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Date : 20210108


Dossier : T‑898‑20

Référence : 2021 CF 30

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 8 janvier 2021

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

LA TORONTO REGIONAL REAL ESTATE BOARD

demanderesse

et

RE STATS INC., faisant affaire sous le nom de REDATUM, KENNETH DECENA et GABRIEL STEFANESCU

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La présente ordonnance et les motifs connexes ont trait à une requête par laquelle la demanderesse sollicite une injonction interlocutoire contre les défendeurs afin de les empêcher d’exercer certaines activités qui violeraient son droit d’auteur.

[2] Comme il est expliqué plus en détail ci‑après, la requête est rejetée parce que la demanderesse n’a pas établi qu’elle subirait un préjudice irréparable si l’injonction n’était pas accordée et que, dans la présente affaire, la prépondérance des inconvénients penche en faveur des défendeurs.

II. Le contexte

[3] La demanderesse, la Toronto Regional Real Estate Board [la TRREB], est une entité à but non lucratif constituée en vertu des lois de la province de l’Ontario. Il s’agit de la chambre immobilière la plus importante du Canada et elle agit à titre d’association commerciale pour le compte de ses membres, soit plus de 56 000 agents et vendeurs immobiliers autorisés, dont la majorité se concentre dans la région du Grand Toronto [la RGT]. La TRREB a également conclu des ententes réciproques avec d’autres chambres immobilières d’un bout à l’autre du Canada. L’une de ses principales activités concerne la mise au point et l’exploitation de son service interagences d’inscriptions immobilières [le service ou le système MLS], qu’elle décrit comme un système en ligne qu’elle organise et prépare pour que ses membres professionnels et ses chambres immobilières partenaires y aient accès.

[4] La société défenderesse, RE Stats Inc., faisant affaire sous le nom de REDATUM [RE Stats], est une entreprise située à Toronto (Ontario) qui fournit des services à des parties œuvrant dans le secteur immobilier. Selon la TRREB, les défendeurs individuels, Gabriel Stefanescu et Kenneth Decena, seraient les particuliers qui dirigent les activités de RE Stats.

[5] D’après la TRREB, les informations disponibles par l’entremise de son service MLS comprennent un accès à des listes de ventes de biens immobiliers en cours, accompagné de renseignements détaillés sur la vente de biens immobiliers, et contenant des renseignements d’archives, des photographies uniques, des descriptions détaillées de quartiers présentant les écoles et les caractéristiques communautaires, de même que d’autres informations relatives au marché immobilier dans la RGT et dans d’autres administrations, dont des renseignements sur les montants payés pour l’achat de biens immobiliers. La TRREB indique de plus que son service MLS, y compris sa conception, sa mise en page, sa présentation, son mode d’accès, le type et la forme des informations présentées, son application et sa conception logicielles, de même que les renseignements qui s’y trouvent, lui sont exclusifs et représentent une œuvre susceptible d’être protégée par le droit d’auteur.

[6] Les membres de la TRREB fournissent à celle‑ci des renseignements concernant les inscriptions et les ventes de biens immobiliers afin qu’elle les consigne dans son service MLS. La fourniture de ces renseignements par les membres, de même que l’accès de ces derniers aux renseignements que contient le service MLS de la TRREB, sont régis par des ententes d’utilisation autorisée [EUA] conclues entre la TRREB et ses membres. La TRREB obtient également des renseignements sur des biens immobiliers auprès de tierces parties, dans le cadre d’ententes conclues avec celles‑ci, et elle met ces renseignements à la disposition de ses membres par l’entremise de son service MLS.

[7] La TRREB explique que, en plus des conditions que prévoient les EUA, toute utilisation de son service MLS est assujettie aux règles et politiques qui régissent ce service et qu’il est obligatoire de s’y conformer. Elle utilise également ce qu’elle appelle des mesures techniques de protection [MTP] pour protéger son service MLS contre les attaques technologiques ainsi que contre le vol des renseignements exclusifs qui composent ce système. La TRREB signale de plus que ses membres lui fournissent des renseignements qui sont assujettis aux conditions de la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques, LC 2000, c 5 [la LPRPDE], qui soumet l’utilisation de renseignements personnels à un consentement éclairé.

