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Date : 20050322

 

Dossier : IMM-7232-04

 

Référence : 2005 CF 398

 

Ottawa (Ontario), le 22 mars 2005

 

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE GAUTHIER

 

ENTRE :

 

                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                       ET DE L’IMMIGRATION

                                                                                                                                          demandeur

                                                                             et

 

                                                           AZMAT ALI KHAN et

                                                DIANA ALEXANDRO BUSYLEVA

                                                                                                                                          défendeurs

 

 

 

                                MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

 

 

[1]               Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la SPR) a reconnu la qualité de réfugié au sens de la Convention à Azmat Ali Khan et à sa femme, Diana Alexandro Busyleva.

 


[2]               M. Ali Khan est un citoyen de l’Afghanistan et un musulman chiite. Il a expliqué qu’il craignait au départ d’être persécuté par les Talibans parce qu’il n’était pas un « fervent croyant » et qu’il avait refusé de joindre leurs rangs. Après son départ de l’Afghanistan en 1994, sa mère a été tuée en 2001 par les Talibans, qui ont également tué son cousin et sa famille. La maison de ses parents a été saccagée et ses parents ont été contraints de s’enfuir au Pakistan où ils vivent dans un camp de réfugiés.

 

[3]               Mme Alexandro Busyleva est une citoyenne russe d’origine juive. Elle affirme craindre d’être persécutée du fait de sa religion et parce qu’elle est une militante.

 

[4]               Après avoir quitté la Russie, les deux demandeurs se sont réfugiés aux États-Unis où ils ont vécu environ trois ans. Ils ont eu un fils qui est citoyen américain. À la suite du rejet de leur revendication du statut de réfugié aux États-Unis, ils sont arrivés au Canada où ils ont présenté une demande d’asile à titre de famille.

 

[5]               La SPR a rejeté la demande du fils mais a accepté celle des défendeurs dans une décision fort inusitée de deux pages. Voici l’analyse que la SPR a faite des revendications en question :

Après avoir analysé vos témoignages ainsi que la preuve documentaire concernant les trois pays, à savoir la Russie, l’Afghanistan et les États-Unis, le tribunal conclut que votre fils n’est ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger. Lorsque vous avez été questionnée, Madame, au début de l’audience, vous avez admis qu’il n’était pas en danger aux États-Unis.

 

 

M. Khan, bien que je ne croie pas nécessairement qu’au moment où vous avez quitté l’Afghanistan en 1999 vous étiez personnellement exposé à la persécution, la preuve documentaire de l’époque indique cependant que de nombreux conflits sévissaient entre différentes factions de musulmans et que les fondamentalistes s’employaient activement à persécuter les gens qui ne partageaient pas leur idéologie.

 


                                                Cela dit, si vous avez été une personne au franc‑parler, vous auriez pu être perçu comme un ennemi des Talibans. Qui plus est, votre frère a été tué, la maison de vos parents a été détruite et ces derniers ont dû fuir leur pays pour aller vivre dans un camp de réfugiés : voilà autant d’éléments qui suffisent pour créer en vous la crainte subjective d’être persécuté si vous deviez retourner en Afghanistan, en raison de votre mode de vie occidental.

De plus, lorsque nous procédons à l’évaluation d’une demande d’asile, nous nous devons de tenir compte de l’avenir. Vous êtes maintenant marié à une femme de confession juive et si vous deviez retourner dans votre pays avec votre épouse et votre enfant, il est fort possible que la situation soit très difficile pour vous en Afghanistan. Pour ces motifs, le tribunal vous accorde le bénéfice du doute et vous reconnaît la qualité de réfugié au sens de la Convention et de personne à protéger.

 

Mme Busyleva, votre témoignage n’a pas été empreint de franchise. Vous l’avez embelli en ajoutant des événements qui auraient dû être inclus dans votre Formulaire de renseignements personnels (FRP). Toutefois, puisque c’est votre anniversaire de mariage aujourd’hui et que le tribunal n’a aucune intention de séparer ce que l’amour a uni, je vous accorde également le bénéfice du doute et je vous reconnais la qualité de réfugié au sens de la Convention et de personne à protéger.

