderesse et ont invité la demanderesse à présenter des observations à ce sujet.

[23] Le 12 septembre 2019, les avocats de la demanderesse ont envoyé une lettre à l’ARC pour faire valoir que le ministre avait le pouvoir d’établir une nouvelle cotisation pour l’année d’imposition 2012 de la demanderesse en vertu du paragraphe 152(4) de la Loi (les observations relatives à la demande de réouverture). Dans leurs observations, les avocats de la demanderesse ont soutenu que la Convention fiscale entre le Canada et Chypre (la Convention de Chypre) n’empêchait pas le ministre de le faire. La Convention de Chypre est un traité bilatéral entre le Canada et Chypre qui prévoit, entre autres, un délai de prescription de cinq ans pour augmenter la base imposable d’un résident de l’un ou l’autre des États contractants.

[24] Le 12 novembre 2019, M. Yaniv a rencontré des représentants de l’ARC et a demandé de nouveau à l’ARC de rouvrir la vérification de 2012 et d’établir une nouvelle cotisation pour l’année d’imposition 2012 de la demanderesse. Les représentants de l’ARC ont informé M. Yaniv que le ministre n’était pas disposé à rouvrir la vérification de 2012. M. Yaniv a demandé aux représentants de l’ARC d’examiner de nouveau la position du ministre, et ils ont accepté.

D. La décision faisant l’objet du contrôle

[25] Dans une lettre datée du 25 novembre 2019, le ministre a informé la demanderesse qu’il avait réexaminé sa demande et qu’il avait décidé de ne pas rouvrir la vérification de 2012. C’est cette décision du ministre qui est visée par la présente demande de contrôle judiciaire.

[26] Le ministre n’a pas contesté le fait qu’il avait le pouvoir d’établir une nouvelle cotisation pour l’année d’imposition 2012 de la demanderesse en vertu du paragraphe 152(4) de la Loi, comme l’a affirmé la demanderesse dans ses observations relatives à la demande de réouverture. Toutefois, le ministre a refusé de rouvrir la vérification de 2012 et d’établir une nouvelle cotisation pour l’année d’imposition 2012 de la demanderesse, pour les raisons suivantes :

  • a) La demanderesse a toujours été tenue informée de toutes les mesures de vérification et de toute la correspondance relatives à l’année d’imposition 2012.

  • b) La demanderesse a eu l’occasion de présenter des observations et de fournir des renseignements au cours de la vérification de 2012, mais ne l’a pas fait.

  • c) La demanderesse a également omis :

  1. de répondre à toutes les demandes de renseignements de l’ARC;

  2. de répondre à la lettre de proposition et à la nouvelle cotisation de 2012;

  3. de s’opposer à la nouvelle cotisation de 2012;

  4. de demander une prorogation du délai pour s’opposer à la nouvelle cotisation de 2012;

  5. de demander l’application de la procédure amiable prévue par la Convention de Chypre.

  • d) Toutes les activités de vérification liées à l’année d’imposition 2012 de la demanderesse ont été effectuées dans le cadre d’un « processus administratif normal » conclu en 2017 (Cal Investments Ltd c R, [1991] 1 CF 199 (CFPI) (Cal Investments) au para 44).

  • e) Le pouvoir d’accepter une renonciation « relève exclusivement du ministre » (Holmes c La Reine, 2005 CCI 403 (Holmes) au para 20).

[27] En résumé, le ministre a tiré la conclusion suivante dans le dernier paragraphe de sa décision :

[traduction]

Nos dossiers indiquent que [la vérification de 2012] a été menée et terminée en 2017. Ils témoignent également des nombreuses tentatives qui ont été faites pour obtenir des renseignements et la divulgation complète de toutes les mesures de vérification et de la correspondance liée à la nouvelle cotisation, ainsi que des nombreuses occasions de présenter des observations qui ont été données. ACMSI [c.‑à‑d. la demanderesse] a eu pleinement l’occasion de répondre avant l’établissement de la nouvelle cotisation le 2 mars 2017. Ainsi, le ministre n’est pas disposé à rouvrir sa vérification pour l’année d’imposition 2012 d’ACMSI.

III. Le cadre législatif

A. Les nouvelles cotisations

[28] En vertu du sous‑alinéa 152(4)b)(iii) de la Loi, le ministre peut établir une nouvelle cotisation à l’égard d’un contribuable dans les trois ans suivant la fin de la période normale de nouvelle cotisation applicable au contribuable, si la nouvelle cotisation découle d’une opération de prix de transfert :

Cotisation et nouvelle cotisation

Assessment and reassessment

152 (4) Le ministre peut établir une cotisation, une nouvelle cotisation ou une cotisation supplémentaire concernant l’impôt pour une année d’imposition, ainsi que les intérêts ou les pénalités, qui sont payables par un contribuable en vertu de la présente partie ou donner avis par écrit qu’aucun impôt n’est payable pour l’année à toute personne qui a produit une déclaration de revenu pour une année d’imposition. Pareille cotisation ne peut être établie après l’expiration de la période normale de nouvelle cotisation applicable au contribuable pour l’année que dans les cas
suivants :

152 (4) The Minister may at any time make an assessment, reassessment or additional assessment of tax for a taxation year, interest or penalties, if any, payable under this Part by a taxpayer or notify in writing any person by whom a return of income for a taxation year has been filed that no tax is payable for the year, except that an assessment, reassessment or additional assessment may be made after the taxpayer’s normal reassessment period in respect of the year only if