[8] Les défendeurs ne sont pas membres de la TRREB et, selon celle‑ci, ils ne sont pas admissibles à l’être parce qu’ils ne sont pas courtiers ou vendeurs immobiliers. La TRREB décrit comme suit les activités de RE Stats :

[traduction]

Redatum s’annonce et se présente auprès des professionnels et des gestionnaires du secteur immobilier comme étant capable de fournir des rapports détaillés sur des activités comportant des informations générales et précises qui sont liées au marché immobilier résidentiel, notamment en lien avec le rendement des professionnels et des agences de courtage du secteur immobilier, de façon à pouvoir produire divers rapports et analyses statistiques dont ses clients peuvent se servir. Redatum indique de plus qu’elle peut fournir ces informations à ses clients afin de les aider à faire du recrutement, de même qu’à faire une distinction entre les activités de ses clients sur le marché et celles d’autres parties qui y sont présentes, y compris d’autres membres de la TRREB.

[9] La TRREB allègue que les défendeurs, dans le cadre de cette entreprise, ont obtenu un accès non autorisé et illégal à son système MLS et à son contenu exclusif, notamment en contournant ses MTP, et qu’ils ont téléchargé, copié et retransmis le contenu du système, dont des renseignements personnels qui y figurent. Elle qualifie cette conduite de capture des données de son système MLS dans le but de monétiser son contenu pour en tirer un profit commercial et elle allègue que cette conduite représente une violation de ses droits, dont le droit d’auteur.

[10] Le 19 octobre 2018, les avocats de la TRREB ont écrit à RE Stats, à l’attention de Kenneth Decena, pour faire savoir que leur cliente avait reçu de ses membres des plaintes selon lesquelles RE Stats publiait des rapports à l’intention des courtiers immobiliers, et ce, en se servant de données concernant ces derniers et d’autres, à partir d’informations tirées de son système MLS. Cette lettre indiquait qu’il était interdit à RE Stats d’avoir accès à des données tirées du système MLS de la TRREB ou de s’en servir sans avoir obtenu une licence ou une autorisation de la TRREB, et elle demandait à RE Stats de faire état, avant le 25 octobre 2018, de la source de ses informations sur les courtiers immobiliers et sur leurs opérations qui figuraient dans son service MLS.

[11] Après une lettre de relance des avocats de la TRREB, Gabriel Stefanescu, dans un courriel de réponse daté du 7 novembre 2018, a indiqué notamment que RE Stats ne publiait aucun rapport contenant des données de la TRREB et que toutes les données dont RE Stats se servait émanaient de ses clients, qui étaient membres de la TRREB.

[12] Il n’y a pas eu d’autres communications entre les parties jusqu’au 7 août 2020, date à laquelle les avocats de la TRREB ont écrit une fois de plus à RE Stats, cette fois‑ci à l’attention de M. Stefanescu, pour expliquer qu’en raison d’une confusion entre RE Stats et une autre entité faisant affaire sous le nom de « ReStats », qui exerçait ses activités d’une manière semblable, on n’avait pas précédemment tenu compte du courriel de M. Stefanescu daté du 7 novembre 2018.

[13] La lettre des avocats de la TRREB décrivait, notamment, que le courriel de M. Stefanescu confirmait que RE Stats accédait au système MLS de la TRREB dans le cadre des services commerciaux qu’elle fournissait à ses clients. Les avocats de la TRREB ont affirmé que les activités de RE Stats étaient une violation des droits exclusifs que détenait la TRREB sur son système MLS et sur son contenu. Les avocats ont exigé que l’on fournisse diverses catégories d’informations sur l’accès de RE Stats au système MLS de la TRREB, sur l’utilisation des données et des renseignements ainsi obtenus, ainsi que sur les frais et les recettes en découlant.

[14] Les avocats de la TRREB ont affirmé que, à défaut de recevoir une réponse positive avant le 14 août 2020, leur cliente intenterait une action en justice, dont une demande d’injonction et d’ordonnances en vue de la production des informations demandées. Ils ont également sommé RE Stats de cesser et de s’abstenir immédiatement d’accéder au système MLS de la TRREB et de se servir des données et des renseignements exclusifs de la TRREB à une fin commerciale non autorisée.