 

Dans cette décision pour le moins inusitée, le tribunal se reporte également au principe énoncé aux articles 181 à 185 du Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié (HCNUR). Cette situation est inhabituelle, car j’aborde la question des motifs d’ordre humanitaire. En revanche, il est justifié de vouloir faire épargner du temps et de l’argent aux contribuables canadiens.

 

Soyez heureux au Canada, votre nouveau pays de résidence.

 

 

 

[6]               Pour les motifs qui suivent, la Cour estime que cette décision doit être annulée.

 

[7]               Ainsi qu’il ressort de sa décision, la SPR a fondé sa conclusion, du moins en partie, sur des raisons d’ordre humanitaire et sur les articles 181 à 185 du Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié, qui portent sur le principe de l’«  unité familiale ».

 

[8]                Comme la Cour l’a fait observer dans l’arrêt Ranganathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 C.F. 164 (C.A.), plus on laisse les raisons d'ordre humanitaire intervenir dans le cadre des revendications du statut de réfugié, plus la procédure applicable aux réfugiés se confond avec la procédure propre à la prise en compte des raisons d'ordre humanitaire prévues à larticle 25 de la Loi sur limmigration et la protection des réfugiés (la LIPR). En conséquence, les chances augmentent que le concept de persécution que l'on trouve dans la définition du réfugié soit en pratique remplacé par le concept d'épreuve.

 

[9]               Ainsi que le demandeur l’a rappelé, seul le ministre est habilité, en vertu de l’article 25 de la LIPR, à lever les exigences énumérées dans la Loi s’il estime que des circonstances d'ordre humanitaire le justifient. Ce pouvoir n’a pas été délégué à la SPR en ce qui concerne les exigences prévues aux articles 96 et 97 de la LIPR.

 

[10]           Ainsi, même si l’intention de la SPR était bonne, à savoir faire épargner du temps et de l’argent aux contribuables et éviter la multiplication des procédures administratives, il n’en demeure pas moins que la SPR n’avait tout simplement pas le pouvoir de reconnaître quelque qualité que ce soit aux défendeurs sans avoir d’abord légitimement constaté qu’il s’agissait de personnes qui craignent d’être persécutées ou qui ne pouvaient pas ou ne voulaient pas se réclamer de la protection de leur propre pays.

 

[11]         L’unité familiale n’est pas un concept reconnu en droit canadien des réfugiés. De fait, cette question précise a été analysée dans le jugement Casetellanos c. Canada

(Solliciteur général), [1995] 2 C.F. 190 (C.F. 1re inst)). Après avoir examiné les articles 181 et suivants du Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié, notre Cour a jugé que la définition du réfugié au sens de la Convention à laquelle le Canada a souscrit du fait qu’il est signataire de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés (Genève, 28 juillet 1951) n’englobait pas le concept d’unité familiale. La situation n’a pas changé lorsque le législateur fédéral canadien a adopté la Loi. Ainsi que la Cour l’a souligné dans l’arrêt Pour-Shariati c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1997] A.C.F.  810 (C.A.) (QL), le législateur fédéral a effectivement tenu compte de la question mentionnée dans le guide en accordant, aux articles 175 et suivants du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, le droit de s’établir aux personnes à charge des personnes à qui la qualité de réfugié a été reconnue.

 

[12]           Plus récemment, dans le jugement Lakatos c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] A.C.F. 657 (C.F. 1re inst.) (QL), au paragraphe 12, notre Cour a confirmé que le fait qu’un membre de la famille est persécuté ne permet pas nécessairement à tous les autres membres de la famille de se voir reconnaître la qualité de réfugié au sens de la Convention.

 

[13]           Les défendeurs invoquent l’arrêt Cheung c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1993] 2 C.F. 314 de la Cour d’appel fédérale qui, selon eux, permet toujours d’affirmer que l’unité familiale constitue un principe reconnu en droit canadien des réfugiés.

 

[14]           Cette décision a été expressément analysée dans l’arrêt Casetellanos, précité, dans lequel le juge Nadon (maintenant juge à la Cour d’appel) a dit ce qui suit :

Il est évident, dans cette décision, que la Cour a jugé que la requérante mineure était principalement admissible au statut de réfugié parce qu'elle avait été victime de discrimination en tant que membre du groupe social des seconds enfants, et non pas en vertu du principe de l'unité de la famille. Étant donné, par ailleurs, que la Cour n'a rien révélé au sujet des considérations qui l'avaient amenée à conclure que le principe de l'unité de la famille existait et qu'il devait être appliqué, on doit donc distinguer la présente affaire de la décision Cheung, dans la mesure où on ne peut affirmer que celle-ci établit le principe de l'unité de la famille.

