Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20210706


Dossier : IMM‑1383‑20

Référence : 2021 CF 712

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 6 juillet 2021

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

GHUFRAN ALMUHTADI,

ABDULRHMAN TASKIA et

YAZAN TASKIA, représenté par sa tutrice à l’instance, GHUFRAN ALMUHTADI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs ont présenté une demande de résidence permanente en octobre 2016, mais Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) n’a pas encore examiné leur demande. Les demandeurs ont agi avec diligence pendant tout le processus de traitement de leur demande et ont donné suite à toutes les demandes d’IRCC en temps opportun. Toutefois, l’habilitation de sécurité d’un des demandeurs est toujours en suspens, ce qui explique le retard d’IRCC.

[2] Les demandeurs affirment que le retard d’IRCC est déraisonnable. Ils sollicitent par conséquent un bref de mandamus enjoignant à IRCC de traiter leur demande de façon accélérée.

[3] Pour les motifs qui suivent, j’estime qu’il y a lieu de délivrer un bref de mandamus. Les défendeurs n’ont pas fourni de justification acceptable pour expliquer le délai déraisonnable qui s’est écoulé dans le traitement de la demande de résidence permanente des demandeurs. Je fais donc droit à la présente demande de contrôle judiciaire.

II. Les faits

A. Les demandeurs

[4] Les demandeurs, qui sont tous des ressortissants syriens, sont les membres d’une même famille : Mme Ghufran Almuhtadi, son mari, M. Abdulrhman Taskia, et leur fils, Yazan Taskia, né en 2014 (le demandeur mineur). Mme Almuhtadi et M. Taskia ont un autre fils, Iyad Taskia, né en 2015, qui est un citoyen canadien et qui n’est pas demandeur à l’instance.

[5] Né à Alep, en Syrie en 1973, M. Taskia s’est installé en Arabie saoudite en 1980, alors qu’il était enfant. Il a quitté l’école et a commencé à travailler en 1990, et a lancé sa propre entreprise de fabrication de plastique en 2000.

[6] Mme Almuhtadi est également née à Alep en 1982. En 2013, elle est allée rejoindre M. Taskia en Arabie saoudite.

[7] Mme Almuhtadi et M. Taskia se sont épousés en 2010, peu de temps après la dissolution du premier mariage de M. Taskia. M. Taskia a eu cinq enfants avec son ex‑épouse.

[8] Pour pouvoir résider légalement en Arabie Saoudite, M. Taskia devait être en mesure d’y investir financièrement en tant que propriétaire d’entreprise. En décembre 2015, M. Taskia a commencé à craindre de ne pas être en mesure de satisfaire aux exigences lui permettant de renouveler son statut de résident en Arabie saoudite en raison de la détérioration de sa situation financière, qui était directement liée aux difficultés économiques que connaissait l’Arabie saoudite à l’époque en raison de la chute des cours du pétrole.

[9] Les demandeurs craignaient de retourner en Syrie, en raison des liens existants entre certains membres de leur famille et les Frères musulmans et du fait qu’ils croyaient qu’ils seraient considérés comme des opposants au régime actuel. Les demandeurs sont donc arrivés au Canada en janvier 2016 et ont demandé l’asile.

[10] Dans une décision datée du 21 septembre 2016, la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a reconnu aux demandeurs la qualité de réfugiés au sens de la Convention en application de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). La SPR a conclu que les demandeurs étaient exposés à un risque sérieux d’être persécutés en Syrie et qu’ils n’étaient pas exclus de la protection accordée aux réfugiés du fait de leur résidence en Arabie saoudite, étant donné que M. Taskia [traduction] « n’est plus en mesure de conserver son statut d’investisseur en Arabie saoudite ».

[11] Le 2 octobre 2016, les demandeurs ont acquitté les frais de traitement de leur demande de résidence permanente. Le 8 octobre 2016, IRCC a adressé aux demandeurs un courriel accusant réception de leur demande.

[12] Dans une lettre datée du 17 octobre 2017, IRCC a informé les demandeurs qu’ils remplissaient les conditions d’admissibilité leur permettant de demander le statut de résidents permanents.

[13] En mai 2018, IRCC a communiqué par courriel aux demandeurs des instructions pour un examen médical, examen que les demandeurs ont subi plus tard le même mois.