[15] Le 11 août 2020, la TRREB a déposé une déclaration introduisant l’action sous‑jacente, demandant diverses catégories de redressements déclaratoires, y compris en lien avec ses droits exclusifs et son droit d’auteur ainsi qu’avec les violations commises par les défendeurs, une injonction contre les défendeurs, une ordonnance obligeant à fournir certains renseignements, des dommages‑intérêts, une reddition de comptes et, subsidiairement, un octroi de dommages‑intérêts sous le régime de la Loi sur le droit d’auteur, LRC 1985, c C‑42 [la Loi].

[16] Le 17 novembre 2020, la TRREB a déposé la requête dont il est question en l’espèce, sollicitant une injonction interlocutoire empêchant les défendeurs d’exercer certaines activités censément illicites, ainsi qu’une ordonnance de conservation obligeant à fournir certains renseignements et représentant une réparation semblable à celle réclamée dans le cadre de l’action. Sa requête est étayée par un affidavit souscrit par John DiMichele, le chef de la direction de la TRREB, qui explique les activités de cette dernière et présente les éléments de preuve relatifs à son système MLS et à l’allégation de violation de la part des défendeurs sur laquelle la TRREB se fonde.

[17] Les défendeurs, RE Stats et M. Stefanescu, ont déposé un dossier de requête en réponse, qui comporte un affidavit souscrit par un auxiliaire juridique du cabinet de leurs avocats. Cet affidavit se borne à joindre certains échanges entre avocats qui ont précédé l’audition de la présente requête, à l’appui d’une demande d’ajournement de l’audience. Cependant, à l’audience, l’avocat qui représentait RE Stats et M. Stefanescu a mentionné qu’il préférait que l’audience ait lieu.

[18] L’autre défendeur, M. Decena, n’a pas comparu dans la présente affaire et il n’était pas représenté à l’audience. L’avocat de la TRREB a confirmé que, dans le cadre de la présente requête, sa cliente ne sollicite l’injonction demandée qu’à l’encontre de RE Stats et de M. Stefanescu. Il a aussi confirmé que la TRREB ne demandait plus l’ordonnance de conservation mentionnée dans l’avis de requête. La réparation demandée se limite maintenant à ce qui suit :

[traduction]

Une injonction interlocutoire à l’encontre des défendeurs, RE Stats et M. Stefanescu, dans le but d’empêcher chacun d’eux, ainsi que leurs dirigeants, administrateurs, employés, mandataires, préposés, ayants cause, ayants droit ou toute personne agissant conformément à leurs instructions ou ayant connaissance de celles‑ci, de :

i. consulter, copier, racler, télécharger, afficher, distribuer, consulter à des fins de distribution et diffuser en continu pour présentation publique toute information tirée de quelque manière du système MLS de la TRREB et de n’importe lequel des systèmes ou services qu’exploite la TRREB en lien avec son service MLS, ainsi que mettre en œuvre tout moyen d’éviter, de contourner, de retirer, de désactiver, d’altérer ou de court‑circuiter n’importe quelle MTP mise en place pour protéger ou restreindre l’accès au système MLS ainsi qu’aux systèmes et aux services en ligne de la TRREB;

ii. exploiter n’importe quel moyen d’accéder au système MLS et aux systèmes et services en ligne de la TRREB, ou contribuer, offrir ou fournir n’importe quel moyen de ce genre ou aider à recueillir, afficher et diffuser toute information obtenue du système MLS et des systèmes et services en ligne de la TRREB;

iii. entretenir, exploiter, mettre en œuvre ou commercialiser n’importe quelle activité commerciale ou entreprise utilisée d’une manière ou sous une forme quelconque, ou y contribuer, dans le but de fournir ou d’offrir un moyen d’accéder au système MLS et aux systèmes et services en ligne de la TRREB par n’importe quel moyen ou n’importe quelle méthode, y compris n’importe quelle technologie accessible par Internet, sans l’autorisation écrite expresse de la TRREB.

