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Date : 20210705


Dossier : T‑623‑20

Référence : 2021 CF 704

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 5 juillet 2021

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

MATTHEW DOUCETTE

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, M. Matthew Doucette, a travaillé pour Agriculture et Agroalimentaire Canada (AAC) de juillet 2003 jusqu’à septembre 2019, moment où son emploi a pris fin. Il s’est fait reprocher d’avoir agi de manière inopportune à l’égard de collègues féminines se trouvant en situation de vulnérabilité, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du lieu de travail. Un rapport d’enquête a conclu que les allégations en ce sens formulées contre lui étaient fondées (le rapport). Le 12 septembre 2019, AAC a accepté les conclusions d’inconduite formulées dans le rapport et le demandeur a déposé un grief relatif à cette décision (le grief relatif à l’enquête). Le 20 septembre 2019, AAC a mis fin à l’emploi du demandeur en raison des conclusions tirées dans le rapport et le demandeur a aussi déposé un grief contestant cette décision (le grief relatif à la cessation d’emploi).

[2] Le 28 février 2020, AAC a rejeté les deux griefs du demandeur au dernier palier (la décision relative à l’enquête et la décision relative à la cessation d’emploi, respectivement). Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision relative à l’enquête. Il a en outre renvoyé le grief relatif à la cessation d’emploi à l’arbitrage devant la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral (la Commission).

[3] Le demandeur affirme que le rapport — et donc la décision relative à l’enquête — porte atteinte aux principes d’équité procédurale parce que son auteur, M. Ty Arslan de la société Auspice Safety Inc. (l’enquêteur), a notamment agi avec partialité et omis de lui donner l’occasion de connaître la preuve présentée contre lui et de la réfuter.

[4] Le défendeur soutient que la présente demande doit être rejetée parce que prématurée. Selon lui, la Commission, lorsqu’elle instruit le grief relatif à la cessation d’emploi, a le pouvoir de corriger les manquements à l’équité procédurale qui sous‑tendent la décision relative à l’enquête. Le défendeur fait donc valoir que le demandeur a omis d’épuiser toutes les voies de recours utiles prévues par la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, LC 2003, c 22, art 2 (la Loi), avant de présenter une demande de contrôle judiciaire à la Cour.

[5] Pour les motifs exposés ci‑après, j’accueillerai la requête du défendeur et je rejetterai la présente demande de contrôle judiciaire parce que prématurée. Même si la décision visée par le contrôle judiciaire est définitive et obligatoire sous le régime de la Loi, la Commission, lorsqu’elle procède à l’arbitrage du grief relatif à la cessation d’emploi, a compétence pour connaître des questions d’équité procédurale qui sous‑tendent la décision relative à l’enquête et, le cas échéant, les corriger. De plus, je ne suis pas convaincu qu’il existe en l’espèce des circonstances exceptionnelles justifiant la Cour d’intervenir avant l’aboutissement du processus administratif.

II. Les faits

A. Le demandeur

[6] Le 27 février 2019, AAC a avisé le demandeur que l’enquêteur allait procéder à la recherche des faits touchant ses présumés comportements inadéquats à l’intérieur et à l’extérieur du lieu de travail. À ce moment, aucun renseignement supplémentaire n’a été donné au demandeur au sujet des allégations formulées contre lui.

[7] Le 15 avril 2019, le demandeur a participé à une réunion avec la direction d’AAC, laquelle lui a fourni un aperçu des allégations le visant. Selon ces allégations, le demandeur avait notamment :

  • (a) abusé de son pouvoir comme gestionnaire pour attirer de jeunes collègues féminines se trouvant en situation de vulnérabilité et tenter de les contraindre ou d’avoir des relations sexuelles avec elles;

  • (b) eu des comportements inadéquats envers les femmes en jetant le discrédit sur elles devant des collègues, en se vantant de ses relations sexuelles, en traquant de jeunes femmes au lieu de travail, en faisant des observations déplacées au sujet des caractéristiques physiques des femmes et en faisant usage d’un langage hostile;

  • (c) consommé des stupéfiants avec de jeunes étudiantes et amené celles‑ci à des bars de danseuses nues.

[8] L’enquêteur a interrogé le demandeur à deux occasions : une première fois le 26 avril 2019, puis à nouveau le 31 mai 2019.