[…]

[…]

b) la cotisation est établie avant le jour qui suit de trois ans la fin de la période normale de nouvelle cotisation applicable au contribuable pour l’année et, selon le cas :

(b) the assessment, reassessment or additional assessment is made before the day that is 3 years after the end of the normal reassessment period for the taxpayer in respect of the year and

[…]

[…]

(iii) est établie, selon le cas :

(iii) is made

(A) par suite de la conclusion d’une opération impliquant le contribuable et une personne non‑résidente avec laquelle il avait un lien de dépendance […]

(A) as a consequence of a transaction involving the taxpayer and a non‑resident person with whom the taxpayer was not dealing at arm’s length […]

[29] Aux termes de l’alinéa 152(3.1)a) de la Loi, la période normale de nouvelle cotisation applicable à la demanderesse pour une année d’imposition se termine quatre ans suivant la date de la cotisation initiale établie pour l’année en question, parce que la demanderesse n’est pas une société privée sous contrôle canadien :

Période normale de nouvelle cotisation

Definition of normal reassessment period

152 (3.1) Pour l’application des paragraphes (4), (4.01), (4.2), (4.3), (5) et (9), la période normale de nouvelle cotisation applicable à un contribuable pour une année d’imposition s’étend sur les périodes suivantes :

152 (3.1) For the purposes of subsections (4), (4.01), (4.2), (4.3), (5) and (9), the normal reassessment period for a taxpayer in respect of a taxation year is

a) quatre ans suivant soit la date d’envoi d’un avis de première cotisation en vertu de la présente partie le concernant pour l’année, soit, si elle est antérieure, la date d’envoi d’une première notification portant qu’aucun impôt n’est payable par lui pour l’année, si, à la fin de l’année, le contribuable est une fiducie de fonds commun de placement ou une société autre qu’une société privée sous contrôle canadien […]

(a) if at the end of the year the taxpayer is a mutual fund trust or a corporation other than a Canadian‑controlled private corporation, the period that ends four years after the earlier of the day of sending of a notice of an original assessment under this Part in respect of the taxpayer for the year and the day of sending of an original notification that no tax is payable by the taxpayer for the year […]

[30] La cotisation initiale établie pour l’année d’imposition 2012 de la demanderesse était datée du 9 novembre 2012. Par application de l’alinéa 152(3.1)a) de la Loi, la période normale de nouvelle cotisation applicable à la demanderesse pour l’année d’imposition 2012 a donc expiré le 9 novembre 2016. Par conséquent, le ministre avait jusqu’au 9 novembre 2019 pour établir une nouvelle cotisation pour l’année d’imposition 2012 de la demanderesse en vertu du sous‑alinéa 152(4)b)(iii) de la Loi.

[31] En vertu de l’alinéa 152(4)c) de la Loi, le ministre peut également établir en tout temps une nouvelle cotisation concernant une opération de prix de transfert pour une année d’imposition si le contribuable présente une renonciation au cours de la période d’établissement de la nouvelle cotisation prolongée de sept ans visée au sous‑alinéa 152(4)b)(iii) :

Cotisation et nouvelle cotisation

Assessment and reassessment

152 (4) Le ministre peut établir une cotisation, une nouvelle cotisation ou une cotisation supplémentaire concernant l’impôt pour une année d’imposition, ainsi que les intérêts ou les pénalités, qui sont payables par un contribuable en vertu de la présente partie ou donner avis par écrit qu’aucun impôt n’est payable pour l’année à toute personne qui a produit une déclaration de revenu pour une année d’imposition. Pareille cotisation ne peut être établie après l’expiration de la période normale de nouvelle cotisation applicable au contribuable pour l’année que dans les cas
suivants :

152 (4) The Minister may at any time make an assessment, reassessment or additional assessment of tax for a taxation year, interest or penalties, if any, payable under this Part by a taxpayer or notify in writing any person by whom a return of income for a taxation year has been filed that no tax is payable for the year, except that an assessment, reassessment or additional assessment may be made after the taxpayer’s normal reassessment period in respect of the year only if

[…]

[…]

c) le contribuable ou la personne produisant la déclaration de revenu a présenté au ministre une renonciation, selon le formulaire prescrit, au cours de la période additionnelle de trois ans mentionnée aux alinéas b) ou b.1);

(c) the taxpayer or person filing the return of income has filed with the Minister a waiver in prescribed form within the additional three‑year period referred to in paragraph (b) or (b.1);

[32] Le 20 septembre 2019, soit avant l’expiration de la période de nouvelle cotisation de sept ans se terminant le 9 novembre 2019, la demanderesse a envoyé par télécopieur une renonciation au ministre au titre de l’alinéa 152(4)c) de la Loi. Par conséquent, le ministre a le pouvoir d’établir en tout temps une nouvelle cotisation pour l’année d’imposition 2012 de la demanderesse.