III. La question en litige

[19] La requête de la TRREB soulève une seule question : si elle a satisfait au critère applicable à l’obtention d’une injonction interlocutoire.

IV. Analyse

A. Le critère applicable à une injonction interlocutoire

[20] Le critère qui permet d’obtenir une injonction interlocutoire est bien établi. La partie qui sollicite l’injonction est tenue d’établir ce qui suit (voir l’arrêt RJR MacDonald Inc c Canada (Procureur général), 1994 CSC 117 [arrêt RJR MacDonald], aux para 48, 81‑85) :

  1. Il y a une question sérieuse à trancher;

  2. La partie qui sollicite l’injonction subira un préjudice irréparable, qui ne saurait être réparé par l’attribution de dommages‑intérêts, si l’injonction n’est pas accordée;

  3. La prépondérance des inconvénients favorise la partie qui sollicite l’injonction.

B. La question sérieuse

[21] Le seuil à atteindre pour satisfaire au premier élément du critère applicable à l’obtention d’une injonction interlocutoire est peu élevé. Il suffit à la partie qui sollicite l’injonction de convaincre le tribunal que le fond de l’affaire n’est ni futile ni vexatoire (voir l’arrêt RJR MacDonald, au para 83).

[22] De façon générale, la TRREB allègue que son service MLS est une œuvre susceptible d’être protégée par le droit d’auteur, qu’elle est la titulaire du droit d’auteur et que les défendeurs ont violé ce droit en accédant à cette œuvre illégalement et sans avoir obtenu l’autorisation de la TRREB, en contournant des MTP pour le faire et en monétisant le contenu de cette œuvre au moyen des informations, des analyses et des rapports que les défendeurs fournissent à des professionnels de l’immobilier qui sont les clients des défendeurs.

[23] Les défendeurs contestent que le système MLS de la TRREB est une œuvre susceptible d’être protégée par le droit d’auteur, qu’ils ont accédé illégalement au système MLS de la TRREB, et que leurs activités représentent une violation d’un droit d’auteur que la Loi protège. Ils font valoir que les éléments de preuve restreints dont on dispose dans le cadre de la présente requête indiquent que les données qu’ils emploient, lorsqu’ils fournissent des services à leurs clients, sont obtenues de ces clients. Ils soutiennent qu’il n’existe aucune preuve qu’ils ont eu accès au système MLS de la TRREB, et encore moins illégalement.

[24] Par ailleurs, les défendeurs allèguent que la TRREB n’a pas produit d’éléments de preuve suffisants pour établir que son système MLS est une œuvre susceptible d’être protégée par le droit d’auteur ou que les activités censément illégales des défendeurs représenteraient une violation du droit d’auteur. Ils signalent les références souvent faites dans les allégations de la TRREB à une violation du droit exclusif dont jouit la TRREB sur les informations qui figurent dans son système MLS. Ils allèguent que, même si leurs activités constituaient une violation de ces droits, il ne s’agit pas de droits de propriété intellectuelle qui sont protégés par une loi fédérale et qui relèvent de la compétence de la Cour fédérale (voir, par exemple, Netbored Inc c Avery Holdings Inc, 2005 CF 490, aux para 22‑24).

[25] Les défendeurs invoquent en particulier l’arrêt Toronto Real Estate Board c Commissaire de la concurrence, 2017 CAF 236 [l’arrêt Toronto Real Estate Board], aux paragraphes 183‑196, où la Cour d’appel fédérale a examiné la possibilité de se prévaloir de la protection conférée par le droit d’auteur pour la base de données de la demanderesse dont il était question dans cet appel d’une décision du Tribunal de la concurrence. La Cour a conclu que la demanderesse n’avait pas présenté une preuve convaincante qui établissait le degré de talent, de jugement ou de travail dans la compilation de la base de données qui était nécessaire pour faire preuve d’originalité et, partant, la disponibilité d’un droit d’auteur.