[9] Le 26 juillet 2019, le rapport préliminaire de l’enquêteur a été remis au demandeur et ce dernier a eu la possibilité de faire des observations sur les conclusions du rapport. Dans une lettre datée du 31 juillet 2019, le demandeur a présenté à l’enquêteur et à AAC près de vingt pages d’observations écrites en réponse au rapport préliminaire.

[10] Le 5 septembre 2019, l’enquêteur a produit son rapport, lequel confirmait que les allégations visant le demandeur étaient fondées.

[11] Dans une lettre datée du 12 septembre 2019, M. Paul Samson, sous‑ministre adjoint de la Direction générale des programmes d’AAC, a informé le demandeur de sa décision d’accepter les conclusions du rapport. Dans cette lettre, le demandeur était invité à se présenter à une réunion pré‑disciplinaire fixée au 17 septembre 2019, ce qu’il a fait.

[12] Dans une lettre datée du 20 septembre 2019, M. Samson a mis fin à l’emploi du demandeur auprès d’AAC en raison de [traduction] « ses comportements inadéquats délibérés envers les femmes occupant un poste subalterne au sein de l’organisme ».

[13] Le 11 octobre 2019, le demandeur a déposé à la fois le grief relatif à l’enquête et celui relatif à la cessation d’emploi. Le grief relatif à l’enquête vise la décision du 12 septembre 2019 par laquelle M. Samson a accepté le rapport. Le grief relatif à la cessation d’emploi concerne la décision, prise par M. Samson le 20 septembre 2019, de mettre fin à l’emploi du demandeur.

[14] Le 25 février 2020, par l’intermédiaire de son syndicat, le demandeur a renvoyé le grief relatif à la cessation d’emploi à l’arbitrage devant la Commission.

[15] Le 28 février 2020, Mme Christine Walker, alors sous‑ministre adjointe et dirigeante principale des finances de la Direction générale de la gestion intégrée d’AAC, a rendu la décision relative à l’enquête, dans laquelle elle a rejeté le grief relatif à l’enquête et confirmé la décision du 12 septembre 2019 de M. Samson d’accepter les conclusions énoncées dans le rapport.

[16] Le même jour, soit le 28 février 2020, Mme Walker a également rendu la décision relative à la cessation d’emploi, dans laquelle elle a rejeté le grief relatif à la cessation d’emploi et confirmé la décision du 20 septembre 2019 de M. Samson de mettre fin à l’emploi du demandeur.

[17] Le 11 juin 2020, le demandeur a déposé un avis de demande auprès de la Cour afin d’obtenir le contrôle judiciaire de la décision relative à l’enquête. L’arbitrage du grief relatif à la cessation d’emploi devant la Commission était alors, et est toujours, en instance.

B. La décision visée par le contrôle

[18] Dans la décision relative à l’enquête, Mme Walker a conclu qu’il n’existait pas d’élément de preuve crédible à l’appui des allégations du demandeur voulant qu’il y ait eu des manquements à l’équité procédurale pendant tout le processus d’enquête et que l’enquêteur ait fait preuve de partialité :

[traduction]

Malgré la malheureuse observation que vous a adressée votre conseiller en matière de prestation de services du PAEF, j’estime qu’il ne s’agit pas d’un élément permettant de penser que la direction avait déjà décidé de l’issue de l’affaire. De plus, je constate que vous avez bénéficié de multiples occasions pour faire valoir votre point de vue touchant les allégations et que ce fait a été pris en compte par l’enquêteur.

[19] Comme elle a conclu que l’enquêteur n’avait pas manqué à son obligation d’équité, Mme Walker a confirmé la décision d’AAC d’accepter les conclusions tirées dans le rapport.

III. Question préliminaire : requête du défendeur

[20] Le 3 septembre 2020, le défendeur a présenté une requête par écrit à la Cour afin qu’elle rejette la présente demande aux motifs que : (i) le demandeur a omis d’épuiser toutes les voies de recours utiles prévues par la Loi avant de présenter sa demande de contrôle judiciaire; et (ii) la demande constitue une contestation indirecte et un abus de procédure visant l’arbitrage du grief relatif à la cessation d’emploi qui est en instance devant la Commission.

[21] La requête du défendeur était toujours en instance au moment de l’audition de la présente demande. Les questions soulevées dans cette requête sont donc examinées dans le cadre des motifs du présent jugement.

IV. Questions en litige et norme de contrôle judiciaire

[22] La présente demande de contrôle judiciaire soulève les trois questions suivantes :

  1. Le demandeur a‑t‑il épuisé toutes les voies de recours utiles dont il disposait avant de demander le contrôle judiciaire?

