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Date : 20210608


Dossier : IMM‑1764‑20

Référence : 2021 CF 556

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 8 juin 2021

En présence de monsieur le juge Barnes

ENTRE :

SUNDAY OLUWAFEMI AJAGUNA

IDAYAT FOLAKE SAKA

FIFEHANMIR REX OLUWAFEMI

(ALIAS FIFEHANMI REX OLUWAFEMI)

OLUWADARASIMI ETHAN OLUWAFEMI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La présente demande est présentée par Sunday Ajaguna [demandeur principal] dans le but de faire annuler une décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a rejeté l’appel interjeté par les demandeurs à l’encontre de la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de rejeter leurs demandes d’asile.

[2] Les demandeurs, des citoyens du Nigéria, sont de la même famille. Ils prétendent qu’un ancien partenaire commercial du demandeur principal veut s’en prendre à eux. La SPR a rejeté leurs demandes d’asile, concluant que les allégations de risque n’étaient pas crédibles et qu’il existait des possibilités de refuge intérieur [PRI]. La SAR a maintenu la décision de la SPR en grande partie pour les mêmes motifs. Elle a admis en preuve les affidavits de tiers qui affirment que l’agent de persécution continuait de poursuivre et de menacer le demandeur principal, mais elle a finalement conclu que ces éléments de preuve n’étaient pas fiables.

[3] C’est l’appréciation de ces nouveaux éléments de preuve par la SAR qui se trouve au cœur de la présente demande. Les demandeurs soulèvent également des préoccupations au sujet du refus de la SAR d’accepter leur demande d’audience et de sa conclusion selon laquelle il existe des PRI au Nigéria.

I. La Section d’appel des réfugiés a‑t‑elle commis une erreur dans son appréciation des nouveaux éléments de preuve?

[4] Les demandeurs font valoir que la SAR a rendu une décision intrinsèquement incohérente dans la mesure où elle a examiné les nouveaux éléments de preuve provenant de la belle‑mère du demandeur principal et de plusieurs amis de la famille. Ils soutiennent que, d’une part, la SAR a admis ces éléments de preuve aux fins de l’article 110 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [la LIPR], mais que, d’autre part, elle a ensuite conclu que les éléments de preuve n’étaient pas fiables. Ils affirment que cela va à l’encontre de la décision rendue dans l’affaire Yurtsever c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2020 CF 312, au para 16, [2020] ACF nº 296, où une approche semblable à l’égard des nouveaux éléments de preuve a été jugée comme étant une erreur susceptible de contrôle. Cette question doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable.

[5] Dans la présente affaire, la SAR a déterminé si les nouveaux éléments de preuve étaient admissibles à première vue, puis a réservé sa décision finale quant à leur valeur probante pour l’étape de l’évaluation de la preuve du processus décisionnel. Cela ressort clairement de ses motifs, au paragraphe 8, où elle déclare les juger crédibles [traduction] « aux fins de l’admissibilité ».

[6] Il n’y a rien d’illogique ou d’incohérent en soi à ce qu’un décideur admette de nouveaux éléments de preuve à cause de leur potentiel d’influencer l’issue d’une affaire, mais qu’en fin de compte, le décideur juge qu’ils ne sont pas fiables après les avoir examinés de près par rapport à d’autres éléments de preuve reçus. Même si la SAR avait rejeté les nouveaux éléments de preuve à l’étape préliminaire de détermination de l’admissibilité, l’issue de l’affaire n’aurait pas changé. Les nouveaux éléments de preuve auraient tout simplement été rejetés plus tôt. Autrement dit, il était inévitable que la SAR conclue que les nouveaux éléments de preuve étaient trop peu fiables pour être jugés crédibles. Les arguments des demandeurs sur cette question font effectivement passer la forme avant le fond, et je les rejette.

[7] La SAR avait également de solides motifs de rejeter ces éléments de preuve, comme en témoigne l’extrait suivant de ses motifs :

[…] J’ai des préoccupations quant à la crédibilité de ces éléments de preuve, notamment en ce qui concerne la coïncidence extraordinaire que des agents de persécution apparaissent soudainement dans chacune des PRI proposées pendant la courte période entourant la mise en état du présent appel.