[26] En réponse, la TRREB soutient que l’arrêt Toronto Real Estate Board ne portait que sur un sous‑ensemble de son système MLS, qui était l’objet de l’ordonnance du Tribunal de la concurrence portée en appel, et elle ajoute que la conclusion de la Cour d’appel fédérale, à savoir que la demanderesse ne pouvait pas se prévaloir d’une position fondée sur un droit d’auteur, reposait sur le caractère insuffisant des éléments de preuve produits dans le cadre de cette instance. Je signale que M. DiMichele, dans son affidavit, anticipant peut‑être d’être confronté à l’arrêt Toronto Real Estate Board, fait référence à de multiples reprises au talent et au jugement qu’a exercé la TRREB lors de la conception de son système MLS.

[27] En réponse à l’argument des défendeurs selon lequel la TRREB n’a pas produit assez d’éléments de preuve que leurs activités censément illégales représenteraient une violation du droit d’auteur, la TRREB reconnaît qu’elle a été incapable de déterminer les moyens exacts dont les défendeurs se sont servis pour avoir accès à son système MLS. Elle soutient toutefois que les défendeurs ont reconnu, par le courriel du 7 novembre 2018 de M. Stefanescu, que leur entreprise utilise des données émanant du système MLS de la TRREB, et elle souligne que les défendeurs ont décidé de ne produire, en réponse à la présente requête, aucune preuve détaillant la manière dont ils obtiennent ou utilisent ces données.

[28] La TRREB se fonde également sur des dispositions particulières de la Loi, dont la présomption en faveur de l’existence du droit d’auteur, au paragraphe 34.1(1), ainsi que l’interdiction de contourner une MTP, à l’article 41.1. Elle soutient que, même si les défendeurs ont accès aux données contenues dans son service MLS par l’intermédiaire de ceux de ses membres qui sont aussi des clients des défendeurs, par opposition à un moyen plus technique d’obtenir un tel accès, cela représente quand même une contravention à l’article 41.1 pour laquelle elle peut demander réparation sous le régime de la Loi.

[29] Ma décision concernant ce premier élément du critère de l’arrêt RJR MacDonald repose sur le seuil peu élevé qu’il faut atteindre pour y satisfaire. Les arguments qu’invoquent les défendeurs, tant pour ce qui est de savoir si les intérêts que revendique la TRREB sont assujettis à la protection du droit d’auteur que de savoir si les activités des défendeurs représentent une violation de ces droits, devront être examinés pendant le déroulement de l’instance, en bénéficiant de l’éclairage d’un dossier de preuve plus complet que celui dont la Cour dispose actuellement. Je m’abstiendrai donc d’analyser en détail le bien‑fondé des positions respectives des parties sur ces questions. Pour les besoins de la présente affaire, après avoir examiné les arguments respectifs des parties, je conclus seulement que la cause de la TRREB n’est ni futile ni vexatoire. La TRREB satisfait au premier élément du critère, et je me dois d’examiner les deux autres éléments.

C. Le préjudice irréparable

[30] À l’appui de la position de la TRREB selon laquelle elle subira un préjudice irréparable si l’injonction demandée n’est pas accordée, M. DiMichele affirme ce qui suit :

[traduction]

74. La TRREB a subi et continue de subir un préjudice irréparable par suite de la conduite des défendeurs et de leurs actes non autorisés et flagrants qui menacent l’intégrité de son système MLS et la totalité du service qu’elle exploite pour le compte de ses membres et de leurs clients. La totalité du système MLS de la TRREB, créé en partenariat avec d’autres chambres immobilières, a été mis au point et est tenu à grands frais. La TRREB doit être capable d’assurer la sécurité de son système MLS ainsi que des informations qu’il contient pour le bénéfice de ses membres, qui, collectivement, paient pour ce dernier par les frais d’adhésion qu’ils acquittent, et qui profitent de son utilisation et de son constant développement en lien avec les services que leurs entreprises de courtage immobilier fournissent à leurs clients.