  2. La demande constitue‑t‑elle une contestation indirecte ou un abus de procédure visant la décision relative à la cessation d’emploi?

  3. La décision relative à l’enquête était‑elle équitable sur le plan de la procédure?

[23] Les deux premières questions ne sont assujetties à aucune norme de contrôle parce qu’elles ne soulèvent aucune préoccupation quant au fond de la décision relative à l’enquête.

[24] Le demandeur soutient que la norme de la décision correcte est la norme de contrôle applicable à la troisième question puisque cette dernière intéresse l’équité procédurale.

[25] J’en conviens. Les questions liées à l’équité procédurale sont assujetties à une norme de contrôle qui s’apparente le plus à celle de la décision correcte (Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35). La question fondamentale à trancher en matière d’équité procédurale est celle de savoir si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances, y compris à l’égard des facteurs énoncés dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 aux para 21‑28 (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54).

V. Analyse

A. Le demandeur a‑t‑il épuisé toutes les voies de recours utiles dont il disposait avant de demander le contrôle judiciaire?

[26] Comme l’a expliqué la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Agence des services frontaliers) c C.B. Powell Limited, 2010 CAF 61 (C.B. Powell), la doctrine des autres voies de recours adéquates empêche les parties, à défaut de circonstances exceptionnelles, de demander un contrôle judiciaire tant que le processus administratif suit son cours :

[31] […] Il s’ensuit qu’à défaut de circonstances exceptionnelles, ceux qui sont insatisfaits de quelque aspect du déroulement de la procédure administrative doivent exercer tous les recours efficaces qui leur sont ouverts dans le cadre de cette procédure. Ce n’est que lorsque le processus administratif a atteint son terme ou que le processus administratif n’ouvre aucun recours efficace qu’il est possible de soumettre l’affaire aux tribunaux. […]

[32] On évite ainsi le fractionnement du processus administratif et le morcellement du processus judiciaire, on élimine les coûts élevés et les délais importants entraînés par une intervention prématurée des tribunaux et on évite le gaspillage que cause un contrôle judiciaire interlocutoire alors que l’auteur de la demande de contrôle judiciaire est de toute façon susceptible d’obtenir gain de cause au terme du processus administratif.

[Renvois omis, non souligné dans l’original.]

[27] La décision de refuser d’exercer la compétence en matière de contrôle judiciaire est de nature discrétionnaire. Il s’agit de savoir si le recours subsidiaire est adéquat et non s’il est parfait (Froom c Canada (Ministre de la Justice), 2004 CAF 352 au para 12).

[28] Les principes mentionnés ci‑dessus sont appliqués de façon constante dans le contexte de demandes de contrôle judiciaire présentées avant l’achèvement de la procédure de grief prévue dans la Loi et dans sa version antérieure (McCarthy c Canada (Procureur général), 2020 CF 930 au para 42).

(1) La décision relative à l’enquête est‑elle définitive et obligatoire suivant l’article 214 de la Loi?

[29] Le demandeur affirme avoir épuisé toutes les voies de recours ouvertes sous le régime de la procédure de grief individuel prévue aux articles 208 à 214 de la Loi. Plus particulièrement, il signale que, comme elle n’est pas le genre de décision susceptible de renvoi selon l’article 209 de la Loi, la décision relative à l’enquête est définitive et obligatoire aux termes de l’article 214.

[30] Les dispositions de la Loi pertinentes en l’espèce sont ainsi rédigées :

Renvoi d’un grief à l’arbitrage

209 (1) Après l’avoir porté jusqu’au dernier palier de la procédure applicable sans avoir obtenu satisfaction, le fonctionnaire qui n’est pas un membre, au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, peut renvoyer à l’arbitrage tout grief individuel portant sur :

 

Reference to adjudication

209 (1) An employee who is not a member as defined in subsection 2(1) of the Royal Canadian Mounted Police Act may refer to adjudication an individual grievance that has been presented up to and including the final level in the grievance process and that has not been dealt with to the employee’s satisfaction if the grievance is related to

 

a) soit l’interprétation ou l’application, à son égard, de toute disposition d’une convention collective ou d’une décision arbitrale;

(a) the interpretation or application in respect of the employee of a provision of a collective agreement or an arbitral award;

b) soit une mesure disciplinaire entraînant le licenciement, la rétrogradation, la suspension ou une sanction pécuniaire;