[32] Les déposants Ogar, M. Kehinde, M. Inibu, M. Martins, M. Abiodum et Mme Alaba, la belle‑mère, déclarent tous avoir affirmé aux visiteurs que l’appelant principal était au Qatar, même si celui‑ci avait quitté ce pays et était au Canada depuis la fin d’octobre 2017, soit depuis plus d’un an. Mme Alaba, la belle‑mère, était avec les appelants à la mi‑octobre 2017 lorsqu’ils ont planifié de quitter le Nigéria, mais le 7 décembre 2018, elle dit au visiteur curieux que l’appelant principal se trouvait au Qatar. J’ai envisagé la possibilité que les cinq déposants aient eu la présence d’esprit de mentir sur l’endroit où se trouvaient les appelants afin de les protéger, sauf qu’en disant la vérité sur leur présence au Canada, cela aurait pu entraîner le même résultat de les protéger. J’estime qu’il n’est pas crédible que quatre vieux amis de l’appelant principal et sa propre belle‑mère ne savaient pas que les membres de sa famille et lui étaient au Canada depuis plus d’un an, lorsqu’ils ont décrit l’endroit où il se trouvait à la fin de 2018.

[33] Aucun des déposants n’affirme que les visiteurs les ont menacés, eux ou les appelants, mais seulement qu’ils les cherchaient. Néanmoins, bon nombre des déposants répètent les allégations d’attaques et de tentatives de meurtre qui leur ont été fournies par l’appelant principal; M. Kehinde fait référence aux assassins embauchés; M. Inibu fait état de la réinstallation des appelants à l’étranger [traduction] « […] en raison d’une tentative d’assassinat […] » sur les appelants; M. Eunice parle de la [traduction] « tentative de meurtre contre lui et sa famille alors qu’il était au Nigéria en octobre 2017 »; M. Martins décrit une attaque dirigée contre l’appelant principal avant qu’il fuie le pays; M. Abiodun fait également référence à une attaque ciblée qui a motivé la décision des appelants de partir. Ces allégations ont été fournies aux déposants en décembre 2018 par l’appelant principal, et ces derniers n’en avaient pas personnellement connaissance. Surtout, leurs témoignages ne concordent pas avec les exposés circonstanciés contenus dans le formulaire Fondement de la demande d’asile (formulaire FDA).

[34] Dans l’exposé circonstancié contenu dans son formulaire FDA et son témoignage de vive voix, l’appelant principal ne mentionne aucune tentative de meurtre contre les appelants avant qu’ils fuient le Nigéria. L’appelant principal soutient qu’Ibrahim l’a menacé de mort le 15 octobre 2017 lors d’une dispute au téléphone et qu’il a reçu une visite de certains hommes à son domicile le même jour, alors qu’il était absent. Sa mère a signalé qu’ils avaient dit qu’il ne pouvait pas se cacher d’eux, mais il n’y avait pas eu de menaces de mort ou de violence. Dans son exposé circonstancié, l’appelant principal a écrit qu’il n’avait jamais cru qu’Ibrahim essaierait de le tuer, et comme les éléments de preuve n’étayent pas ce fait, je ne le pense pas non plus.

[35] Il n’y a aucune explication crédible dans les éléments de preuve sur ce qu’Ibrahim gagnerait en tuant l’appelant principal, car il a actuellement l’argent investi par l’appelant principal, tous les actifs de la coentreprise et tous les profits de l’entreprise de livraison de diesel. L’entente de coentreprise a été préparée par des avocats et prévoit l’arbitrage de tout litige entre les parties. Selon la prépondérance des probabilités, il m’apparaît peu probable que le premier réflexe d’Ibrahim pour résoudre ce litige civil serait le recours au meurtre.

[36] J’estime que les appelants ont quitté le Nigéria trois jours après le retour de l’appelant principal du Qatar, en raison d’une prétendue menace de mort ainsi que des conseils de sa mère et de son frère selon lesquels y rester n’est pas sûr [traduction] « […] compte tenu du nombre croissant de meurtres, d’enlèvements et d’activités sectaires qui ont atteint un niveau record dans l’État […] ». Personne n’est allé voir la police. Selon la prépondérance des probabilités, je conclus que, au moment où les appelants ont quitté le Nigéria, la crainte de l’appelant principal d’être exposé à une menace à sa vie aux mains d’Ibrahim ou de ses associés n’avait aucun fondement objectif.

[Renvois omis.]