75. De plus, le contenu du système MLS de la TRREB est fondé sur la contribution collective des partenaires de la TRREB, de ses membres et de leurs clients, qui sont confiants que les informations les concernant seront protégées et utilisées uniquement d’une manière conforme aux ententes conclues avec la TRREB, tout comme les informations qui ont été fournies sous licence à la TRREB par des parties soumises à des conditions d’utilisation précises que les défendeurs ont violées. Si la TRREB ne peut pas mettre fin à l’utilisation abusive des informations qui lui sont confiées ni aux manquements à l’obligation qui lui est due, cela aura un impact considérable et irréparable sur elle, sur l’intégrité de son service MLS et sur les services qu’elle fournit à ses membres, de même que sur la sauvegarde des informations personnelles de ses membres.

[31] Les défendeurs soutiennent que cette preuve n’est guère plus qu’une simple affirmation, non corroborée, selon laquelle la TRREB subira un préjudice irréparable si la présente requête est rejetée. Ils allèguent que la TRREB n’a produit aucune preuve d’un tel préjudice, et encore moins d’un préjudice irréparable, qui découlerait du fait qu’ils continuent d’exploiter leurs activités en attendant que l’action sous‑jacente soit tranchée sur le fond.

[32] Je suis d’accord avec la position des défendeurs sur cette question. L’auteur d’une demande d’injonction doit satisfaire au deuxième élément du critère selon la prépondérance des probabilités, en produisant une preuve claire et complète (voir, par exemple, Haché c Canada (Ministre des Pêches et des Océans), 2006 CAF 424, au para 11). Je suis conscient que la preuve de la TRREB explique les dépenses et les efforts considérables qui ont été faits pour protéger son système MLS et son contenu. La preuve traite également du risque qu’un accès non autorisé au système puisse mener à la divulgation d’informations que des tiers ont fournies, en violation des ententes conclues entre la TRREB et ces parties, ou de la LPRPDE. Toutefois, la preuve produite dans le cadre de la présente requête (dont le courriel du 7 novembre 2018 de M. Stefanescu et les captures d’écran tirées du site Web de RE Stats sur lesquelles se fonde la TRREB) comporte fort peu de détails sur les informations qu’utilisent les défendeurs dans leur modèle commercial. Cette preuve n’établit pas si, ou jusqu’à quel point, ils se servent d’informations de tiers, et elle n’est pas suffisante pour établir si, par suite de la divulgation d’informations de tiers ou d’une autre manière, la TRREB subirait le préjudice qu’elle allègue.

[33] M. DiMichele soutient que, sans une injonction, la TRREB subira un impact considérable et irréparable sur l’intégrité de son système MLS. Cependant, les défendeurs soulignent de manière convaincante qu’ils ont continué d’exploiter leur entreprise depuis que la TRREB a pris connaissance de leurs activités en 2018. La preuve de la TRREB est qu’elle a pris connaissance des activités commerciales des défendeurs en 2018 à la suite de plaintes de ses membres. Je prends acte de l’explication de la TRREB qu’elle n’a pas donné suite à cette information pendant deux ans parce qu’elle croyait à tort que RE Stats était la même entreprise qu’une autre ayant un nom fort semblable. Cependant, pour autant que la TRREB se soucie d’une réduction du nombre de ses membres ou d’un autre préjudice qui découlerait d’un impact sur l’intégrité de son système MLS, il n’existe aucune preuve qu’un tel préjudice a été relevé pendant cette période de deux ans. À mon avis, ces faits militent dans une large mesure contre la capacité de la TRREB d’établir l’existence d’un préjudice irréparable.

[34] Je conclus que la TRREB n’a pas satisfait au deuxième élément du critère de l’arrêt RJR MacDonald. Le critère est de nature conjonctive et, à proprement parler, il est donc inutile que je prenne en considération le troisième élément. Je l’examinerai toutefois brièvement.

D. La prépondérance des inconvénients

[35] Cet élément du critère permet de déterminer quelle partie subira le plus grave préjudice si l’on accorde ou si l’on refuse l’injonction demandée en attendant que l’on se prononce sur le fond. À mon avis, cet élément penche clairement en faveur des défendeurs. Conformément à l’analyse que j’ai faite plus tôt au sujet du préjudice irréparable, il y a peu d’éléments de preuve que la TRREB subira un préjudice considérable en attendant que l’on se prononce sur le fond de l’action sous‑jacente. Si la TRREB obtient gain de cause au procès, elle pourra alors obtenir la réparation voulue contre les défendeurs.