(b) a disciplinary action resulting in termination, demotion, suspension or financial penalty;

c) soit, s’il est un fonctionnaire de l’administration publique centrale :

(c) in the case of an employee in the core public administration,

(i) la rétrogradation ou le licenciement imposé sous le régime soit de l’alinéa 12(1)d) de la Loi sur la gestion des finances publiques pour rendement insuffisant, soit de l’alinéa 12(1)e) de cette loi pour toute raison autre que l’insuffisance du rendement, un manquement à la discipline ou une inconduite,

(i) demotion or termination under paragraph 12(1)(d) of the Financial Administration Act for unsatisfactory performance or under paragraph 12(1)(e) of that Act for any other reason that does not relate to a breach of discipline or misconduct, or

(ii) la mutation sous le régime de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique sans son consentement alors que celui‑ci était nécessaire;

(ii) deployment under the Public Service Employment Act without the employee’s consent where consent is required; or

d) soit la rétrogradation ou le licenciement imposé pour toute raison autre qu’un manquement à la discipline ou une inconduite, s’il est un fonctionnaire d’un organisme distinct désigné au titre du paragraphe (3).

(d) in the case of an employee of a separate agency designated under subsection (3), demotion or termination for any reason that does not relate to a breach of discipline or misconduct.

Décision définitive et obligatoire

Decision final and binding

214 Sauf dans le cas du grief individuel qui peut être renvoyé à l’arbitrage au titre des articles 209, 209.1 ou 238.25, la décision rendue au dernier palier de la procédure applicable en la matière est définitive et obligatoire et aucune autre mesure ne peut être prise sous le régime de la présente loi à l’égard du grief en cause.

214 If an individual grievance has been presented up to and including the final level in the grievance process and it is not one that under section 209, 209.1 or 238.25 may be referred to adjudication, the decision on the grievance taken at the final level in the grievance process is final and binding for all purposes of this Act and no further action under this Act may be taken on it.

[31] Je conviens que la décision relative à l’enquête est définitive et obligatoire selon l’article 214 de la Loi. Cette décision ne peut être renvoyée à l’arbitrage suivant le paragraphe 209(1) de la Loi parce qu’elle ne porte ni sur une question d’interprétation ou d’application de la convention collective du demandeur aux termes de l’alinéa 209(1)a), ni sur une mesure disciplinaire prévue à l’alinéa 209(1)b), ni sur aucune des mesures énoncées à l’alinéa 209(1)c). De plus, la décision relative à l’enquête ne peut être renvoyée à l’arbitrage suivant les articles 209.1 ou 238.25 puisque ces dispositions visent des circonstances qui ne s’appliquent pas en l’espèce.

(2) Existe‑t‑il une voie de recours subsidiaire?

[32] Malgré le caractère définitif que confère la Loi à la décision relative à l’enquête, le défendeur soutient qu’une voie de recours utile est toujours ouverte au demandeur puisque la question fondamentale soulevée par la présente demande — à savoir si l’enquêteur a manqué aux principes d’équité procédurale — sera examinée par la Commission lorsqu’elle statuera sur le grief relatif à la cessation d’emploi.

[33] Le défendeur invoque l’arrêt Patanguli c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 291, dans lequel la juge Gauthier a conclu que le processus d’arbitrage tenu devant la Commission constitue une audience de novo dans le cadre de laquelle il est possible de corriger les manquements à l’équité procédurale :

[38] La jurisprudence de la Commission des relations de travail dans la fonction publique est claire à l’effet qu’une audience tenue devant un arbitre de grief constitue une audience de novo. […]

[39] Dans l’affaire Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460, l’appelante soumettait qu’elle n’avait pas eu l’opportunité de réfuter les prétentions de son employeur dans le cadre d’une enquête portant sur sa réclamation de commissions et de salaire impayés. Le juge Binnie a noté en obiter que :

[32] Si une révision interne avait été ordonnée, un arbitre aurait alors examiné de novo la demande de l’appelante et aurait sans aucun doute permis à cette dernière de prendre connaissance des documents de l’employeur et lui aurait donné la possibilité d’y répondre et de les commenter. Je reconnais que, sous le régime de la Loi, les vices procéduraux qui surviennent à l’étape de la décision initiale, y compris l’omission de donner aux intéressés un préavis suffisant et la possibilité de se faire entendre pour réfuter la thèse de la partie adverse, peuvent être corrigés à l’étape de la révision.

[Je souligne.]

