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Date : 20210625


Dossier : IMM-5603-19

Référence : 2021 CF 669

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 25 juin 2021

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

HONGMEI JU

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre d’une décision rendue le 3 septembre 2020 par laquelle une agente d’immigration [l’agente] a rejeté la demande de permis de séjour temporaire de la demanderesse [la décision].

II. Contexte

[2] Citoyenne de la Chine, la demanderesse, Mme Hongmei Ju, est entrée au Canada le 18 novembre 2011 et réside actuellement à Winnipeg, au Manitoba. Elle habite avec sa fille et son mari, avec qui elle est mariée depuis le 17 septembre 2017.

[3] La demanderesse a d’abord reçu un permis d’études, qui a expiré le 30 mars 2013. Présentée dans le cadre du Programme des candidats du Manitoba, sa demande de résidence permanente a été rejetée le 10 juin 2017 pour fausses déclarations. Sa demande de permis de travail a également été rejetée le 13 juin 2017. Ses demandes d’autorisation et de contrôle judiciaire à l’égard de ces refus ont finalement été rejetées respectivement le 19 octobre 2017 et le 14 novembre 2017. La demanderesse avait aussi déposé une demande de réexamen à l’égard de la demande de résidence permanente, qui a été rejetée et a fait l’objet d’une autre demande d’autorisation et de contrôle judiciaire, laquelle a également été rejetée le 26 mars 2019.

[4] La demanderesse a introduit deux instances contre son ancien consultant en immigration. En août 2017, elle a déposé une plainte auprès du Conseil de réglementation des consultants en immigration du Canada. En mars 2018, elle a déposé une déclaration devant la Cour du Banc de la Reine du Manitoba. Ces affaires ne sont toujours pas réglées.

[5] La demanderesse a déposé une demande de permis de séjour temporaire le 5 septembre 2017, qui a été rejetée le 9 novembre 2018. Son dossier a été rouvert sur consentement. Les renseignements, y compris les observations supplémentaires présentées par la demanderesse, ont été examinés par l’agente, qui a de nouveau rejeté la demande de permis de séjour temporaire le 3 septembre 2019. Le présent contrôle judiciaire vise cette décision de l’agente.

[6] La demanderesse sollicite une ordonnance annulant la décision de l’agente et renvoyant l’affaire à un autre agent d’immigration pour réexamen conformément aux directives de la Cour. Elle demande en outre l’adjudication des dépens.

[7] Le 11 juin 2019, la demanderesse a également présenté une demande de résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire. La demande est en cours de traitement.

III. La décision faisant l’objet du contrôle

[8] Dans sa décision, l’agente a conclu que la demanderesse n’avait pas réussi à établir qu’elle avait des raisons impérieuses de rester au Canada. Comme l’indiquent les observations écrites du défendeur et le confirment les éléments de preuve, l’agente a conclu ce qui suit :

  1. La fille de la demanderesse est âgée de presque 20 ans et a un permis d’études valide jusqu’en août 2021. Elle est majeure et n’a pas besoin d’être sous la tutelle de la demanderesse. Bien que l’agente ait reconnu l’existence d’un lien affectif entre la demanderesse et sa fille, les éléments de preuve montrent que la fille est proche du mari canadien de la demanderesse et de sa famille, qui pourraient représenter une source de soutien affectif pendant l’absence de la demanderesse. La fille de la demanderesse est également citoyenne de la Chine et pourrait rendre visite à sa mère;

  2. Bien que la demanderesse et son mari entretiennent une relation authentique, ils ont d’importants moyens financiers et pourraient vivre ensemble en Chine. Il est raisonnable de croire que la demanderesse pourrait se trouver un emploi en Chine et subvenir aux besoins financiers de son mari et de sa famille;

  3. Bien que la demanderesse ait vécu au Canada pendant sept ans, son degré d’établissement au Canada n’est pas extraordinaire. Il est raisonnable de croire qu’elle se soit fait des amis pendant cette période et, bien qu’elle entretienne une relation maritale authentique, il ne s’agit pas du seul facteur déterminant pour les besoins de l’établissement au Canada;

  4. Même si la demanderesse a fourni de l’information concernant la conclusion qu’elle a fait de fausses déclarations au sens de l’alinéa 40(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi], la Cour a confirmé cette conclusion à maintes reprises. Dans sa décision, l’agente a donc décidé de ne pas examiner le bien-fondé de la conclusion quant aux fausses déclarations;

  5. Bien que la demanderesse souhaite rester au Canada pour témoigner à une audience disciplinaire contre son ancien consultant en immigration, les éléments de preuve montrent que sa présence physique n’y est pas requise. L’agente a donc accordé un poids neutre à ce facteur;

  6. Bien que la demanderesse ait déposé une déclaration devant la Cour du Banc de la Reine du Manitoba et que l’agente ait indiqué que les éléments de preuve montrent que la présence de la demanderesse au Canada pourrait être requise, il n’est pas certain que ce sera le cas. L’agente a donc accordé un poids neutre à ce facteur.