[14] Les demandeurs ont communiqué à plusieurs reprises avec IRCC pour savoir où en était l’examen de leur demande, mais IRCC n’a pas expliqué aux demandeurs la raison du retard. Les demandeurs ont communiqué à deux reprises avec IRCC en 2019 au sujet de leur demande. Le 29 novembre 2019, un fonctionnaire de l’IRCC a informé les demandeurs que leur demande était [traduction] « toujours en cours » et qu’IRCC ferait [traduction] « tous les efforts nécessaires pour terminer le traitement de la demande dès que possible ». De plus, un député fédéral s’est adressé à quelque 34 reprises à IRCC entre mai 2017 et avril 2021 pour savoir où en était le dossier des demandeurs, mais IRCC s’est contentée de répondre que le dossier des demandeurs était toujours en cours d’examen.

[15] Le 26 février 2020, les demandeurs ont déposé la présente demande de contrôle judiciaire.

B. Habilitation de sécurité en cours

[16] Dans un affidavit souscrit le 27 mai 2021, M. Asif Javed, un employé d’IRCC, a affirmé que la demande de résidence permanente des demandeurs n’était pas encore réglée parce que M. Taskia n’avait pas encore obtenu son habilitation de sécurité. M. Javed a expliqué que la Division des enquêtes pour la sécurité nationale (la DESN) de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) était en train de procéder à l’enquête de sécurité de M. Taskia. Suivant M. Javed, IRCC tient compte de l’évaluation de la DESN pour se prononcer sur l’interdiction de territoire et sa conclusion est soit positive, soit négative, soit non concluante.

[17] M. Javed a expliqué que le processus de la DESN pouvait être complexe et mettre en cause des partenaires étrangers et des informations classifiées. M. Javed n’était pas en mesure de préciser à quelle date le contrôle de sécurité de M. Taskia serait terminé. Il a toutefois déclaré que la DESN avait fourni à IRCC une évaluation préliminaire relativement à l’interdiction de territoire de M. Taskia, qui n’était pas concluante. M. Javed a signalé que la pandémie de COVID‑19 avait affecté les opérations gouvernementales et le traitement des demandes. De plus, M. Javed a déclaré que M. Taskia pourrait devoir se présenter à une entrevue en personne à Montréal pour qu’IRCC puisse prendre une décision finale sur l’interdiction de territoire.

[18] Ainsi que les demandeurs l’ont fait observer, les renseignements contenus dans l’affidavit de M. Javed diffèrent de ceux fournis dans l’affidavit de M. Brett MacNeil daté du 10 août 2020, affidavit précédemment soumis par les demandeurs. M. MacNeil avait déclaré que [traduction] « [la DESN] est en train d’examiner le contrôle de sécurité des demandeurs », indiquant ainsi qu’aucun des demandeurs, et pas seulement M. Taskia, n’avait obtenu d’habilitation de sécurité.

[19] En contre‑interrogatoire, M. Javed a confirmé que Mme Almuhtadi avait obtenu son habilitation de sécurité en octobre 2016. M. Javed n’était pas en mesure de confirmer si une décision pouvait être rendue au sujet du statut de résident permanent de Mme Almuhtadi et du demandeur mineur alors que le statut de M. Taskia restait en suspens.

III. Le régime législatif

[20] Aux termes de l’article 21 de la LIPR, peut devenir résident permanent le réfugié au sens de la Convention qui satisfait aux critères applicables et qui n’est pas interdit de territoire :

Résident permanent

Permanent resident

21 (1) Devient résident permanent l’étranger dont l’agent constate qu’il a demandé ce statut, s’est déchargé des obligations prévues à l’alinéa 20(1)a) et au paragraphe 20(2) et n’est pas interdit de territoire.

21 (1) A foreign national becomes a permanent resident if an officer is satisfied that the foreign national has applied for that status, has met the obligations set out in paragraph 20(1)(a) and subsection 20(2) and is not inadmissible.

Personne protégée

Protected person

21 (2) Sous réserve d’un accord fédéro‑provincial visé au paragraphe 9(1), devient résident permanent la personne à laquelle la qualité de réfugié ou celle de personne à protéger a été reconnue en dernier ressort par la Commission ou celle dont la demande de protection a été acceptée par le ministre — sauf dans le cas d’une personne visée au paragraphe 112(3) ou qui fait partie d’une catégorie réglementaire — dont l’agent constate qu’elle a présenté sa demande en conformité avec les règlements et qu’elle n’est pas interdite de territoire pour l’un des motifs visés aux articles 34 ou 35, au paragraphe 36(1) ou aux articles 37 ou 38.