[40] La jurisprudence de notre Cour applique ce même principe depuis au moins trente ans. Dans Tipple c. Canada (Conseil du Trésor), [1985] A.C.F. no. 818 (CAF), le juge Urie indique :

En supposant qu’il y ait eu injustice sur le plan de la procédure lorsque les supérieurs du requérant ont recueilli les déclarations de ce dernier (hypothèse dont nous doutons beaucoup), cette injustice a été entièrement réparée par l’audition de novo qui a eu lieu devant l’arbitre, où le requérant a été pleinement informé des allégations qui pesaient contre lui et où il a eu pleinement l’occasion d’y répondre.

[Non souligné dans l’original.]

[34] Le défendeur soutient que l’audition, par la Cour, de la demande de contrôle judiciaire du demandeur avant la tenue de l’arbitrage devant la Commission aurait pour effet de miner le régime législatif prévu par la Loi puisque la Commission a compétence pour examiner les questions touchant l’équité procédurale dans le cadre du processus d’enquête. Selon le défendeur, une conclusion à l’effet contraire contredirait l’affirmation faite par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vaughan c Canada, 2005 CSC 11 (Vaughan), au paragraphe 39, où le juge Binnie tenait les propos suivants : « lorsque le législateur a clairement établi un régime complet pour le règlement des différends en matière de relations de travail, comme c’est le cas en l’espèce, les tribunaux ne devraient pas mettre en péril le mécanisme exhaustif de règlement des différends que contient la loi en permettant l’accès systématique aux tribunaux. »

[35] La décision Augustin c Canada (Procureur général), 2018 CF 55 (Augustin), est intéressante à cet égard. Dans cette affaire, une salariée avait déposé auprès de son employeur à la fois une plainte officielle de harcèlement et un grief lié à la discrimination, lequel était visé par sa demande de contrôle judiciaire (Augustin, aux para 7‑8). Le juge Mosley a estimé que la demande était prématurée parce que le grief lié à la discrimination avait été renvoyé à l’arbitrage devant la Commission (Augustin, aux para 17‑19). Citant l’affaire Vaughan, le juge Mosley a affirmé ce qui suit dans la décision Augustin :

[22] Toutes les voies de recours utiles, incluant le recours à l’arbitrage devant la Commission, doivent être épuisées avant que la Cour exercice [sic] sa compétence en matière de contrôle judiciaire. Le processus d’arbitrage du grief devant la Commission devrait suivre son cours avant qu’une demande de contrôle judiciaire soit entamée.

[Renvois omis.]

[36] Pour tirer la conclusion qui précède, le juge Mosley a rejeté l’argument présenté par la salariée voulant qu’il existe une distinction entre la question du harcèlement soumise à la Cour, selon elle, et la question de la discrimination soumise à la Commission, toujours selon elle (Augustin, au para 20). Plus précisément, le juge Mosley a refusé de procéder au contrôle judiciaire du grief lié à la discrimination parce que « la Cour et la Commission examineraient la même série de faits dans le même contexte » et que la réparation demandée à la Commission « port[ait] aussi sur la question de harcèlement » (Augustin, au para 21).

[37] Pareillement, je conclus que, si elle procédait au contrôle judiciaire de la décision relative à l’enquête, notre Cour examinerait la même série de faits et de questions que celle dont la Commission est saisie dans le cadre de l’arbitrage du grief relatif à la cessation d’emploi. L’enquête qui sous‑tend le grief relatif à l’enquête ne peut être examinée de façon indépendante; elle fait plutôt partie d’un processus disciplinaire complet. La Commission peut se pencher sur l’intégralité de ce processus au moment de l’arbitrage du grief relatif à la cessation d’emploi et corriger les manquements à l’équité procédurale, le cas échéant.

[38] Le demandeur ne souscrit pas à cette thèse. Selon lui, il est possible d’établir une distinction entre l’affaire Augustin et la présente espèce parce que les faits invoqués à l’appui de ses deux griefs ne se recoupent pas, tandis que ceux invoqués à la fois devant la Cour et devant la Commission dans l’affaire Augustin étaient identiques. Plus précisément, le demandeur soutient que le grief relatif à l’enquête intéresse les mesures prises par AAC dans le cadre du processus d’enquête, tandis que le grief relatif à la cessation d’emploi vise la conduite du demandeur à l’intérieur et à l’extérieur du lieu de travail.