[9] L’agent a conclu ce qui suit :

[traduction]

Après un examen attentif, effectué avec compassion, de l’ensemble des formulaires de demande et des observations de la demanderesse principale et compte tenu de tous les facteurs d’ordre humanitaire que cette dernière a fait valoir – plus particulièrement l’intérêt supérieur des enfants directement touchés par cette décision et son mari canadien –, je ne suis pas convaincue que les circonstances justifient la délivrance d’un PST [permis de séjour temporaire]. Tout en reconnaissant que la demanderesse principale ne semble pas poser de risque pour les Canadiens, je ne suis pas persuadée que les raisons pour lesquelles la demanderesse principale souhaite rester au Canada sont impérieuses.

En conséquence, la demande de PST est rejetée.

[Non souligné dans l’original.]

IV. La question en litige

[10] La question en litige est la suivante :

  1. La décision de l’agente de rejeter la demande de permis de séjour temporaire de la demanderesse était-elle déraisonnable?

V. La norme de contrôle

[11] La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]).

VI. Les dispositions applicables

[12] Le paragraphe 24(1) de la Loi prévoit ce qui suit :

Permis de séjour temporaire

24(1) Devient résident temporaire l’étranger, dont l’agent estime qu’il est interdit de territoire ou ne se conforme pas à la présente loi, à qui il délivre, s’il estime que les circonstances le justifient, un permis de séjour temporaire — titre révocable en tout temps.

Temporary Resident Permit

24(1) A foreign national who, in the opinion of an officer, is inadmissible or does not meet the requirements of this Act becomes a temporary resident if an officer is of the opinion that it is justified in the circumstances and issues a temporary resident permit, which may be cancelled at any time.

VII. Analyse

A. Les positions des parties

[13] La demanderesse est d’avis que l’agente a appliqué le mauvais critère pour établir s’il convenait d’accorder ou non le permis de séjour temporaire. Elle a appliqué le « critère des raisons impérieuses », alors qu’elle aurait dû se demander si un permis de séjour temporaire était justifié compte tenu de la situation de la demanderesse. Subsidiairement, la décision de l’agente est déraisonnable même selon le critère des raisons impérieuses. L’agente a abusé de son pouvoir discrétionnaire, et la décision était déraisonnable à la lumière des éléments de preuve produits. La demanderesse devait rester au Canada pour être avec son enfant à charge et son mari ainsi que pour prendre part à deux instances d’importance à l’encontre de son ancien consultant en immigration.

[14] Le défendeur soutient que l’agente a eu raison de s’appuyer sur le critère reconnu des raisons impérieuses pour décider de refuser le permis de séjour temporaire. L’agente a fait preuve de sensibilité dans son examen des divers facteurs soulevés par la demanderesse, notamment son établissement au Canada, sa relation avec sa fille et son mari ainsi que son souhait de prendre part aux instances en cours contre son ancien consultant en immigration. La conclusion de l’agente selon laquelle ces facteurs, pris ensemble, ne justifiaient pas de délivrer un permis de séjour temporaire à la demanderesse était raisonnable.

B. La nouvelle preuve par affidavit

[15] J’ai tenu compte des affidavits de la demanderesse et de son mari, tous deux souscrits le 7 janvier 2020. Les affidavits renferment des éléments de preuve dont l’agente ne disposait pas. Selon la règle générale, les éléments de preuve qui n’ont pas été portés à la connaissance du décideur ne sont pas admissibles dans le cadre d’un contrôle judiciaire. En l’espèce, la demanderesse n’a pas démontré que les nouveaux éléments de preuve satisfont à l’une des exceptions à la règle générale (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 aux para 19-20).

[16] Ces affidavits sont donc inadmissibles.

C. Le caractère raisonnable de la décision

[17] Une décision raisonnable doit être justifiée, intelligible et transparente (Vavilov, précité, aux para 95, 100). Elle est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85).