21 (2) Except in the case of a person described in subsection 112(3) or a person who is a member of a prescribed class of persons, a person whose application for protection has been finally determined by the Board to be a Convention refugee or to be a person in need of protection, or a person whose application for protection has been allowed by le ministre, becomes, subject to any federal‑provincial agreement referred to in subsection 9(1), a permanent resident if the officer is satisfied that they have made their application in accordance with the regulations and that they are not inadmissible on any ground referred to in section 34 or 35, subsection 36(1) or section 37 or 38.

[21] Les demandeurs ne sont pas autrement frappés par un interdit de se voir octroyer le statut de résidents permanents. Les demandeurs ne sont pas exclus de la protection accordée aux réfugiés en application de l’article 98 et du paragraphe 112(3) de la LIPR. Les demandeurs n’ont pas été déclarés interdits de territoire au Canada en vertu des articles 34 à 42 de la LIPR et ils ne font pas l’objet d’un constat de l’interdiction de territoire en vertu de l’article 44. De plus, les demandeurs ne font pas partie d’une catégorie réglementaire de personnes qui ne peuvent devenir résidents permanents au sens de l’article 177 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (le RIPR).

IV. La question préliminaire : l’intitulé de la cause

[22] Les demandeurs veulent faire modifier l’intitulé de la cause afin de désigner à titre de défendeurs le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre) et le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile. Les demandeurs soutiennent qu’il convient d’effectuer cette modification, parce que les deux ministres en question sont chargés de l’évaluation relative à l’interdiction de territoire nécessaire pour parachever leur demande de résidence permanente.

[23] Les défendeurs s’opposent en affirmant que le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile n’est pas concerné par la présente demande.

[24] Je vais modifier l’intitulé de la cause conformément à la demande des demandeurs. Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile joue un rôle clé dans l’évaluation de l’interdiction de territoire des demandeurs et est donc impliqué dans le délai en cause.

V. Question préliminaire : le caractère théorique

[25] Les défendeurs affirment que la présente demande est devenue théorique et devrait donc être rejetée. En particulier, les défendeurs font observer qu’IRCC est en train d’examiner les demandes de résidence permanente des demandeurs. Le 16 juin 2021, IRCC a informé Mme Almuhtadi que sa demande de résidence permanente était presque complète et l’a invitée à soumettre d’autres éléments d’information par le biais du portail de confirmation de la résidence permanente. Le 30 juin 2021 ou vers cette date, M. Taskia a reçu une lettre semblable d’IRCC.

[26] Citant l’arrêt Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342 (Borowski) à la page 353, ma collègue la juge Gleeson a exposé la doctrine relative au caractère théorique dans le jugement Khizar c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 641 :

[20] Selon la doctrine relative au caractère théorique, la Cour peut refuser de trancher une question lorsque cela ne résoudra pas la controverse entre les parties et n’aura pas d’incidence pratique sur leurs droits. Une controverse doit exister non seulement au moment du début de l’instance, mais aussi au moment où la Cour est appelée à trancher l’affaire. Par conséquent, lorsque surviennent après le début d’une instance des événements qui résolvent ou éliminent la controverse réelle, l’affaire devient théorique.

[27] En l’espèce, le litige entre les parties n’est toujours pas tranché. Les documents récemment soumis à la Cour montrent qu’IRCC a commencé à examiner les demandes de résidence permanente des demandeurs, mais que l’organisme n’a pas encore rendu de décision à ce sujet. Tant qu’une décision finale n’est pas prise, la présente affaire n’est pas théorique.

VI. Les questions à trancher

[28] La seule question que soulève la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir s’il y a lieu de rendre une ordonnance de mandamus, et plus particulièrement de répondre aux questions suivantes :

  1. Le délai est‑il déraisonnable?

  2. La prépondérance des inconvénients favorise‑t‑elle les défendeurs?

VII. Analyse

[29] Les demandeurs sollicitent un bref de mandamus enjoignant à IRCC de traiter leur demande de façon accélérée.