[39] À mon avis, la dichotomie proposée par le demandeur est dénuée de fondement. Il n’existe aucun élément de preuve donnant à penser que la Commission, au moment de trancher le grief relatif à la cessation d’emploi, ne peut examiner les mesures prises par AAC dans le cadre du processus d’enquête. Je conviens que l’affaire Augustin est différente de la présente espèce dans la mesure où le grief dont y est saisie la Cour était le même que celui renvoyé à la Commission, tandis que le grief en l’espèce ne peut faire l’objet d’un renvoi à la Commission. Toutefois, cette distinction n’écarte pas le fait que les griefs du demandeur se chevauchent puisque la Commission peut se pencher sur les questions et les faits liés à l’équité procédurale soulevés dans le grief relatif à l’enquête au moment de l’arbitrage du grief relatif à la cessation d’emploi.

(3) La Commission a‑t‑elle compétence pour examiner les questions d’équité procédurale?

[40] À l’appui de son allégation voulant qu’il ait épuisé tous les recours utiles dont il disposait, le demandeur prétend que la Commission n’a pas compétence pour examiner les questions d’équité procédurale. Les décisions invoquées par le demandeur au soutien de cet argument constituent une longue suite de précédents qui découlent de l’affaire Canada (Procureur général) c Assh, 2005 CF 734 (Assh).

[41] À mon avis, la décision Assh ne permet nullement d’affirmer que la Commission n’a pas compétence pour examiner les questions d’équité procédurale.

[42] Dans la décision Assh, le juge Strayer a conclu que l’arbitre nommée en vertu de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, LRC 1985, c P‑35 (LRTFP), une version antérieure de la Loi, a commis une erreur lorsqu’elle s’est déclarée compétente pour instruire le grief d’un membre du personnel. Dans cette affaire, le salarié, avocat‑conseil à Anciens Combattants Canada, avait reçu un petit legs d’une cliente. Reconnaissant l’éventualité d’un conflit d’intérêts, le salarié a fait connaître l’existence de ce legs à son supérieur et ce dernier lui a donné instruction de le refuser. Le salarié a déposé un grief contestant cette décision et il a par la suite renvoyé l’affaire à l’arbitrage (Assh, aux para 2‑4).

[43] L’arbitre s’est déclarée compétente pour entendre le grief du salarié après avoir conclu que ce dernier avait fait l’objet d’« une mesure disciplinaire entraînant la suspension ou une sanction pécuniaire » au sens de l’article 92 de la LRTFP, disposition qui ressemble grandement à l’article 209 de la Loi (Assh, au para 5). La Cour a estimé que cette conclusion était déraisonnable puisque le salarié n’avait pas été visé par une mesure disciplinaire et que l’article 92 ne pouvait raisonnablement être interprété comme s’il englobait une possible mesure disciplinaire (Assh, au para 14).

[44] Lorsqu’il a conclu qu’il avait été déraisonnable pour l’arbitre de se déclarer compétente pour entendre le grief du salarié, le juge Strayer a affirmé, dans la décision Assh, que le salarié avait toujours la possibilité de demander réparation dans le cadre d’un contrôle judiciaire :

[12] Cela n’entraîne pas non plus d’injustice grave. Cela signifie qu’une fois qu’un grief a été porté au dernier palier de la procédure applicable et ne peut être renvoyé à l’arbitrage, le plaignant peut demander à la Cour de procéder au contrôle judiciaire de la décision rendue au dernier palier. Il ne s’agit pas d’un redressement illusoire. Comme l’a dit le juge Evans dans l’arrêt Vaughan c. Canada, [2003] 3 C.F. 645 (C.A.) :

136 Quatrièmement, le fait qu’il est possible de présenter une demande de contrôle judiciaire à l’encontre d’une décision défavorable rendue au dernier palier à l’égard d’un grief qui ne peut pas être renvoyé à un arbitre en vertu de l’article 92 assure que des mesures disciplinaires externes sont prises à l’égard des décideurs et qu’il existe un degré indépendant de contrôle de la qualité quant à la procédure et quant au résultat. Dans le cadre d’une demande de contrôle présentée devant la Section de première instance en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale, on peut demander à la Cour d’examiner le caractère équitable de la procédure administrative ainsi que la rationalité des conclusions de fait importantes et la légitimité de la décision ou de la mesure en question.

[Non souligné dans l’original.]

[45] Compte tenu de ce qui précède, je conclus que la décision Assh permet d’affirmer que la Cour peut examiner une décision rendue au dernier palier à l’égard d’un grief si celui‑ci ne peut faire l’objet d’un renvoi à l’arbitrage. Cette conclusion est compatible avec la façon dont la décision Assh est traitée dans la jurisprudence invoquée par le demandeur.