[8] L’analyse ci‑dessus des nouveaux éléments de preuve est irréprochable. La crédibilité du dossier des demandeurs est minée par le fait que les déposants ont parlé d’une tentative d’assassinat, mais qu’il n’en est fait mention nulle part dans le formulaire FDA du demandeur principal ou dans son long exposé circonstancié modifié envoyé à la SPR le 24 mai 2018 : voir le dossier certifié du tribunal aux p. 192 à 201. Plus tard, dans un bref affidavit préparé à l’appui d’une demande de dépôt tardif de documents à la SPR, le demandeur principal a déclaré que lui et sa famille avaient été victimes de tentatives de meurtre, mais sans fournir de plus amples détails (voir le dossier certifié du tribunal, à la p. 77). On ne peut pas reprocher à la SAR son scepticisme à l’égard de cette incohérence importante. Si le demandeur principal et sa famille avaient été victimes de tentatives de meurtre, ces détails auraient certainement été fournis.

[9] Dans la mesure où ma décision sur cet aspect est incompatible avec le principe de la décision Yurtsever, précité, je refuse de la suivre.

II. Une audience était‑elle requise?

[10] Les demandeurs soutiennent qu’en rejetant leur demande d’audience au titre du paragraphe 110(6) de la LIPR, la SAR a contrevenu aux règles d’équité procédurale. Ils affirment que la décision de la SAR ne fait que répéter le libellé de cette disposition et ne présente aucune analyse qui leur permet de comprendre pourquoi une audience n’a pas été convoquée. Ce n’est pas une interprétation juste de la décision de la SAR.

[11] Si l’analyse par la SAR des critères énoncés au paragraphe 110(6) manquait de profondeur, les demandeurs doivent assumer une partie de la responsabilité, en ce qu’ils n’ont présenté aucun argument de fond au sujet du caractère substantiel et de la valeur probante de leurs nouveaux éléments de preuve, pour justifier la tenue d’une audience. Selon le sous‑alinéa 3(3)g)(v) des Règles de la Section d’appel des réfugiés, DORS/2012‑257, il est nécessaire de formuler des observations détaillées sur les raisons pour lesquelles une audience devrait être convoquée.

[12] Les circonstances dans lesquelles la SAR peut convoquer une audience sont énoncées au paragraphe 110(6) de la LIPR, dont voici le libellé :

(6) La section peut tenir une audience si elle estime qu’il existe des éléments de preuve documentaire visés au paragraphe (3) qui, à la fois :

a) soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité de la personne en cause;

b) sont essentiels pour la prise de la décision relative à la demande d’asile;

c) à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que la demande d’asile soit accordée ou refusée, selon le cas.

(6) The Refugee Appeal Division may hold a hearing if, in its opinion, there is documentary evidence referred to in subsection (3)

(a) that raises a serious issue with respect to the credibility of the person who is the subject of the appeal;

(b) that is central to the decision with respect to the refugee protection claim; and

(c) that, if accepted, would justify allowing or rejecting the refugee protection claim.

[13] La disposition ci‑dessus confère à la SAR le pouvoir discrétionnaire de refuser de convoquer une audience lorsqu’elle estime que les nouveaux éléments de preuve présentés ne soulèvent pas une question sérieuse quant à la crédibilité de l’appelant, ne sont pas essentiels à la décision relative à la demande d’asile ou ne seraient pas déterminants pour l’issue de l’appel, même s’ils étaient admis.

[14] Fondamentalement, la SAR a conclu que les nouveaux éléments de preuve n’étaient pas importants pour l’issue de l’appel, parce qu’ils étaient intrinsèquement non fiables et non dignes de confiance. Ils reposaient sur des ouï‑dire et contenaient plusieurs incohérences et invraisemblances. Entre autres choses, la SAR a souligné l’extraordinaire coïncidence que les agents de persécution sont soudainement apparus dans chacune des PRI proposées en peu de temps. De plus, la SAR a raisonnablement remarqué qu’il n’y avait pas de motif plausible pour lequel le soi‑disant persécuteur aurait continué à poursuivre le demandeur principal. Elle s’est en outre dite troublée par le fait que le demandeur principal n’avait pas signalé ces allégations à la police. Une autre préoccupation valable se trouve au paragraphe 32 des motifs :