[30] Une ordonnance de mandamus a pour effet de contraindre quelqu’un à accomplir une obligation légale particulière. Il s’agit d’un recours extraordinaire et les demandes de mandamus doivent être appréciées en fonction des faits particuliers de la cause (Tapie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1048 au para 7). Ainsi que la Cour d’appel fédérale l’a confirmé dans l’arrêt Apotex c Canada (Procureur général), [1994] 1 CF 742, 69 FTR 152 (CAF) au para 55, les conditions suivantes doivent être réunies pour que le tribunal puisse délivrer un bref de mandamus :

  1. Il doit exister une obligation légale d’agir à caractère public;

  2. L’obligation doit exister envers le requérant;

  3. Il existe un droit clair d’obtenir l’exécution de cette obligation;

  4. Lorsque l’obligation dont on demande l’exécution forcée est discrétionnaire, il faut tenir compte de la nature et de la manière d’exercer ce pouvoir discrétionnaire;

  5. Le requérant n’a aucun autre recours;

  6. L’ordonnance sollicitée aura une incidence sur le plan pratique;

  7. Rien n’empêche en equity d’obtenir la réparation demandée :

  8. Compte tenu de la « la prépondérance des inconvénients », une ordonnance de mandamus devrait être rendue.

[31] Outre la prépondérance des inconvénients, la question de savoir s’il y a lieu de délivrer un bref de mandamus en l’espèce concerne le droit clair des demandeurs d’obtenir l’exécution de l’obligation d’IRCC de statuer sur leur demande de résidence permanente ou, plus précisément, le caractère raisonnable du délai pendant lequel cette exécution n’a pas eu lieu (Abdolkhaleghi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 729 au para 13).

A. Le délai est‑il déraisonnable?

[32] Un délai peut être jugé déraisonnable si les critères suivants sont remplis (Thomas c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 164 au para 19, citant Conille c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 CF 33, 159 FTR 215 (CF 1re inst.) (Conille) au para 23) :

1. le délai est à première vue plus long que ce que la nature du processus exige;

2. le demandeur n’en est pas responsable;

3. l’autorité responsable du délai ne l’a pas justifié de façon satisfaisante.

[33] Il est incontestable que les deux premiers volets du critère du jugement Conille sont remplis.

[34] En ce qui concerne le premier volet, le délai moyen de traitement des demandes de résidence permanente présentées par des réfugiés au sens de la Convention est de 21 mois selon IRCC. Au moment de l’instruction de la présente demande, les demandeurs auront attendu environ 57 mois que leur demande de résidence permanente soit traitée. Les demandeurs ont donc attendu près du triple de la durée moyenne, une estimation dont on peut se servir pour évaluer ce qui constitue un délai raisonnable (Mersad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 543 au para 17). Même en tenant compte de la pandémie de COVID‑19, qui a allongé les délais de traitement au sein d’IRCC, j’estime que le délai en question est à première vue plus long que ce que la nature du processus commandait.

[35] En ce qui concerne le second volet du critère du jugement Conille, les demandeurs ont satisfait aux exigences procédurales de la LIPR et du RIPR en fournissant les documents justificatifs nécessaires et en acquittant les frais de traitement exigés.

[36] La question déterminante est donc celle de savoir si les défendeurs ont justifié de façon satisfaisante le retard qu’accuse le traitement de la demande de résidence permanente des demandeurs. Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis qu’ils ne l’ont pas fait.

[37] Le caractère raisonnable du délai dépend des faits de l’espèce; la jurisprudence n’est utile pour préciser ce qui constitue un délai déraisonnable que dans la mesure où elle fournit certains paramètres généraux (Tameh c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 288 au para 52). Il n’existe pas de délai fixe qui servirait de limite à ce qui est raisonnable (Bhatnager c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] 2 CF 315, [1985] ACF no 924 (CF) au para 4). Cela étant dit, notre Cour a déjà considéré comme déraisonnable un délai de deux ou trois ans, ou même un délai plus long (Dragan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 211 au para 55).

[38] Dans le cas qui nous occupe, les demandeurs attendent depuis environ trois ans de plus que le délai dans lequel ils s’attendaient raisonnablement à que leur demande soit traitée, peut‑être moins si l’on tient compte de la pandémie de COVID‑19.