 

 

 

 

 

[15]      Compte tenu de ce qui précède, la SPR a de toute évidence commis une erreur de droit[1] en se fondant sur le concept de l’unité familiale et sur les articles 181 à 185 du Guide pour faire droit aux prétentions des défendeurs fondées sur les articles 96 et 97 de la Loi.

 

[16]      Les défendeurs soutiennent que cette erreur ne tire pas à conséquence parce que la SPR s’est également appuyée sur d’autres motifs valables pour justifier la suite favorable qu’elle a donnée à leur demande.


[17]      À cet égard, le demandeur fait valoir que la décision en question ne renferme aucune analyse valable des autres motifs invoqués au soutien de ces demandes et que la décision doit par conséquent être annulée.

 

[18]      En ce qui concerne la demande de M. Ali Khan, la SPR a expressément conclu qu’elle ne croyait pas que ce défendeur avait été personnellement persécuté en Afghanistan avant son départ. Le fait que la preuve documentaire de l’époque indiquait que les intégristes persécutaient effectivement d’autres personnes n’est pas pertinent.

 

[19]      Il ne s’ensuit pas pour autant que ce défendeur ne risquerait pas d’être persécuté dans l’avenir. La SPR ne discute pas de l’impact de la chute des Talibans; elle précise plutôt au paragraphe suivant que les représailles infligées aux membres de la famille du défendeur constituent des éléments qui suffisent pour créer la crainte subjective que la situation soit très difficile pour M. Ali Khan s’il devait retourner en Afghanistan, en raison de son mode de vie occidental. Or, aucun lien n’a été établi dans la preuve entre les représailles en question et le fait que l’un ou l’autre des membres de cette famille épousait un mode de vie occidental.

 

[20]      Le défendeur n’a pas pu citer d’élément de preuve documentaire qui permettrait de conclure que les intégristes persécutent aujourd’hui quelqu’un en raison de son mode de vie occidental ou parce qu’il est marié à une femme de confession juive.


[21]      C’est la raison pour laquelle la SPR a dû recourir au concept du bénéfice du doute pour pouvoir conclure que cette demande d’asile avait un fondement objectif. La Cour n’est pas d’accord pour dire que la SPR n’avait pas le droit de le faire parce qu’elle a de toute évidence considéré que le témoignage de M. Ali Khan était crédible sur ces questions.

 

[22]      La Cour convient toutefois que la décision ne précise pas à quels sanctions ou châtiments constituant à l’avenir de la persécution on pourrait s’attendre que M. Ali Khan soit exposé (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Gao, [2001] A.C.F. 1794 (C.F. 1re inst.) (QL), paragraphes 20 à 23) La Cour ne peut accepter l’argument des défendeurs suivant lequel l’expression « situation difficile » doit viser des traitements semblables à ceux qu’ont subis les membres de la famille du cousin de M. Ali Khan, surtout son cousin, qui a été brûlé vivant. Le dossier ne renferme pas le moindre élément de preuve qui permette de penser que ces traitements ont été infligés parce que ces personnes avaient adopté un mode de vie occidental. Rien ne permet de penser qu’elles peuvent être considérées comme des personnes se trouvant dans une situation semblable.

 


[23]      De fait, l’emploi des expressions « en raison de votre mode de vie occidental » et « situation très difficile pour vous en Afghanistan » semble confirmer que la SPR confond là encore le concept de persécution avec celui de l’épreuve. La décision est manifestement ambiguë à cet égard et la Cour n’est pas convaincue de pouvoir conclure que l’erreur de droit susmentionnée n’a pas influencé la conclusion de la SPR en ce qui concerne la demande d’asile de M. Ali Khan.

 

[24]      Pour ce qui est de l’analyse du fondement objectif de la crainte de persécution de Mme Busyleva, la Cour estime que la décision est tout simplement incompréhensible et qu’aucune conclusion n’a été tirée au sujet du fondement subjectif de la demande d’asile  de Mme Busyleva.