[46] Dans la décision Price c Conseil du Trésor (Canada), T‑1074‑13 (31 mars 2014) (Price 1), à la page 3, la juge Gleason (alors juge à la Cour fédérale) s’est appuyée sur la décision Assh pour conclure que la Commission n’avait pas compétence pour trancher le grief en litige parce qu’il n’était pas susceptible d’arbitrage suivant l’article 209 de la Loi. En d’autres termes, la Commission ne pouvait se saisir du grief visé dans l’affaire Price 1 parce qu’il ne répondait pas aux critères prévus à l’article 209 de la Loi, et non parce que le grief intéressait en soi des questions d’équité procédurale.

[47] Le juge LeBlanc s’est par la suite appuyé sur les décisions Assh et Price 1 dans l’affaire Chickoski c Canada (Procureur général), 2016 CF 1043 (Chickoski). Compte tenu du seuil élevé de la norme applicable pour accueillir une requête préliminaire visant le rejet d’une demande, le juge LeBlanc a refusé de qualifier de prématurée la demande de contrôle judiciaire dont il était saisi parce qu’il demeurait difficile de savoir si le salarié était privé de recours subsidiaires par suite de la façon dont son grief était caractérisé (Chickoski, aux para 8‑13, 20). Renvoyant au paragraphe 12 de la décision Assh, le juge LeBlanc a mentionné que « lorsqu’un grief a été porté au dernier palier de la procédure applicable, comme c’est le cas en l’espèce, le plaignant peut demander à notre Cour de procéder au contrôle judiciaire de la décision rendue au dernier palier, à condition que le grief ne puisse être renvoyé à l’arbitrage » (Chickoski, au para 13). [Non souligné dans l’original.]

[48] À la lumière de ce qui précède, j’arrive à la conclusion que le demandeur n’a présenté aucun élément permettant d’affirmer que la Commission n’a pas compétence pour examiner des questions d’équité procédurale. À mon avis, aucune des décisions Assh, Price 1 ou Chickoski n’étaye cette thèse.

[49] Comme l’a mentionné le défendeur, la conclusion tirée ci‑dessus est compatible avec les décisions Puccini c Administrateur général (Commission des libérations conditionnelles du Canada), 2018 CRTESPF 88 (Puccini), et Heyser c Administrateur général (ministère de l’Emploi et du Développement social) et Conseil du Trésor (ministère de l’Emploi et du Développement social), 2015 CRTEPF 70 (Heyser), conf par 2017 CAF 113. Les affaires Puccini et Heyser concernaient toutes deux une enquête administrative ayant débouché sur la cessation d’emploi d’un salarié et, dans les deux cas, la Commission s’est penchée sur des questions d’équité procédurale (Puccini, aux para 5, 339‑47; Heyser, aux para 2, 120).

(4) La Cour devrait‑elle intervenir avant l’aboutissement de la procédure administrative?

[50] Si la présente demande est prématurée, le demandeur avance à titre subsidiaire que la Cour devrait néanmoins [traduction] « appliquer un seuil élevé en matière d’équité procédurale » et donc intervenir avant l’aboutissement de la procédure administrative. Comme il est mentionné au paragraphe 26 des présents motifs, la Cour peut examiner une décision administrative avant que toutes les voies de recours utiles dont dispose l’intéressé ne soient épuisées, s’il existe des « circonstances exceptionnelles ».

[51] Les préoccupations du demandeur qui touchent à l’équité procédurale ou à la partialité et qui sous‑tendent le grief relatif à l’enquête ne constituent pas des circonstances exceptionnelles justifiant l’intervention de la Cour (C.B. Powell, au para 31).

[52] Le demandeur affirme le contraire et invoque l’affaire Chapman c Canada (Procureur général), 2019 CF 975 (Chapman), à titre d’exemple d’un cas où la Cour a examiné, avant l’imposition de mesures disciplinaires, des questions d’équité procédurale liées à des enquêtes en milieu de travail.

[53] Dans l’affaire Chapman, une salariée alléguait avoir été privée de son droit à l’équité procédurale durant l’enquête et le processus décisionnel à la suite desquels on a conclu qu’elle avait commis un acte répréhensible visé par la Loi sur la protection des fonctionnaires divulgateurs d’actes répréhensibles, LC 2005, c 46 (LPFDAR) (Chapman, au para 1). La salariée a demandé le contrôle judiciaire de cette décision avant d’avoir fait l’objet d’une quelconque mesure disciplinaire ou d’avoir déposé un grief relativement à une telle mesure (Chapman, au para 35).

