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Date : 20210708


Dossier : IMM‑964‑20

Référence : 2021 CF 720

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 8 juillet 2021

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

FANA GEBREKIDAN HAGOS

CHRISTIAN ABRAHAM WOLDEYOHANS

DELINA ABRAHAM WOLDEYOHANES

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Fana Gebrekidan Hagos et ses enfants mineurs, Delina et Christian, demandent à la Cour d’annuler la décision datée du 22 janvier 2020 par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR) a rejeté leur appel de la décision rendue le 9 octobre 2019 par la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la CISR.

[2] La SAR a confirmé la décision de la SPR, concluant que les demandeurs n’ont pas qualité de réfugiés au sens de la Convention ni de personnes à protéger au sens de l’article 96 ou du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.

[3] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire des demandeurs est rejetée.

[4] Mme Hagos et sa fille, Delina, sont citoyennes de l’Éthiopie, tandis que le fils de Mme Hagos, Christian, est citoyen des États‑Unis d’Amérique.

[5] Mme Hagos a rencontré son mari alors qu’elle travaillait à Nairobi, au Kenya. Ils se sont mariés en 2013. Le couple a deux enfants (les deux demandeurs mineurs).

[6] En septembre 2017, Mme Hagos s’est rendue en Éthiopie pour visiter les membres de la famille de son mari et pour leur présenter les enfants. Pendant qu’elle se trouvait en Éthiopie, elle a été accusée de diffuser de l’information antigouvernementale et elle a été incarcérée. Elle soutient que, durant son incarcération, elle a été détenue dans une petite pièce, en isolement, et interrogée par des policiers qui, à quelques reprises, l’ont agressée sexuellement et l’ont menacée de viol. Elle affirme que les policiers voulaient lui faire admettre que son mari avait une mission antigouvernementale et qu’elle avait été envoyée en Éthiopie pour exécuter cette mission.

[7] La mère de Mme Hagos a payé son cautionnement afin qu’elle puisse aller à l’hôpital. Au lieu de retourner en détention, comme promis, elle est retournée avec ses enfants à Nairobi, au Kenya, le 9 octobre 2017. Craignant d’autres attaques, Mme Hagos et ses enfants ont quitté le Kenya pour se rendre aux États‑Unis d’Amérique, après quoi ils sont entrés au Canada où ils ont présenté leurs demandes d’asile.

[8] La SPR s’est fondée sur les documents récents sur la situation dans le pays en cause, lesquels indiquaient que, depuis l’arrivée du nouveau premier ministre, les problèmes liés aux droits de la personne auxquels Mme Hagos s’était heurtée avaient diminué et que le climat politique avait changé. Ainsi, la SPR a jugé qu’il n’y avait pas de possibilité sérieuse que Mme Hagos ou sa fille soient exposées à une menace à leur vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités, ou au risque d’être soumises à la torture si elles devaient retourner en Éthiopie. La SPR a en outre jugé qu’il existait moins qu’une simple possibilité que le fils de Mme Hagos soit exposé à un risque s’il devait retourner aux États‑Unis.

[9] La SAR a admis comme nouveaux éléments de preuve 16 articles journalistiques portant sur la situation en Éthiopie. La seule question à trancher dans le cadre de l’appel était celle de savoir si les craintes des demandeurs étaient devenues infondées du fait du changement de situation en Éthiopie. La SAR, après avoir réalisé sa propre analyse, a convenu avec la SPR que le changement de situation observé depuis l’élection du nouveau premier ministre était tel que les demandeurs ne couraient plus aucun risque en Éthiopie.

[10] La décision est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

[11] La présente demande soulève trois questions :

  1. La SAR a‑t‑elle commis une erreur en déterminant qu’il y avait eu, en Éthiopie, un changement de situation tel que les craintes des demandeurs n’étaient plus fondées?

  2. La SAR a‑t‑elle commis une erreur en ne concluant pas que l’exception relative aux « raisons impérieuses », prévue au paragraphe 108(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, s’appliquait aux demandeurs?

  3. La SAR a‑t‑elle commis une erreur en n’examinant pas la possibilité de présenter une demande d’asile sur place?

[12] Les deuxième et troisième questions peuvent être tranchées rapidement.