[18] Le régime de délivrance d’un permis de séjour temporaire constitue un régime d’exception hautement discrétionnaire. Son but est d’offrir une certaine souplesse « [si l’agent] estime que les circonstances le justifient », dans les cas où l’application stricte de la Loi entraînerait l’exclusion d’une personne du Canada (Abdelrahman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1085 au para 5 [Abdelrahman]; Farhat c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1275 aux para 2, 22, 24 [Farhat]).

[19] Dans la décision Farhat, la Cour fédérale a également expliqué qu’un permis de séjour temporaire permet aux agents d’intervenir dans des circonstances exceptionnelles et de rendre moins sévères les conséquences qu’entraîne dans certains cas la Loi lorsqu’il existe des raisons impérieuses pour qu’un étranger puisse demeurer au Canada. C’est donc avec circonspection que l’on doit procéder à la délivrance d’un permis de séjour temporaire.

[20] L’agente invoque le paragraphe 24(1) de la Loi et la décision Abdelrahma de la Cour fédérale pour rendre sa décision et pour appuyer son application du critère des raisons impérieuses.

[21] Dans la décision Abdelrahma, la Cour fédérale a conclu que le critère des raisons impérieuses et l’évaluation des besoins par rapport au risque sont des facteurs appropriés à prendre en considération afin d’établir si un permis de séjour temporaire doit être accordé : « Un tel permis ne devrait être octroyé que lorsque les raisons qui justifient la présence de l’étranger au Canada sont impérieuses et que ces raisons l’emportent sur les risques pour la santé et la sécurité des Canadiens. » (Abdelrahma, précité, au para 9).

[22] Bien que je remarque que, dans certains cas, il a été décidé de s’écarter de la norme des raisons impérieuses ou de la remettre en question, je ne vois aucune raison de la faire dans les circonstances de l’espèce, malgré les faits qui suscitent la compassion présentés à l’appui des circonstances de la demanderesse. Dans la décision Abdelrahma, la Cour fédérale a examiné les deux tendances jurisprudentielles avant de conclure que l’application du critère des raisons impérieuses était appropriée (Abdelrahma au para 8).

[23] Dans ses observations présentées à l’agente, la demanderesse lui a demandé de tenir compte du critère des raisons impérieuses, citant exactement le paragraphe de la décision Abdelrahma que l’agente a examiné et reproduit dans sa décision (Abdelrahma au para 9) :

[9] À mon avis, le critère des « raisons impérieuses » et l’évaluation des besoins par rapport au risque sont des facteurs appropriés à prendre en considération afin de déterminer si un PST doit être accordé. Un tel permis ne devrait être octroyé que lorsque les raisons qui justifient la présence de l’étranger au Canada sont impérieuses et que ces raisons l’emportent sur les risques pour la santé et la sécurité des Canadiens.

[24] De plus, je ne suis pas convaincu que je devrais m’écarter de la jurisprudence qui confirme le critère des raisons impérieuses. Les décisions invoquées par la demanderesse ne se prononcent pas sur le caractère raisonnable de la décision d’un agent d’immigration en ce qui a trait à l’application du critère des raisons impérieuses.

[25] Je conclus que l’agente a appliqué le critère des raisons impérieuses de manière raisonnable. Elle a pleinement examiné la situation personnelle de la demanderesse et a été sensible aux préoccupations soulevées par celle-ci. Dans son argumentaire, la demanderesse est en désaccord avec les conclusions factuelles de l’agente et demande à la Cour de soupeser de nouveau la preuve examinée par l’agente. Ni le fait que des instances sont en cours dans le cadre desquelles la demanderesse pourrait être appelée à témoigner, ni la conséquence inhérente et malheureuse de sa séparation de sa fille et de son mari ne constituent, en l’espèce, une raison impérieuse à l’appui de la demande de la demanderesse.

[26] La demanderesse reconnaît qu’elle doit démontrer que la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov au para 100). La Cour doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur.

[27] À la lumière des faits, je ne peux conclure que la décision n’est pas justifiée. L’agente a tenu compte de la preuve qui lui avait soumise et elle ne s’est pas fondamentalement méprise sur celle-ci (Vavilov aux para 125-126).

VIII. Conclusion

[28] Pour les motifs qui précèdent, la présente demande est rejetée. Il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5603-19

LA COUR ORDONNE :

  1. La présente demande est rejetée;

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Michael D. Manson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sophie Reid-Triantafyllos


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5603-19

 

INTITULÉ :

HONGMEI JU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 JUIN 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 25 JUIN 2021

 

COMPARUTIONS :

Chaobo Jiang

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Alexander Menticoglou

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Zaifman Law

Avocats

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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