[54] J’estime qu’il est possible d’établir une distinction entre l’affaire Chapman et l’affaire dont je suis saisi parce que les conséquences de la décision relative à l’enquête rendue en l’espèce, contrairement aux conséquences de la décision visée dans l’affaire Chapman, découlent de mesures disciplinaires qui peuvent être soumises à l’arbitrage devant la Commission. La décision relative à l’enquête n’a de conséquences pour le demandeur que dans la mesure où la décision relative à la cessation d’emploi se fonde sur le rapport. La Commission peut corriger ces conséquences lorsqu’elle statue sur le grief relatif à la cessation d’emploi et sur les questions d’équité procédurale qui sous‑tendent la décision relative à l’enquête.

[55] À l’inverse, la décision visée dans l’affaire Chapman avait des conséquences peu importe qu’une mesure disciplinaire soit imposée ou non. Si l’existence d’un acte répréhensible était établie conformément à la LPFDAR, comme c’était le cas dans l’affaire Chapman, de l’information faisant état de l’acte répréhensible devait alors être mise à la disposition du public. Le juge Zinn a conclu que cette communication d’information aurait vraisemblablement des conséquences défavorables sur la réputation professionnelle de la demanderesse (Chapman, au para 36). Dans cette affaire, le contrôle judiciaire constituait le recours approprié en ce qui concerne les préoccupations liées à la LPFDAR. Dans l’affaire dont je suis saisi, l’arbitrage par la Commission constitue le recours approprié à l’égard des préoccupations du demandeur.

[56] Le demandeur allègue en outre qu’un retard indu occasionné par l’arriéré croissant de dossiers devant la Commission — selon le demandeur, il n’obtiendra pas de date d’audience avant trois ans environ — constitue des circonstances exceptionnelles justifiant la Cour d’intervenir avant que la Commission tranche le grief relatif à la cessation d’emploi.

[57] L’argument avancé par le demandeur ne me convainc pas. Le seuil applicable pour reconnaître le caractère exceptionnel est élevé (Constantinescu c Canada (Procureur général), 2021 CF 213 au para 16). Comme l’a récemment déclaré le juge en chef Noël dans l’arrêt Dugré c Canada (Procureur général), 2021 CAF 8 aux para 35‑37, « la limite à l’exercice de recours interlocutoires est quasi‑absolue »; les circonstances exceptionnelles sont « très rares » et exigent que les conséquences d’une décision interlocutoire soient à ce point immédiates et radicales qu’elles mettent en question la primauté du droit.

[58] À mon avis, les questions soulevées par le demandeur ne peuvent être assimilées à des circonstances exceptionnelles. Le demandeur pose les questions habituelles d’équité procédurale et de longues procédures. Bien que ces questions soient importantes, leurs conséquences ne sont pas à ce point graves qu’elles justifient l’intervention de la Cour. Je statue ainsi malgré l’éventuelle conclusion, tirée par la Commission ou dans le cadre d’un contrôle judiciaire subséquent, voulant qu’AAC ait manqué à son obligation en matière d’équité envers le demandeur.

[59] À la lumière de la décision qui précède, j’estime inutile de trancher les autres questions soulevées par le demandeur.

VI. Les dépens

[60] Les deux parties ont demandé à la Cour de statuer sur les dépens. Ayant conclu que le défendeur a réussi à faire rejeter la présente demande, et dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire que me confère le paragraphe 400(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, j’accorde au défendeur la somme de 1 500 $ à titre de dépens, payables immédiatement par le demandeur.

VII. Conclusion

[61] La requête présentée par le défendeur est accueillie avec dépens. La présente demande est rejetée parce que prématurée.


JUGEMENT au dossier T‑623‑20

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête présentée par le défendeur est accueillie. La présente demande est rejetée parce que prématurée.

  2. Le demandeur doit payer au défendeur la somme de 1 500 $ à titre de dépens.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Semra Denise Omer


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑623‑20

 

INTITULÉ :

MATTHEW DOUCETTE c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 6 MAI 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

LE 5 JUILLET 2021

 

COMPARUTIONS :

Mathieu Delorme

Matthew Letourneau

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Marc Séguin

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Association canadienne des agents financiers

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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