[33] Bien que la Loi ne confère au ministre aucun pouvoir discrétionnaire lorsqu’il s’agit de déterminer l’impôt à payer, le paragraphe 152(4) de la Loi lui confère le pouvoir discrétionnaire de décider d’établir ou non une nouvelle cotisation (Canada (Revenu national) c JP Morgan Asset Management (Canada) Inc., 2013 CAF 250 (JP Morgan) aux para 78‑79; 9027‑4218 Québec Inc c Canada (Revenu national), 2019 CF 785 (9027‑4218 Québec Inc) au para 74). Le ministre peut établir plus d’une fois une nouvelle cotisation pour une année d’imposition (Canada c Agazarian, 2004 CAF 32 au para 33).

B. Les vérifications

[34] L’article 231.1 de la Loi confère au ministre le pouvoir de mener des vérifications :

Enquêtes

Inspections

231.1 (1) Une personne autorisée peut, à tout moment raisonnable, pour l’application et l’exécution de la présente loi, à la fois :

231.1 (1) An authorized person may, at all reasonable times, for any purpose related to the administration or enforcement of this Act,

a) inspecter, vérifier ou examiner les livres et registres d’un contribuable ainsi que tous documents du contribuable ou d’une autre personne qui se rapportent ou peuvent se rapporter soit aux renseignements qui figurent dans les livres ou registres du contribuable ou qui devraient y figurer, soit à tout montant payable par le contribuable en vertu de la présente loi;

(a) inspect, audit or examine the books and records of a taxpayer and any document of the taxpayer or of any other person that relates or may relate to the information that is or should be in the books or records of the taxpayer or to any amount payable by the taxpayer under this Act, […]

 

[35] La décision du ministre de procéder à une vérification en vertu de l’article 231.1 de la Loi est également discrétionnaire : il appartient au ministre de décider de procéder ou non à une vérification et, le cas échéant, de déterminer la forme que prendra la vérification (Saipem Luxembourg S.A. c Canada (Agence des douanes et du revenu), 2005 CAF 218 au para 34).

IV. Question préliminaire : La nature de la décision du ministre

[36] Les parties ne s’entendent pas sur la nature de la décision faisant l’objet du contrôle. La demanderesse affirme que le ministre a décidé de ne pas établir de nouvelle cotisation pour l’année d’imposition 2012 de la demanderesse au titre du paragraphe 152(4) de la Loi, tandis que le défendeur fait valoir que le ministre a décidé de ne pas rouvrir la vérification de 2012 au titre de l’article 231.1 de la Loi.

[37] À mon avis, la décision du ministre constitue un exercice du pouvoir discrétionnaire conféré par chacune de ces dispositions de la Loi, c’est‑à‑dire qu’il s’agit à la fois d’une décision de ne pas établir de nouvelle cotisation et d’une décision de ne pas effectuer de vérification. Bien que les motifs du ministre soient principalement présentés comme un refus de rouvrir la vérification de 2012, les observations relatives à la demande de réouverture portaient sur le pouvoir du ministre d’établir une nouvelle cotisation pour l’année d’imposition 2012 de la demanderesse, aux termes du paragraphe 152(4) de la Loi, dont le ministre a tenu compte. De plus, la demanderesse a précisé qu’elle demandait au ministre de rouvrir la vérification de 2012 dans le but de lui transmettre des renseignements supplémentaires afin qu’il puisse établir une nouvelle cotisation pour l’année d’imposition 2012 de la demanderesse. Ces décisions sont essentiellement interdépendantes : il n’y avait aucune raison d’établir une nouvelle cotisation sans vérification, et vice versa.

V. La question en litige et la norme de contrôle applicable

[38] La seule question que soulève la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si la décision du Ministre est raisonnable. Plus particulièrement :

  1. Le ministre a‑t‑il entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire?

  2. La décision du ministre est‑elle justifiée à la lumière des renseignements supplémentaires transmis par la demanderesse?

  3. C. La décision du ministre est‑elle justifiée à la lumière de la jurisprudence et des politiques applicables?

  4. D. Le ministre s’est‑il raisonnablement appuyé sur la jurisprudence citée dans sa décision?

[39] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable à la décision du ministre est celle de la décision raisonnable. Je suis d’accord.

[40] La norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle présumée s’appliquer (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov) au para 10). Cette présomption est réfutée et la norme de la décision correcte s’applique dans deux situations : lorsqu’une indication de l’intention du législateur ou la primauté du droit l’exige (Vavilov, aux para 10 et 17). Comme aucune de ces situations ne s’applique en l’espèce, je conclus que le contrôle de la décision du ministre d’établir une nouvelle cotisation en vertu du paragraphe 152(4) et de procéder à une vérification en vertu de l’article 231.1 de la Loi est assujetti à la norme de la décision raisonnable (voir Zeifmans LLP c Canada (Revenu national), 2021 CF 363 aux para 17‑19).

[41] La norme de la décision raisonnable est empreinte de déférence, mais rigoureuse (Vavilov, aux para 12‑13). La cour de révision doit établir si la décision faisant l’objet du contrôle, y compris sa justification et son résultat, est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov, au para 15). Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). La question de savoir si une décision est raisonnable dépend du contexte administratif pertinent, du dossier dont le décideur est saisi et de l’incidence de la décision sur les personnes qui en subissent les conséquences (Vavilov, aux para 88‑90, 94 et 133‑135).

[42] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, la demanderesse doit établir qu’elle comporte des lacunes suffisamment capitales ou importantes (Vavilov, au para 100). Les cours de révision doivent s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur, et elles ne doivent pas modifier les conclusions de fait, sauf dans des circonstances exceptionnelles (Vavilov, au para 125).