 

[25]      Les défendeurs admettent que les motifs de la décision attaquée étaient brefs et qu’ils auraient facilement pu être plus fouillés, mais ils font valoir que la question de savoir si la décision est suffisamment motivée doit être analysée en tenant compte du contexte particulier de cette décision. En effet, lorsqu’elle donne une suite favorable à une demande d’asile, la Commission n’est tenue, aux termes des alinéas 169b) et e) de la Loi de motiver sa décision que sur demande et à le faire dans les dix jours de sa décision. Pour les défendeurs, il s’agit là d’une reconnaissance tacite par le législateur fédéral que l’obligation d’agir équitablement envers le ministre est moins exigeante que l’obligation d’agir équitablement envers les demandeurs d’asile.  La Cour devrait donc examiner la preuve dans son ensemble pour corriger toute lacune relevée dans les motifs de la Commission.

 


[26]      La Cour convient que la question de savoir si la décision est suffisamment motivée dépend des circonstances et que l’obligation d’agir équitablement est par ailleurs un concept flexible qui dépend du contexte. Je n’irais toutefois pas jusqu’à dire que la SPR est pour autant habilitée à prononcer des motifs qui sont si « ténus » qu’ils nuisent à la capacité du ministre d’exercer comme il se doit son droit de demander le contrôle judiciaire de cette décision.

 

[27]      Le ministre a expressément réclamé des motifs le 8 juin 2004. Il avait droit à des motifs clairs, précis et intelligibles (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Koriagin, [2003] A.C.F. 1534, 2003 CF 1210).

 

[28]      Il est impossible de déterminer quelle partie du témoignage de Mme Busyleva a été écartée au motif qu’elle avait embelli son récit parce que la SPR ne l’a pas précisé. Elle n’a pas précisé non plus quels événements avaient été ajoutés au formulaire de renseignements personnels (FRP). La Cour a attentivement examiné la transcription et le FRP. Contrairement à ce que les défendeurs affirment, elle n’estime pas qu’il s’agit d’une situation « claire et nette ».

 

[29]      À l’audience, les parties n’ont pas réussi à s’entendre sur le nombre d’événements qui ont effectivement été ajoutés au cours des témoignages, car elles interprètent chacune la preuve différemment. Aucune n’a pu répondre de façon satisfaisante aux questions de la Cour à cet égard.                    

 


[30]      Si la SPR a tenu compte d’autres motifs que les raisons d’ordre humanitaire qu’elle cite expressément aux deux derniers paragraphes de sa décision, elle a certainement fait défaut de motiver suffisamment sa conclusion à cet égard. Elle a ainsi manqué à l’équité procédurale, commettant ainsi une erreur justifiant l’infirmation de sa décision (Ha c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2004] A.C.F. 174 (C.A.)).

 

[31]      Dans ces conditions, la décision doit être annulée.

 

[32]      Les parties n’ont pas proposé de question à certifier et la Cour estime qu’il s’agit d’un cas d’espèce.

 

                                        ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.         La demande de contrôle judiciaire est accueillie. Les deux demandes d’asile seront jugées de nouveau par un tribunal différemment constitué.


2.         Aucune question n’est certifiée.            

 

 

                     « Johanne Gauthier »                                               Juge                          

 

Traduction certifiée conforme

 

Richard Jacques, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-7232-04

 

INTITULÉ :                                       MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c. AZMAT ALI KHAN et DIANE ALEXANDRO BUSYLEVA

                             

LIEU DE L’AUDIENCE :                 MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 18 MARS 2005

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       MADAME LA JUGE GAUTHIER

                                                                              

DATE DES MOTIFS :                      LE 22 MARS 2005

 

COMPARUTIONS :

                                   

Sherry Rafai Far                                   POUR LE DEMANDEUR

 

Michael Dorey                          POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

John H. Sims, c.r.                                 POUR LE DEMANDEUR

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Michael Dorey                          POUR LES DÉFENDEURS

Montréal (Québec)



[1]J’ai appliqué à cette question la norme de la décision correcte (voir l’arrêt Harb c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] A.C.F. 108 (C.A.)).

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