[39] Les demandeurs affirment que ce délai est déraisonnable pour les raisons suivantes :

  1. Les défendeurs n’ont fourni aucun détail dans leurs affidavits quant aux questions de sécurité qui justifieraient le retard, le cas échéant.

  2. Les demandeurs ont été jugés admissibles par l’ASCF à présenter une demande d’asile, un processus qui impliquait une évaluation de l’interdiction de territoire selon les articles 34 à 37 de la LIPR, qui portent tous sur la sécurité.

  3. Les défendeurs n’ont pas soulevé devant la SPR de questions d’exclusion, qui, selon la section F de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, concernent également la sécurité.

  4. Les demandes d’asile des demandeurs ont été présentées en février 2016, ce qui donnait aux défendeurs tout le temps et le loisir nécessaires pour examiner les questions de sécurité qui pouvaient se poser.

  5. Les défendeurs n’ont jamais indiqué aux demandeurs, avant l’introduction de la présente demande de contrôle judiciaire, que des contrôles de sécurité étaient en cours et qu’ils expliquaient en partie le retard, et ce, malgré les demandes répétées des demandeurs sur l’état d’avancement du dossier et les explications du retard qu’ils réclamaient.

[40] Pour justifier le délai, les défendeurs se contentent de répéter, sans plus de précision, que M. Taskia fait actuellement l’objet d’un contrôle de sécurité et que la délivrance d’une ordonnance de mandamus torpillerait une importante enquête de sécurité. Notre Cour a déclaré à maintes reprises qu’en soi, une telle explication est insuffisante (Kanthasamyiyar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1248 aux para 49‑50, citant Abdolkhaleghi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 729 au para 26). Les défendeurs n’ont fourni aucun détail sur des préoccupations en matière de sécurité dans les documents qu’ils ont déposés dans le cadre de la présente demande, à part l’affirmation de l’avocat des défendeurs suivant laquelle les membres de la famille des demandeurs sont impliqués dans une organisation considérée comme ennemie du régime syrien. Cette affirmation vaut toutefois pour chacun des demandeurs et non seulement pour M. Taskia, et elle n’a pas été soulevée par IRCC ou par l’ASCF dans le dossier.

[41] De plus, le retard de l’IRCC n’est pas justifié par le fait que le traitement de la demande de résidence permanente des demandeurs dépend d’un processus en cours à la DESN, laquelle reçoit des conseils du Service canadien du renseignement de sécurité (le SCRS) et de l’ASFC. Ce principe a été confirmé par le juge Harrington dans le jugement Singh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 544 :

[16] Que les délais soient imputables au bureau du ministre ou au SCRS importe peu. Le ministre était tenu d’agir avec diligence raisonnable, en tenant compte du fait que les ressources peuvent être restreintes. Ce devoir ne se limite pas simplement à une délégation au SCRS, qui relève d’un autre ministre.

[42] Compte tenu de ce qui précède, je suis d’avis que le fait que M. Taskia n’a pas encore obtenu son habilitation de sécurité ne constitue pas une justification suffisante pour expliquer le retard qu’accuse le traitement de la demande de résidence permanente des demandeurs.

[43] Pour soutenir le contraire, les défendeurs se fondent sur les affaires Seyoboka c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1290 (Seyoboka) et Bhatia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1244 (Bhatia), dans lesquelles notre Cour a conclu que des délais plus longs que celui auquel les demandeurs ont dû faire face en l’espèce étaient raisonnables, au motif qu’une habilitation de sécurité était en cours.

[44] J’estime que les affaires Seyoboka et Bhatia peuvent être différenciées de la présente.

[45] Dans l’affaire Seyoboka, le juge Pinard a conclu que le demandeur avait contribué au retard en présentant de nouveaux renseignements et en modifiant son dossier et que la demande de constat de perte d’asile présentée par le ministre n’était pas frivole (Seyoboka aux para 8‑10). Dans le cas qui nous occupe, le délai en question n’est pas imputable aux agissements des demandeurs et les défendeurs n’ont pas présenté de demande de constat de perte d’asile des demandeurs.