VI. Analyse

A. Le ministre a‑t‑il entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire?

[43] Dans sa décision, le ministre a reproché à la demanderesse de ne pas avoir présenté en temps opportun une renonciation au titre de l’alinéa 152(4)c) de la Loi ou de ne pas avoir demandé l’application de la procédure amiable prévue dans la Convention de Chypre :

[traduction]
ACMSI n’a pas déposé de renonciation au titre du sous‑alinéa 152(4)b)(iii) [sic] de la Loi avant la conclusion de la vérification ni avant la date de nouvelle cotisation. ACMSI n’a pas déposé d’avis d’opposition à l’avis de nouvelle cotisation daté du 2 mars 2017. Enfin, ACMSI n’a pas demandé l’application de la procédure amiable décrite à l’article 26 du Traité.

[44] Selon la demanderesse, la procédure amiable est un processus par lequel un contribuable peut demander aux administrations fiscales du Canada et de Chypre de régler un problème de double imposition au moyen d’un accord amiable entre elles.

[45] La demanderesse fait valoir que ni le dépôt d’une renonciation avant la conclusion de la vérification de 2012 ni la présentation d’une demande de procédure amiable ne sont requis pour que le ministre exerce le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 152(4) de la Loi. Par conséquent, la demanderesse affirme que le ministre a entravé son pouvoir discrétionnaire en s’appuyant sur des contraintes juridiques non fondées, réduisant ainsi la portée du pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 152(4) de la Loi en l’assujettissant à des restrictions obligatoires (Stemijon Investments Ltd c Canada (Procureur général), 2011 CAF 299 au para 22).

[46] Selon moi, le ministre n’a pas entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire.

[47] Le ministre n’a pas exigé que la demanderesse dépose une renonciation au titre de l’alinéa 152(4)c) de la Loi avant la conclusion de la vérification de 2012 ou avant l’expiration de la période normale de nouvelle cotisation. Le ministre s’est plutôt appuyé sur la date de la renonciation pour illustrer que la demanderesse n’avait pas agi rapidement et prudemment dans le contexte de son opposition à la nouvelle cotisation de 2012. Le ministre n’a pas contesté le fait qu’il avait le pouvoir de rouvrir la vérification de 2012 ou d’établir une nouvelle cotisation pour l’année d’imposition 2012 de la demanderesse, et il n’a pas non plus conclu que la demanderesse avait déposé la renonciation après l’expiration d’un délai de prescription prévu par la loi. Cette interprétation est claire lorsque la décision du ministre est lue dans son ensemble, car le raisonnement du ministre est essentiellement que la demanderesse n’a pas profité des nombreuses occasions qui lui ont été données de s’opposer à la nouvelle cotisation de 2012.

[48] Je ne suis pas convaincu par l’argument de la demanderesse selon lequel la décision Dorothea Knitting Mills Ltd c Canada (Ministre du Revenu national), 2005 CF 318 (Dorothea Knitting) est applicable en l’espèce. Dans cette affaire, la juge Mactavish (alors juge à la Cour fédérale) a soutenu que le ministre avait entravé son pouvoir discrétionnaire en refusant d’accorder à la contribuable une prorogation en vertu du paragraphe 220(2.1) de la Loi à moins qu’elle réponde à une des trois conditions énoncées. Cependant, aucune de ces conditions n’était imposée par cette disposition (Dorothea Knitting, au para 25). En l’espèce, le ministre ne s’est pas fondé sur le dépôt d’une renonciation avant la conclusion de la vérification de 2012 comme une exigence, mais plutôt comme une indication du manque de collaboration de la demanderesse. Par conséquent, j’estime que le ministre n’a pas entravé le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 152(4) de la Loi.

[49] La même conclusion s’applique à l’argument de la demanderesse selon lequel le ministre a commis une erreur en reprochant à la demanderesse de ne pas avoir demandé l’application de la procédure amiable prévue à l’article 26 de la Convention de Chypre. Le ministre n’a pas indiqué que la demanderesse devait demander l’application de la procédure amiable; il a simplement souligné que son défaut de le faire était un autre exemple de la façon dont la demanderesse avait omis de répondre à la vérification de 2012 ou de s’opposer à la nouvelle cotisation de 2012 en temps opportun. Par conséquent, j’estime que le ministre s’est appuyé sur le défaut de la demanderesse de demander l’application de la procédure amiable prévue par la Convention de Chypre sans entraver le pouvoir discrétionnaire qui lui est conféré par le paragraphe 152(4) de la Loi.

B. La décision du ministre est‑elle justifiée à la lumière des renseignements supplémentaires transmis par la demanderesse?

[50] La demanderesse fait valoir que le ministre savait que les renseignements sur lesquels il s’est fondé pour établir la nouvelle cotisation de 2012 étaient probablement inexacts, puisque la demanderesse avait transmis au ministre des renseignements supplémentaires en mars et avril 2017 concernant son année d’imposition 2012, renseignements que le ministre n’aurait pas pu examiner avant d’établir la nouvelle cotisation de 2012 le 2 mars 2017.