[13] L’exception relative aux raisons impérieuses, prévue au paragraphe 108(4) de la Loi, n’a pas été invoquée par les demandeurs ni par leur avocat devant la SPR. Néanmoins, la SPR l’a examinée et a conclu que la disposition ne s’appliquait pas dans les circonstances :

[traduction]

Maintenant, l’exception relative aux raisons impérieuses est parfois invoquée lorsqu’il y a un changement de situation. Je souligne que ni vous ni votre avocat n’avez invoqué cette exception, peut‑être parce que vous n’estimez pas qu’il y a eu un changement de situation.

J’aborderai toutefois brièvement cette question pour dire que, même si ce que vous avez vécu en Éthiopie n’a pas été agréable du tout, le tribunal estime que cela ne heurte pas non plus la conscience. Le seuil à atteindre pour prouver l’existence de raisons impérieuses est très élevé et, pour cette raison, le tribunal doit conclure qu’il n’existe pas de telles raisons en l’espèce.

[14] Ni l’exception relative aux raisons impérieuses ni la conclusion de la SPR n’ont été soulevées par les demandeurs dans leur appel devant la SAR.

[15] En outre, les demandeurs n’ont pas soulevé, ni devant la SPR ni devant la SAR, la possibilité de présenter une demande d’asile sur place fondée sur leurs activités au Canada.

[16] En ce qui concerne ces deux questions, le défendeur soutient, et je suis d’accord avec lui, que le défaut, pour un demandeur, de soulever une question devant la SAR porte un coup fatal à sa capacité à invoquer cette question dans le cadre d’un contrôle judiciaire : Dhillon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 321 aux para 18‑22; Abdulmaula c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 14 aux para 13‑16; Dovha c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 864 au para 6; Zakka c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1434 au para 13.

[17] Pour cette raison, les deuxième et troisième questions soulevées ne peuvent pas être retenues. La véritable question qui se pose en l’espèce est celle de savoir si la décision de la SAR, selon laquelle la demande d’asile ne pouvait pas être accueillie en raison du changement de situation en Éthiopie, était raisonnable compte tenu du dossier dont elle disposait.

[18] Les demandeurs font valoir que la décision de la SAR est déraisonnable puisque cette dernière a fait une lecture sélective des documents sur la situation dans le pays en cause, qu’elle a ignoré les documents allant à l’encontre de sa décision et qu’elle a mal qualifié et mal interprété certains des éléments de preuve au dossier.

[19] Comme la SPR, la SAR s’est fondée principalement sur le rapport de 2018 sur l’Éthiopie produit par le département d’État des États‑Unis. Entre autres choses, s’appuyant sur le rapport, elle a conclu que le changement de gouvernement survenu en avril 2018 avait entraîné des changements radicaux en Éthiopie. Plus précisément, la SAR a souligné que le premier ministre avait présenté des excuses pour les abus commis durant des décennies, décriminalisé les mouvements politiques auparavant considérés comme des actes de trahison, invité les chefs de l’opposition exilés à revenir au pays et à reprendre leurs activités politiques, ce que plusieurs ont fait, autorisé les manifestations et les rassemblements pacifiques, libéré des milliers de manifestants politiques et entrepris une révision des lois répressives.

[20] Selon mon évaluation, l’observation la plus importante formulée par les demandeurs à l’égard du rapport du département d’État des États‑Unis concerne le défaut allégué de la SAR d’examiner les répercussions d’un éventuel retour des demandeurs en Éthiopie compte tenu du fait que Mme Hagos a enfreint les conditions de sa mise en liberté sous caution en quittant le pays.

[21] Les demandeurs soutiennent que la SAR n’a pas tenu compte du fait que les enquêtes menées contre des dissidents politiques n’étaient pas automatiquement annulées; un dissident exilé devait plutôt présenter une demande d’amnistie au titre de la loi générale, laquelle a été en vigueur durant six mois jusqu’en janvier 2019. Ils affirment qu’il n’existe aucun élément de preuve démontrant que Mme Hagos ait fait une demande et qu’elle est donc toujours en danger en Éthiopie.

[22] Les demandeurs soulignent le passage suivant du rapport du département d’État des États‑Unis, lequel résume cette loi d’amnistie :

[traduction]

Le 20 juillet, la Chambre des représentants du peuple, lors d’une session d’urgence, a adopté un projet de loi prévoyant l’amnistie pour les personnes et les groupes faisant l’objet d’une enquête ou d’un procès, ou reconnus coupables de divers crimes. La loi s’applique aux personnes et aux organisations reconnues coupables de crimes commis avant le 7 juin. Le procureur général fédéral a annoncé que ceux qui souhaitent présenter une demande d’amnistie doivent le faire dans un délai de six mois à compter du 23 juillet. Le 23 août, le procureur général fédéral a annoncé que 650 prisonniers détenus dans quatre prisons fédérales avaient été libérés après s’être vu accorder un pardon ou l’amnistie. Le gouvernement a accordé l’amnistie à plus de 200 de ces prisonniers conformément à la proclamation d’amnistie. [Non souligné dans l’original.]