[46] Dans l’affaire Bhatia, même si le demandeur avait présenté sa demande de résidence permanente en 1994, le juge Shore a conclu que la période permettant d’évaluer le délai avait commencé à courir en 2003, après que le litige relatif au constat de la perte d’asile du demandeur eut été tranché. Dans l’affaire Bhatia, le délai a par conséquent été jugé raisonnable, étant donné qu’il représentait une période de moins de deux ans (Bhatia au para 19). En faisant valoir que, dans l’affaire Bhatia, la demande avait été déposée onze ans avant l’instruction de la demande de contrôle judiciaire, les défendeurs font abstraction des éléments fondamentaux à la base de la décision du juge Shore.

[47] En dernier lieu, je conclus que la pandémie de COVID‑19 n’explique pas entièrement le retard d’IRCC. Comme l’ont fait remarquer les demandeurs, ce raisonnement ne s’applique pas à la période antérieure à mars 2020, soit environ trois ans et demi après que les demandeurs eurent soumis leur demande de résidence permanente. À défaut de preuve contraire, je suis d’avis que la COVID‑19 n’a pas non plus neutralisé la capacité décisionnelle des défendeurs pour l’ensemble de la période postérieure à mars 2020. La pandémie a sans aucun doute engendré de graves perturbations, mais la machine gouvernementale s’est graduellement remise en marche et des décisions sont maintenant prises.

B. La prépondérance des inconvénients favorise‑t‑elle les défendeurs?

[48] Les défendeurs affirment que la prépondérance des inconvénients milite en faveur du refus de rendre une ordonnance de mandamus, en répétant que l’enquête sur l’interdiction de territoire doit être terminée avant qu’une décision puisse être prise quant à la demande de résidence permanente.

[49] Je ne suis pas de cet avis. Comme je l’ai déjà expliqué, ce raisonnement ne justifie pas le délai en question. En revanche, Mme Almuhtadi explique dans l’affidavit qu’elle a souscrit à l’appui de la demande les conséquences négatives que le délai a eues sur les demandeurs :

[traduction]

Le retard causé par IRCC a eu des conséquences négatives sur ma famille. Tout d’abord, nous continuons à vivre dans la peur et l’anxiété. Mon mari en a particulièrement été affecté. Il souffre de dépression, pour laquelle il prend des médicaments depuis deux ans. Il se réveille avec des cauchemars. Nous craignons tous deux que si nous ne réussissons pas à obtenir la qualité de réfugiés au Canada, nous serons obligés de retourner en Syrie, où nous craignons pour notre vie. Vivre dans cette peur et cette incertitude constantes a des répercussions sur notre bien‑être.

[…]

Je n’ai pas vu ma propre famille depuis huit ans. Ma mère est décédée, mais mon père vit toujours en Arabie saoudite. Bien que j’aie maintenant un titre de voyage pour réfugiés, l’Arabie saoudite n’accepte pas ce document. Je tiens désespérément à voir mon père. Il envisage maintenant de retourner en Syrie. Il est âgé et c’est sa patrie. S’il retourne en Syrie, je risque de ne plus jamais le revoir. Ce serait catastrophique.

[50] Compte tenu de ce qui précède, je suis d’avis que la prépondérance des inconvénients milite en faveur des demandeurs, ce qui justifie la délivrance d’une ordonnance de mandamus.

VIII. L’ordonnance demandée

[51] Les demandeurs veulent qu’IRCC traite leur demande de résidence permanente dans les sept jours de la présente décision. Les demandeurs affirment qu’il n’y a pas d’obstacle à l’octroi du droit d’établissement, étant donné qu’IRCC a adressé à Mme Almuhtadi et à M. Taskia des lettres confirmant que leur demande en est aux dernières étapes de l’examen. La conclusion recherchée par les demandeurs est nettement différente de celle qu’ils avaient formulée dans leur mémoire complémentaire, dans lequel ils demandaient qu’IRCC traite la demande de Mme Almuhtadi et du demandeur mineur dans un délai de deux mois.

[52] Dans une lettre datée du 30 juin 2021, les défendeurs affirment que le traitement de la demande de M. Taskia prendra au moins six mois, car il se peut que ce dernier doive se présenter à Montréal pour une entrevue en personne.

[53] Compte tenu des observations des parties, j’ordonne à IRCC de traiter les demandes de résidence permanente des demandeurs dans les 30 jours suivant la date de la présente décision. Il y a peu de raisons pour expliquer le retard qu’accuse le traitement de la demande de Mme Almuhtadi et du demandeur mineur. De plus, IRCC a informé M. Taskia qu’elle était prête à finaliser le traitement de sa demande. Si l’information fournie par IRCC à M. Taskia est exacte, le traitement de sa demande ne devrait pas prendre six mois. Si ce renseignement est inexact, un délai de 30 jours est suffisant pour permettre à IRCC de traiter de façon accélérée la demande de M. Taskia à la lumière de son affirmation qu’elle a presque terminé l’examen de sa demande.