[51] Compte tenu de ces renseignements, la demanderesse affirme qu’il était déraisonnable pour le ministre de ne pas rouvrir la vérification de 2012 et de ne pas établir de nouvelle cotisation pour l’année d’imposition 2012 de la demanderesse. La demanderesse s’appuie sur l’arrêt JP Morgan et la jurisprudence qui y est citée pour faire valoir le principe selon lequel le ministre doit établir les cotisations d’une manière qu’il sait conforme aux faits pertinents et au droit applicable, et il n’a pas le pouvoir discrétionnaire de faire autrement :

[77] À certaines occasions en matière fiscale, des parties ont soutenu que le ministre avait abusé de son pouvoir discrétionnaire en établissant la cotisation. Jusqu’à maintenant, ces allégations ont toutes été rejetées au motif qu’elles étaient irrecevables puisqu’aux fins de la détermination de l’impôt à payer par un contribuable, le ministre n’a généralement pas de pouvoir discrétionnaire à exercer et partant, aucun pouvoir discrétionnaire dont il puisse abuser. Lorsqu’il ressort des faits et de la loi qu’il doit y avoir un assujettissement à l’impôt, le ministre doit établir une cotisation : Galway c. Ministre du Revenu national, [1974] 1 C.F. 600 (C.A.), à la page 602 (« le ministre a l’obligation, en vertu de la loi, de fixer le montant de l’impôt exigible d’après les faits qu’il établit et en conformité avec son interprétation de la loi »).

[78] À cet égard, en ce qui a trait à l’établissement des cotisations par suite de l’assujettissement du contribuable à l’impôt, « [n]i le ministre du Revenu ni ses préposés n’ont quelque discrétion que ce soit dans l’application qu’ils doivent faire de la Loi de l’impôt sur le revenu »; ils sont tenus de « la suivre de manière absolue » : Ludmer c. Canada, [1995] 2 C.F. 3 (C.A.), à la page 17; Harris c. Canada, [2000] 4 C.F. 37 (C.A.), au paragraphe 36. Notre Cour ne peut empêcher le ministre de remplir ses fonctions : Société Télé‑Mobile Co. c. Canada (Agence du revenu), 2011 CAF 89, au paragraphe 5 (dans le contexte de la Loi sur la taxe d’accise, L.R.C. 1985, ch. E‑15); Ludmer, précité, à la page 9.

[non souligné dans l’original]

[52] À mon avis, la demanderesse fait erreur en s’appuyant sur l’arrêt JP Morgan. Cet arrêt n’appuie pas la prétention selon laquelle le ministre est tenu d’établir une nouvelle cotisation en vertu du paragraphe 152(4) de la Loi s’il reçoit d’autres éléments de preuve. La jurisprudence affirme plutôt que, si le ministre établit une cotisation à l’égard d’un contribuable, il doit le faire conformément à sa compréhension du droit et des faits, et non d’une manière qu’il sait erronée (Galway c Ministre du Revenu national, [1974] 1 CF 600 (CAF), au para 7; JP Morgan, au para 79).

[53] La demanderesse n’a pas démontré que la nouvelle cotisation de 2012 a été établie d’une manière que le ministre sait erronée. Bien que la demanderesse affirme que les renseignements supplémentaires qu’elle a transmis au ministre montrent que la nouvelle cotisation de 2012 a été établie sur un fondement factuel erroné, le ministre n’a tiré aucune conclusion en ce sens. De plus, la demanderesse n’a pas expliqué pourquoi les renseignements supplémentaires qu’elle a transmis sont si convaincants que la décision du ministre de ne pas rouvrir la vérification de 2012 est dépourvue de justification.

[54] La décision du ministre est également justifiée en ce qui concerne les antécédents de non‑collaboration de la demanderesse (Vavilov, au para 85). La demanderesse n’a pas répondu à plusieurs demandes de renseignements formulées par l’ARC au début de 2016, soit avant que M. Buchheit cesse complètement de communiquer avec l’ARC, en mai 2016. De plus, M. Yaniv a continué de se fier à M. Buchheit après avoir appris, lorsqu’il a reçu la lettre du MJ datée du 28 février 2017, qu’il y avait des demandes de renseignements en suspens de l’ARC. Même s’il était au courant de nombreux problèmes concernant la collaboration de la demanderesse dans le contexte des vérifications de l’ARC, M. Yaniv n’a pas communiqué directement avec l’ARC pour savoir si la vérification de 2012 était sur la bonne voie ou pour modifier les protocoles de déclaration de M. Buchheit auprès de l’ARC. En partie en raison de ce manque de surveillance, M. Yaniv n’a pris connaissance de la nouvelle cotisation de 2012 qu’une fois que les délais de prescription prévus par la Loi pour s’opposer à cette cotisation étaient écoulés.

[55] L’argument de la demanderesse est essentiellement que le ministre est obligé d’établir une nouvelle cotisation en vertu du paragraphe 152(4) de la Loi s’il reçoit des éléments de preuve montrant qu’une nouvelle cotisation est peut-être inexacte. Avec égards, j’estime que cet argument est indéfendable. Le refus d’agir est inhérent au pouvoir discrétionnaire, dans la mesure où ce refus est raisonnable. En l’espèce, la demanderesse n’a pas établi que la décision du ministre était déraisonnable à la lumière des autres éléments de preuve qu’elle a transmis, et le ministre s’est raisonnablement appuyé sur la non‑collaboration de la demanderesse pour refuser de réexaminer une cotisation à laquelle la demanderesse a eu amplement l’occasion de répondre, mais ne l’a pas fait. Je conclus donc que le ministre a exercé son pouvoir discrétionnaire d’une manière justifiée, transparente et intelligible (Vavilov, au para 99).