[23] Il est vrai que la décision faisant l’objet du contrôle ne renvoie pas explicitement à ce paragraphe. Cependant, il est présumé que le tribunal a examiné tous les éléments de preuve dont il disposait. Comme le soulignent les demandeurs, dans Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425, au paragraphe 17, le juge Evans a déclaré :

[P]lus la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l’organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l’organisme a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » : Bains c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 63 F.T.R. 312 (C.F. 1re inst.). Autrement dit, l’obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés. Ainsi, une déclaration générale affirmant que l’organisme a examiné l’ensemble de la preuve ne suffit pas lorsque les éléments de preuve dont elle n’a pas discuté dans ses motifs semblent carrément contredire sa conclusion. [Non souligné dans l’original.]

[24] Ayant admis que Mme Hagos était crédible, la SAR a, par le fait même, admis qu’elle avait été détenue et interrogée durant une semaine. Le mari de Mme Hagos était accusé d’avoir une mission antigouvernementale et Mme Hagos était, quant à elle, accusée d’avoir été envoyée en Éthiopie pour exécuter cette mission. Elle a été libérée sous caution à condition qu’elle revienne après sa visite à l’hôpital. Cependant, elle n’est pas retournée en détention; elle est retournée au Kenya.

[25] Je ne puis conclure que le passage du rapport du département d’État des États‑Unis sur lequel s’appuient les demandeurs exige que Mme Hagos présente une demande d’amnistie. Le paragraphe dont il est fait mention prévoit explicitement que la loi d’amnistie s’applique aux personnes qui ont été reconnues coupables d’un crime et il semble que ces personnes doivent présenter une demande. Mme Hagos n’a toutefois été reconnue coupable d’aucun crime en Éthiopie.

[26] En outre, le passage précise que la loi prévoit l’octroi de l’amnistie aux personnes et aux groupes faisant l’objet d’une enquête, mais il ne dit pas explicitement que ces personnes et groupes doivent présenter une demande d’amnistie. En effet, le reste du paragraphe fait mention de « prisonniers » qui se sont vu accorder l’amnistie en vertu de cette nouvelle loi. Il est raisonnable de conclure que rien n’obligeait Mme Hagos à présenter une demande d’amnistie alors qu’elle faisait simplement l’objet d’une enquête. De toute manière, ce paragraphe ne contredit pas directement la conclusion de la SAR et il n’en ressort pas clairement que la SAR devait tenir compte de l’argument maintenant invoqué selon lequel Mme Hagos devait présenter une demande d’amnistie. Je souligne que la Cour ne dispose d’aucun élément de preuve selon lequel les demandeurs auraient précisément invoqué cet argument devant la SAR.

[27] De façon générale, je suis d’accord avec l’observation du défendeur selon laquelle les observations des demandeurs concernant le caractère raisonnable de la décision faisant l’objet du contrôle ne font guère plus qu’exprimer un désaccord quant à l’importance accordée par la SAR aux éléments de preuve sur la situation dans le pays. D’autres auraient pu en arriver à une conclusion différente de celle de la SAR compte tenu du dossier dont elle disposait, mais je ne puis conclure que la décision de la SAR est déraisonnable.

[28] À mon humble avis, les demandeurs ne se sont pas acquittés de leur fardeau de démontrer que la décision est déraisonnable. Par conséquent, la présente demande est rejetée.

[29] Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé de question à certifier. Je suis d’avis que les faits n’en soulèvent aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑964‑20

LA COUR ORDONNE que la présente demande est rejetée et qu’aucune question n’est certifiée.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

Geneviève Bernier


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑964‑20

 

INTITULÉ :

FANA GEBREKIDAN HAGOS ET AUTRES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Tenue par vidéoconférence

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 27 mai 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 8 juillet 2021

COMPARUTIONS :

Daniel Tilahun Kebede

POUR LES DEMANDEURS

Amy King

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cabinet d’avocats de Daniel Kebede

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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