[32] Les déposants Ogar, M. Kehinde, M. Inibu, M. Martins, M. Abiodum et Mme Alaba, la belle‑mère, déclarent tous avoir affirmé aux visiteurs que l’appelant principal était au Qatar, même si celui‑ci avait quitté ce pays et était au Canada depuis la fin d’octobre 2017, soit depuis plus d’un an. Mme Alaba, la belle‑mère, était avec les appelants à la mi‑octobre 2017 lorsqu’ils ont planifié de quitter le Nigéria, mais le 7 décembre 2018, elle dit au visiteur curieux que l’appelant principal se trouvait au Qatar. J’ai envisagé la possibilité que les cinq déposants aient eu la présence d’esprit de mentir sur l’endroit où se trouvaient les appelants afin de les protéger, sauf qu’en disant la vérité sur leur présence au Canada, cela aurait pu entraîner le même résultat de les protéger. J’estime qu’il n’est pas crédible que quatre vieux amis de l’appelant principal et sa propre belle‑mère ne savaient pas que les membres de sa famille et lui étaient au Canada depuis plus d’un an, lorsqu’ils ont décrit l’endroit où il se trouvait à la fin de 2018.

[15] À mon avis, la SAR a le pouvoir discrétionnaire de refuser de convoquer une audience lorsque sa décision de ne pas accorder de crédibilité à de nouveaux éléments de preuve présentés par des tiers repose sur un fondement analytique. Dans le cadre de l’application du paragraphe 110(6), la SAR n’est pas tenue de reconnaître comme avéré chaque récit qu’un tiers peut être prêt à présenter, aussi imaginatif soit‑il. C’est sans doute la raison pour laquelle le paragraphe 110(6) est libellé ainsi : « [...] peut tenir une audience si elle estime [...] ». Compte tenu des faiblesses relevées dans les nouveaux éléments de preuve des demandeurs, le refus de la SAR de convoquer une audience ne constitue pas un manquement à l’équité procédurale.

III. Possibilités de refuge intérieur

[16] L’avocat des demandeurs n’a pas présenté d’observations de vive voix concernant la conclusion de la SAR selon laquelle il existait des PRI viables dans les villes d’Abuja, d’Ibadan, de Port Harcourt et de Benin City. Il a plutôt demandé à la Cour d’examiner ses observations écrites, ce que j’ai fait. L’argument des demandeurs consiste à dire que la SAR a traité de façon sélective les nouveaux éléments de preuve concernant les difficultés que la famille subirait à son retour au Nigéria. Il s’agit là d’une question à examiner selon la norme de la décision raisonnable.

[17] Je ne trouve aucune erreur susceptible de contrôle dans les motifs de la SAR portant sur cette question. La SAR a, à juste titre, décrit les deux parents comme étant des personnes très instruites, ayant la capacité de parler couramment l’anglais et ayant d’excellents antécédents professionnels. Les villes proposées comme PRI sont de grands centres urbains multiculturels où l’intolérance envers les personnes non autochtones qui s’y établissent ne constitue pas un obstacle important à la réinstallation.

[18] Selon le dossier dont elle disposait, il était raisonnable pour la SAR de conclure que les difficultés auxquelles les demandeurs pourraient faire face ne répondraient pas au seuil élevé de danger pour la vie et la sécurité. Cet argument n’est rien de plus qu’une demande à la Cour de réévaluer les éléments de preuve, alors qu’elle n’en a pas le pouvoir dans le cadre d’un contrôle judiciaire.

[19] Pour les motifs qui précèdent, la présente demande est rejetée.

[20] Aucune des deux parties n’a proposé de question à certifier et aucune n’est certifiée.

 


JUGEMENT dans le dossier nº IMM‑1764‑20

LA COUR STATUE que la présente demande est rejetée.

« R. L. Barnes »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Vézina


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1764‑20

 

INTITULÉ :

SUNDAY OLUWAFEMI AJAGUNA, IDAYAT FOLAKE SAKA, FIFEHANMIR REX OLUWAFEMI, (ALIAS FIFEHANMI REX OLUWAFEMI), OLUWADARASIMI ETHAN OLUWAFEMI

c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

11 mai 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BARNES

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

8 juin 2021

 

COMPARUTIONS :

Gavin MacLean

Pour les demandeurs

 

Rachel Hepburn Craig

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gavin MacLean

Toronto (Ont.)

 

Pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ont.)

Pour le défendeur

 

 

 

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