C. La décision du ministre est‑elle justifiée à la lumière de la jurisprudence et des politiques applicables?

[56] La demanderesse fait valoir que la décision du ministre est déraisonnable à la lumière de deux décisions : Revera Long Term Care Inc c Canada (Revenu national), 2019 CF 239 (Revera) et Abakhan & Associates Inc c Canada (Procureur général), 2007 CF 1327 (Abakhan). De plus, la demanderesse affirme que la décision du ministre est déraisonnable à la lumière de la Circulaire d’information 75‑7R3 de l’ARC intitulée « Nouvelle cotisation relative à une déclaration de revenu » (la Circulaire d’information). J’examinerai chacun de ces arguments.

(1) La décision Revera

[57] La demanderesse affirme que l’affaire Revera est semblable à la présente affaire. Dans cette affaire, le contribuable a déclaré trop de revenus pendant plusieurs années et a donc demandé au ministre d’établir une nouvelle cotisation en vertu du sous‑alinéa 152(4)a)(i) de la Loi, faisant valoir que ces dispositions permettaient au ministre d’établir une nouvelle cotisation au‑delà de la période de prescription parce que l’erreur dans les déclarations était attribuable à la négligence. Le ministre a refusé la demande de la demanderesse, concluant qu’il pouvait seulement établir une nouvelle cotisation en vertu du sous‑alinéa 152(4)a)(i) si la négligence du contribuable entraînait une sous‑déclaration du revenu (Revera, au para 1).

[58] Dans la décision Revera, la Cour fédérale a estimé que la décision du ministre était déraisonnable. En particulier, le ministre n’a pas fourni d’analyse significative pour appuyer sa conclusion selon laquelle il ne pouvait pas établir de nouvelle cotisation au‑delà des délais de prescription pour les années d’imposition en cause, en vertu du sous‑alinéa 152(4)a)(i), à l’égard des revenus déclarés en trop, même si cette question était d’une importance capitale (Revera, au para 23).

[59] Je ne suis pas convaincu que la présente affaire est semblable à l’affaire Revera. En l’espèce, le ministre n’a pas omis d’aborder une question capitale soulevée par la demanderesse dans les observations relatives à la demande de réouverture. Le ministre a plutôt accepté l’observation de la demanderesse selon laquelle il avait le pouvoir d’établir une nouvelle cotisation pour l’année d’imposition 2012 de la demanderesse, mais il a refusé d’exercer ce pouvoir en raison du défaut de la demanderesse de collaborer à la vérification de 2012 et de s’opposer à la nouvelle cotisation de 2012.

(2) La décision Abakhan

[60] Comme dans l’affaire Revera, le contribuable dans l’affaire Abakhan a surévalué son revenu et a demandé une nouvelle cotisation au ministre en vertu du sous‑alinéa 152(4)a)(i) de la Loi relativement aux cotisations dont le contribuable ne pouvait pas interjeter appel en raison de l’expiration des délais de prescription applicables (Abakhan, au para 1). Le ministre a refusé d’établir une nouvelle cotisation à l’égard du contribuable parce qu’il a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment de renseignements pour déterminer l’obligation fiscale exacte ou pour conclure qu’il y avait eu une présentation erronée des faits en raison d’une fraude (Abakhan, au para 5). Le juge O’Reilly a conclu que la décision du ministre était raisonnable compte tenu du manque de renseignements transmis par le contribuable (Abakhan, au para 14).

[61] La demanderesse affirme que, contrairement au contribuable dans l’affaire Abakhan, elle a transmis au ministre des renseignements dont il devrait tenir compte pour statuer sur la véracité de la nouvelle cotisation de 2012. Toutefois, cette possibilité n’annule pas le fait que la demanderesse, comme le contribuable dans l’affaire Abakhan, a empêché qu’une vérification en bonne et due forme soit effectuée en raison de sa mauvaise gestion (Abakhan, au para 5). En refusant de rouvrir la vérification de 2012, le ministre a conclu que les renseignements supplémentaires transmis par la demanderesse étaient insuffisants compte tenu du défaut de la demanderesse de répondre adéquatement à l’ARC au cours de la vérification de 2012, de s’opposer à la nouvelle cotisation de 2012 ou de demander une prorogation pour déposer une opposition. En l’absence d’une erreur susceptible de contrôle, la Cour doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le ministre (Vavilov, au para 125).