IX. Dépens

[54] Les demandeurs réclament 7 500 $ à titre de dépens calculés sur la base avocat‑client. Ils invoquent notamment les raisons suivantes à l’appui de leur demande d’adjudication de dépens :

  • 1. Mme Almuhtadi et le demandeur mineur auraient pu se voir octroyer le statut de résidents permanents dès mai 2018, une fois leurs certificats médicaux remplis.

  • Les demandeurs ont été tenus dans l’ignorance au sujet de l’état de leur habilitation de sécurité et n’ont toujours pas reçu d’explication adéquate pour justifier le retard d’environ 57 mois.

  • Un député fédéral s’est adressé à quelque 34 reprises à IRCC entre mai 2017 et avril 2021 pour savoir où en était le dossier des demandeurs, mais IRCC n’a pas expliqué la raison du retard qu’accuse le traitement de la demande de résidence permanente des demandeurs.

[55] Aux termes de l’article 22 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22 (les Règles), la Cour n’adjuge des dépens dans le cadre de demandes de contrôle judiciaire présentées en vertu de la LIPR que s’il constate l’existence de « raisons spéciales » :

Dépens

Costs

22 Sauf ordonnance contraire rendue par un juge pour des raisons spéciales, la demande d’autorisation, la demande de contrôle judiciaire ou l’appel introduit en application des présentes règles ne donnent pas lieu à des dépens.

22 No costs shall be awarded to or payable by any party in respect of an application for leave, an application for judicial review or an appeal under these Rules unless the Court, for special reasons, so orders.

[56] Le critère permettant d’établir l’existence de « raisons spéciales » est exigeant. Parmi ces raisons, mentionnons les cas où une partie a agi d’une manière qui peut être qualifiée d’injuste, d’abusive, d’inconvenante ou de mauvaise foi (Taghiyeva c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1262 aux para 17‑23; Ndungu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CAF 208 au para 7).

[57] À mon avis, la présente affaire justifie l’adjudication de dépens aux demandeurs.

[58] Les demandeurs ont attendu bien au‑delà du délai moyen de traitement de 21 mois. La demande de résidence permanente de Mme Almuhtadi et du demandeur mineur aurait pu être traitée en mai 2018, une fois les certificats médicaux obtenus. Si Mme Almuhtadi et le demandeur mineur étaient devenus des résidents permanents à ce moment‑là, ils seraient déjà bien avancés dans leur demande de citoyenneté.

[59] Les défendeurs affirment que le délai en question est attribuable au fait que la demande de résidence permanente des demandeurs a été traitée comme une seule demande, pour laquelle l’habilitation de sécurité de M. Taskia demeure en suspens. Les défendeurs affirment qu’ils ne pouvaient dissocier la demande de Mme Almuhtadi et du demandeur mineur de celle de M. Taskia en l’absence d’une demande des demandeurs en ce sens.

[60] Je ne suis pas convaincu par l’argument des défendeurs. Les défendeurs n’ont cité aucune source à l’appui de l’idée selon laquelle la demande de résidence permanente ne peut être scindée sans que les demandeurs en fassent la demande, et les défendeurs ont d’ailleurs en fin de compte scindé la demande des demandeurs sans avoir reçu une telle demande. L’explication avancée par les défendeurs ne tient pas compte non plus du manque constant de transparence d’IRCC. Les demandeurs ont réclamé à IRCC des renseignements supplémentaires à plusieurs reprises, mais n’ont jamais été informés des raisons du retard dans le traitement de leur demande, ce qui les empêchait de savoir qu’ils devaient scinder leur demande pour accélérer le processus.

[61] Les demandeurs n’ont été informés de la raison du retard qu’accusait le traitement de leur demande qu’après avoir introduit la présente demande de contrôle judiciaire et que les défendeurs eurent soumis leurs affidavits. Si ce n’était du litige des demandeurs, on ne sait pas combien de temps encore ils auraient été tenus dans l’ignorance au sujet de la cause du retard.