[36] En revanche, les défendeurs font valoir que l’octroi de l’injonction risquerait de suspendre les activités de RE Stats pendant le déroulement du litige. Je signale ce que la TRREB a répondu à cet égard, à savoir que cet argument des défendeurs revient à admettre qu’ils exercent une activité illicite. Cependant, je conviens avec les défendeurs que cet argument de la TRREB ne répond pas particulièrement à la question de savoir laquelle des parties favorise la prépondérance des inconvénients. J’ai déjà conclu que les allégations de la TRREB soulèvent une question sérieuse à trancher. Le volet de la prépondérance des inconvénients permet de déterminer laquelle des parties subira le préjudice le plus grave, en attendant que l’affaire soit tranchée sur le fond, si elle n’obtient pas gain de cause dans le cadre de la requête en injonction. Cette analyse milite en faveur de permettre aux défendeurs de poursuivre leurs activités pendant la période qui précède le procès.

[37] Comme la TRREB ne satisfait pas au critère relatif à l’octroi d’une injonction, la présente requête sera rejetée.

V. Les dépens

[38] Chacune des parties sollicite les dépens, advenant qu’elle ait gain de cause dans le cadre de la présente requête. Selon la TRREB, il est normal que les dépens suivent l’issue de la cause. Les défendeurs font valoir pour leur part que les dépens devraient suivre l’issue de la présente requête, indépendamment de l’issue de la cause. Ils allèguent aussi qu’ils devraient recevoir des dépens plus élevés parce que la manière dont la TRREB a abordé la présente requête représente un abus de procédure. Ils soutiennent qu’il était abusif de la part de celle‑ci de mettre au rôle la présente requête pour une audience d’une heure lors d’une séance générale, en s’attendant à ce que les défendeurs demandent un ajournement, et que l’objectif de la TRREB était de les forcer à souscrire à une injonction provisoire en attendant que l’on tranche plus tard la requête en redressement interlocutoire.

[39] Je conviens avec les défendeurs que les dépens devraient suivre le succès qu’ils ont obtenu dans le cadre de la présente requête. Cependant, je ne suis pas d’accord pour dire qu’il ressort du dossier que la TRREB s’est comportée de manière abusive et que cela justifierait l’octroi de dépens plus élevés. Les défendeurs (RE Stats et M. Stefanescu) auront droit aux dépens qu’ils ont engagés pour la présente requête, calculés en fonction de la colonne III du tarif B, plus les débours raisonnables pouvant être établis. Ce calcul tiendra compte du fait que l’audition de la requête s’est déroulée à deux dates distinctes, avec un ajournement entre les deux pour traiter d’une pièce omise par inadvertance dans l’affidavit de la demanderesse.

[40] Mon ordonnance indiquera que les parties devraient s’efforcer de s’entendre sur le calcul des dépens, faute de quoi ceux‑ci pourront être taxés.


ORDONNANCE dans le dossier T‑898‑20

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête en injonction interlocutoire de la demanderesse est rejetée.

  2. Les dépens liés à la présente requête, lesquels sont à payer indépendamment de l’issue de la cause, sont accordés aux défendeurs, Re Stats Inc. et Gabriel Stefanescu. Ils seront calculés en fonction de la colonne III du tarif B, plus les débours raisonnables pouvant être établis, et ils seront taxés si les parties ne parviennent pas à s’entendre sur leur quantification.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑898‑20

INTITULÉ :

LA TORONTO REGIONAL REAL ESTATE BOARD c RE STATS INC., faisant affaire sous le nom de REDATUM, KENNETH DECENA et GABRIEL STEFANESCU

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE avec OTTAWA ET HALIFAX

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 1er DÉCEMBRE 2020

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

LE 8 JANVIER 2021

COMPARUTIONS :

Kevin Fisher

POUR LA DEMANDERESSE

John Simpson

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gardiner Roberts LLP

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

Shift Law Professional Association

Toronto (Ontario)

POUR Les défendeurs

 

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