(3) La Circulaire d’information

[62] L’article 4 de la Circulaire d’information s’applique à la décision du ministre d’établir une nouvelle cotisation en vertu du paragraphe 152(4) de la Loi :

Nouvelle cotisation visant à réduire l’impôt à payer

Reassessment to reduce tax payable

4. Sur réception d’une demande écrite du contribuable, le Ministère établit ordinairement une nouvelle cotisation pour donner un remboursement, même si un avis d’opposition n’a pas été produit dans le délai prescrit, pourvu:

4. A reassessment to create a refund ordinarily will be made upon receipt of a written request by the taxpayer, even if a notice of objection has not been filed within the prescribed time, provided that

a) que le contribuable ait produit la déclaration de revenu dans le délai de quatre ans mentionné au paragraphe 164(1);

(a) the taxpayer has, within the four year filing period required by subsection 164(1), filed the return of income;

b) que le Ministère soit convaincu que la cotisation ou nouvelle cotisation précédente était inexacte;

(b) the Department is satisfied that the previous assessment or reassessment was wrong;

c) qu’il soit possible d’établir une nouvelle cotisation dans le délai de quatre ans ou de sept ans, selon le cas, dont il est fait mention au numéro 1 précédent ou, s’il n’est pas possible de remplir cette condition, que le contribuable ait produit une renonciation en la forme prescrite;

(c) the reassessment can be made within the four year period or the seven‑year period, as the case may be, referred to in paragraph 1 above or, if that is not possible, the taxpayer has filed a waiver in prescribed form;

d) que la réduction du revenu imposable établi ne résulte pas uniquement d’une majoration des déductions pour amortissement ou d’autres déductions laissant une marge de manœuvre au contribuable, lorsque ce dernier a demandé au départ une déduction inférieure au maximum déductible; et

(d) the requested decrease in taxable income assessed is not based solely on an increased claim for capital cost allowances or other permissive deductions, where the taxpayer originally claimed less than the maximum allowable; and

e) que la demande de remboursement ne se fonde pas uniquement sur un appel devant les tribunaux d’un autre contribuable ayant eu gain de cause.

(e) the application for a refund is not based solely upon a successful appeal to the Courts by a taxpayer.

[non souligné dans l’original]

 

[63] La demanderesse affirme que les critères énoncés dans la Circulaire d’information sont remplis en l’espèce. En particulier, la demanderesse fait remarquer que sa demande a été présentée en temps opportun, qu’elle n’était pas fondée sur des déductions lui laissant une marge de manœuvre et qu’elle n’était pas fondée sur un appel accueilli. En ce qui concerne la connaissance du ministre visé à l’alinéa b), la demanderesse affirme que le ministre aurait dû se douter que la nouvelle cotisation de 2012 était fondée sur des renseignements incomplets, étant donné que la demanderesse a fourni d’autres renseignements en mars et en avril 2017. De plus, la demanderesse fait remarquer que le ministre a annulé sa nouvelle cotisation pour l’année d’imposition 2011 de la demanderesse, laissant entendre qu’il pourrait y avoir des lacunes dans les vérifications du ministre.

[64] Même si j’accepte que les critères énoncés dans la Circulaire d’information sont remplis, j’estime néanmoins que la décision du ministre est raisonnable. La Circulaire d’information décrit les circonstances dans lesquelles le ministre établira ordinairement une nouvelle cotisation en vertu du paragraphe 152(4) de la Loi. En l’espèce, le ministre a justifié sa décision de refuser la demande de la demanderesse malgré le fait que les conditions préalables ordinaires pour que le ministre accepte une telle demande étaient respectées. Encore une fois, le ministre a tenu compte de la façon dont les actions de la demanderesse ont mené à la situation dans laquelle elle se trouve actuellement, et le ministre a donc raisonnablement refusé d’établir une nouvelle cotisation en vertu du paragraphe 152(4) de la Loi.

D. Le ministre s’est‑il raisonnablement appuyé sur la jurisprudence citée dans sa décision?

[65] La demanderesse affirme que le ministre s’est appuyé de manière déraisonnable sur les décisions Cal Investments et Holmes dans sa décision. J’examinerai chacun de ces arguments.

(1) La décision Cal Investments

[66] Au paragraphe 44 de la décision Cal Investments, le juge Joyal a affirmé : « la Couronne demande une renonciation afin de pouvoir continuer son évaluation dans le cadre d’un processus administratif normal sans devoir se préoccuper des délais ». En se fondant sur la décision Cal Investments, le ministre a déclaré dans sa décision que toutes les activités de vérification pour l’année d’imposition 2012 de la demanderesse avaient été [traduction] « effectuées dans le cadre d’un processus administratif normal qui s’est conclu en 2017 ».

[67] Je ne suis pas convaincu par l’argument de la demanderesse selon lequel le ministre a mal interprété l’effet juridique de l’expression « processus administratif normal » ou a appliqué à tort la décision à titre de précédent. À mon avis, le ministre s’est appuyé sur l’expression pour souligner que la vérification de 2012 a été effectuée dans un délai normal selon le protocole ordinaire. Le ministre n’accorde aucune importance juridique à cette expression, et aucune de ses conclusions ne repose sur celle-ci. Le ministre s’appuie plutôt simplement sur la décision Cal Investments pour décrire la nature et le but des renonciations, ce qui correspond au raisonnement du juge Joyal (Cal Investments, aux para 44‑45).

(2) La décision Holmes

[68] Le ministre s’est également appuyé sur la déclaration de la juge Sheridan au paragraphe 20 de la décision Holmes concernant la notion selon laquelle « le pouvoir d’accepter la renonciation relève exclusivement du ministre ». Le ministre n’a pas expliqué son interprétation de ce principe ni invoqué autrement la décision Holmes dans sa décision; il a cité la décision Holmes de façon isolée.