[62] IRCC n’a pas non plus communiqué des informations transparentes lors du déroulement de l’instance. M. MacNeil a indiqué dans son affidavit du 10 août 2020 que le contrôle de sécurité des demandeurs n’était pas terminé à cette date. Or, Mme Almuhtadi avait obtenu son habilitation de sécurité dès octobre 2016. En contre‑interrogatoire, lorsqu’on a découvert que l’habilitation de sécurité en attente de M. Taskia était la cause du retard, l’avocat des demandeurs a demandé à M. Javed quel échéancier la DESN avait établi pour la présente affaire. M. Javed a répondu que les demandeurs devaient le demander eux‑mêmes à la DESN, et ce, même si M. Javed a lui‑même affirmé que la DESN ne lui préciserait pas le temps que prendrait cette évaluation.

[63] Bien que j’accepte que les auteurs des affidavits des défendeurs ne puissent parler au nom de la DESN, je conclus que leurs réponses sont inexactes et évasives. M. MacNeil n’a pas fait preuve de diligence raisonnable en affirmant à tort que les habilitations de sécurité des demandeurs étaient en suspens, alors que seule celle de M. Taskia l’était. De plus, M. Javed n’a pas fait preuve de bonne foi en invitant les demandeurs à entreprendre une démarche qu’il savait inutile.

[64] Pour les motifs que je viens d’exposer, j’accorde aux demandeurs 1 500 $ à titre de dépens.

X. La question aux fins de la certification

[65] Les parties n’ont pas soumis de question à certifier pour permettre un appel en vertu de l’alinéa 74d) de la LIPR. Les défendeurs réclament toutefois à la Cour la possibilité de [traduction] « proposer une question à certifier qui pourrait porter sur la possibilité de scinder unilatéralement une demande en matière d’immigration et […] sur l’avis et la réparation demandée dans le cadre d’une demande de bref de mandamus, si ces questions sont appropriées dans les circonstances ».

[66] Pour pouvoir être certifiée, « [l]a question doit être déterminante quant à l’issue de l’appel, transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale » (Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22 au para 46).

[67] La question du pouvoir du ministre de scinder ou de séparer unilatéralement une demande en matière d’immigration n’est pas déterminante quant à l’issue de la présente affaire, qui concerne la transparence et les délais, et non la compétence. La question de savoir si le ministre avait le pouvoir de scinder unilatéralement la demande de résidence permanente des demandeurs n’a aucune incidence sur le caractère raisonnable ou non du délai causé par le ministre.

[68] La question éventuelle des défendeurs concernant l’avis et la réparation demandée dans une demande de bref de mandamus est trop vague pour qu’on puisse en examiner le bien‑fondé.

[69] Je refuse donc d’accorder aux défendeurs la possibilité de soumettre une question à certifier.

XI. Conclusion

[70] J’estime que le retard d’IRCC dans le traitement des demandes de résidence permanente des demandeurs est déraisonnable. Je fais donc droit à la présente demande de contrôle judiciaire, j’ordonne à IRCC de rendre une décision quant à la demande de résidence permanente des demandeurs dans les 30 jours suivant la date de la présente décision et j’accorde aux demandeurs 1 500 $ à titre de dépens.

[71] Je suis d’avis qu’il n’y a pas de question à certifier.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑1383‑20

LA COUR STATUE QUE :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. Une ordonnance de mandamus est par la présente délivrée, enjoignant à IRCC de rendre une décision quant à la demande de résidence permanente des demandeurs dans les 30 jours suivant la date de la présente décision.

  2. L’intitulé de la cause est modifié afin de désigner comme défendeur le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile.

  3. Les défendeurs sont condamnés à payer sur le champ aux demandeurs la somme de 1 500 $ à titre de dépens.

  4. Il n’y a pas de question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1383‑20

 

INTITULÉ :

GHUFRAN ALMUHTADI, ABDULRHMAN TASKIA et YAZAN TASKIA, représenté par sa tutrice à l’instance, GHUFRAN ALMUHTADI c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION et MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 JUIN 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

LE 6 JUILLET 2021

 

COMPARUTIONS :

Ronald Poulton

Charlotte Cass

 

pour Les demandeurs

 

Jocelyn Espejo‑Clarke

 

pour les défendeurs

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Poulton Law Office

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR Les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.