[69] La demanderesse affirme que la déclaration faite dans la décision Holmes contredit la conclusion tirée par le juge Sexton dans la décision Mitchell c Canada, 2002 CAF 407 (Mitchell), selon laquelle le ministre doit accepter une renonciation si elle est présentée :

[40] Il me semble que Revenu Canada est obligé de considérer tout document comme une renonciation, à condition qu’il contienne les renseignements nécessaires. Revenu Canada n’a pas le choix lorsqu’il s’agit d’accepter ou de refuser une renonciation. Une renonciation est un privilège reconnu au contribuable et, si elle est envoyée, Revenu Canada ne peut pas omettre d’en tenir compte.

[70] La seule question à trancher dans l’affaire Mitchell était de savoir si les appelants avaient effectivement présenté une renonciation et, dans l’affirmative, si le ministre avait commis une erreur en ne l’acceptant pas (Mitchell, au para 25; Kerry (Canada) Inc c Canada (Procureur général), 2019 CF 377, aux para 44‑47).

[71] Je ne suis pas convaincu que la déclaration faite dans la décision Holmes entre en conflit avec la déclaration faite dans l’arrêt Mitchell. Une des questions à trancher dans l’affaire Holmes était de savoir si la renonciation du contribuable avait en fait été « présentée » au ministre au sens du sous‑alinéa 152(4)a)(ii) de la Loi. Le fardeau de la preuve appartient au ministre (Holmes, aux para 1‑4). C’est dans le contexte de l’obligation du ministre d’accepter une renonciation que la juge Sheridan a affirmé que « le pouvoir d’accepter la renonciation relève exclusivement du ministre » (Holmes, au para 20).

[72] Autrement dit, je ne crois pas que la décision Holmes donne au ministre le pouvoir de ne pas accepter une renonciation si elle est présentée. Cette interprétation est claire lorsque la décision Holmes est lue dans son ensemble, en particulier compte tenu du paragraphe précédant la déclaration contestée de la juge Sheridan :

[19] L’avocat de l’intimée prétend que la renonciation doit être interprétée contre celui qui l’a rédigée; même si la version originale a été rédigée par M. LeDuc, sa modification ultérieure par les comptables de Mme Holmes a eu pour effet de rejeter sur elle la responsabilité de toute ambiguïté qui en a résulté. Dans le contexte d’un contrat civil entre des parties traitant sur un pied d’égalité, cet argument pourrait avoir une certaine valeur, mais dans l’esprit de la Loi de l’impôt sur le revenu, alors que le pouvoir et l’obligation de prescrire la forme de la renonciation et de déterminer si la question a été correctement énoncée et si elle doit être acceptée telle qu’elle a été « présentée » incombent exclusivement au ministre, la règle contra proferentem ne trouve aucune application.

[non souligné dans l’original]

[73] À mon avis, le ministre s’est fondé sur la décision Holmes pour affirmer que le pouvoir d’agir à l’égard d’une renonciation (c.‑à‑d. l’« accepter ») et d’établir une nouvelle cotisation relève exclusivement du pouvoir discrétionnaire du ministre. Il ressort clairement de la décision que le ministre n’a pas conclu qu’il avait la possibilité d’écarter la renonciation de la demanderesse, mais qu’il a plutôt refusé d’établir une nouvelle cotisation pour l’année d’imposition 2012 de la demanderesse malgré cette renonciation.

[74] Le fait que le ministre s’appuie sur la décision Holmes est quelque peu déplacé, j’en conviens, car la décision Holmes portait sur l’acceptation par le ministre d’une renonciation comme ayant été « présentée » en vertu du sous‑alinéa 152(4)a)(ii) de la Loi, et non sur sa capacité d’établir une nouvelle cotisation à la lumière d’une renonciation présentée en vertu de l’alinéa 152(4)c). Le principe que le ministre a extrapolé de la décision Holmes concorde néanmoins avec la Loi, puisque la décision du ministre d’établir une nouvelle cotisation en vertu du paragraphe 152(4) de la Loi est discrétionnaire (9027‑4218 Québec Inc., au para 74).

[75] Compte tenu de ce qui précède, je conclus que le fait que le ministre s’est appuyé sur la décision Holmes ne constitue pas une lacune suffisamment capitale ou importante pour rendre sa décision déraisonnable (Vavilov, au para 100). Le fait que le ministre s’est appuyé sur la décision Holmes ne perturbe pas son analyse rationnelle, et la décision du ministre est autrement justifiée au regard du droit pertinent (Vavilov, au para 85).

VII. Dépens

[76] Les parties conviennent que le montant approprié des dépens est de 5 000 $, taxes et débours compris. Le défendeur ayant réussi à faire rejeter la présente demande, je lui adjuge des dépens de 5 000 $.

VIII. Conclusion

[77] La présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée avec dépens, que les parties ont convenu de fixer à 5 000 $. Le ministre s’est raisonnablement appuyé sur les antécédents de non‑conformité de la demanderesse et sa décision est justifiée au regard des faits et du droit pertinents, y compris la jurisprudence pertinente, la Circulaire d’information et la Convention de Chypre.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T‑2070‑19

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. La demanderesse doit verser immédiatement au défendeur 5 000 $ au titre des dépens.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Blain McIntosh


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑2070‑19

 

INTITULÉ :

AMDOCS CANADIAN MANAGED SERVICES INC. c LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À TORONTO ET OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 MAI 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

LE 5 JUILLET 2021

 

COMPARUTIONS :

Glenn Ernst

Nando De Luca

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Rita Araujo

Jesse Epp‑Fransen

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Goodmans LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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