Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20210630


Dossier : IMM‑1315‑20

Référence : 2021 CF 654

[traduction française]

Ottawa (Ontario), le 30 juin 2021

En présence de madame la juge St‑Louis

ENTRE :

CHESLAVA TITOVA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Madame Cheslava Titova sollicite le contrôle judiciaire de la décision en date du 8 novembre 2019 rendue par un agent principal de l’immigration [l’agent], représentant du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, qui a refusé de lui accorder une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire [les motifs d’ordre humanitaire], aux termes de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi].

[2] Pour les motifs exposés ci‑après, la demande de contrôle judiciaire de Mme Titova sera rejetée.

II. Faits et contexte

[3] Mme Titova est une citoyenne de la Russie. Elle a demandé un visa de visiteur canadien en 2017 pour rendre visite à son petit ami au Canada et, le 20 juin 2017, elle a obtenu un visa à entrées multiples, qui était valide jusqu’au 13 mars 2024.

[4] Elle a été admise au Canada à titre de visiteur le 21 juillet 2017, a rencontré son petit ami en personne pour la première fois, et l’a épousé le 17 septembre 2017.

[5] Mme Titova a présenté une demande de résidence permanente au Canada en décembre 2017 dans la catégorie des conjoints au Canada, en étant parrainée par son époux. Cette demande a été rejetée le 25 janvier 2018 parce qu’elle était incomplète.

[6] Mme Titova a présenté une nouvelle demande de résidence permanente au Canada le 22 mars 2018, en étant encore parrainée par son époux, et elle a obtenu le permis de travail ouvert de deux ans connexe, qui était valide jusqu’au 6 juillet 2020.

[7] En septembre 2018, l’époux de Mme Titova a demandé à retirer sa demande de parrainage, mais a demandé aux autorités canadiennes de ne pas donner suite à sa demande précédente quelques jours plus tard. En février 2019, la demande de résidence permanente de Mme Titova a été [traduction] « approuvée en principe ».

[8] Cependant, à partir du 15 mars 2019, selon la procédure entamée par Mme Titova en Cour supérieure, les époux vivaient chacun de leur côté (page 99 du dossier certifié du tribunal). L’époux de Mme Titova a demandé le retrait de sa demande de parrainage le 19 juin 2019, et la demande de résidence permanence dans la catégorie des conjoints au Canada de Mme Titova a été rejetée le 12 juillet 2019. Mme Titova a entamé la procédure de divorce mentionnée précédemment en Cour supérieure à Montréal le 22 juillet 2019.

[9] Mme Titova a présenté, au Canada, une demande de résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire [la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire], au titre de l’article 25 de la Loi, le 9 septembre 2019. En ce qui concerne les motifs d’ordre humanitaire, le conseil de Mme Titova a alors fait valoir, essentiellement, que Mme Titova : 1) était victime de violence psychologique et de violence conjugale financière de la part de son ex‑époux et de sa mère; 2) devrait repartir à zéro à son retour en Russie; 3) n’était admissible à aucun autre programme d’immigration; 4) souhaitait faire sa vie au Canada; 5) était indépendante financièrement. Mme Titova a joint à sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire les formulaires, les photographies et les copies des documents qui suivent : la confirmation de la liste des cours de français qu’elle a terminés entre août 2018 et juillet 2019 et des cours auxquels elle était alors inscrite, des pièces d’identité, sa demande introductive d’instance relative à la procédure de divorce, son baccalauréat, son diplôme, les lettres que son ex‑époux a envoyées à CIC, des documents décrivant les débuts de leur relation, et des éléments de preuve documentaire sur la violence conjugale.

[10] La demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présentée par Mme Titova a été rejetée le 8 novembre 2019.

III. La décision

[11] L’agent a établi un sommaire des renseignements en matière d’immigration de Mme Titova dans sa décision. Dans la partie portant sur la décision et les motifs, l’agent souligne d’abord qu’il incombe aux demandeurs de convaincre le décideur que des motifs d’ordre humanitaire justifient l’octroi du statut de résident permanent ou la levée de tout ou partie des critères et obligations applicables de la Loi.

[12] L’agent fait valoir qu’une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est une mesure discrétionnaire et exceptionnelle, puis il examine trois facteurs, soit 1) le degré d’établissement de Mme Titova; 2) la relation avec son ex‑époux et sa situation; 3) les difficultés auxquelles elle se heurterait en Russie.

[13] En ce qui concerne son degré d’établissement, l’agent souligne essentiellement que Mme Titova occupe un emploi, s’efforce d’apprendre le français, va à l’église, vit seule, paye son loyer et ne déclare pas avoir de proches parents au Canada.

[14] L’agent ajoute que peu d’indices montrent que Mme Titova a touché des prestations d’aide sociale, et souligne que l’on s’attend à ce que les étrangers qui sont au Canada soient financièrement indépendants pendant leur séjour. L’agent salue la volonté de Mme Titova d’apprendre le français, non sans préciser qu’il n’est pas rare que des personnes soient relativement établies au Canada après y avoir résidé pendant plus de deux ans. Il fait remarquer qu’aucune lettre personnelle ou de recommandation n’a été reçue à l’appui de sa demande et de son intégration. En dernière analyse, l’agent conclut qu’à la lumière des renseignements et des éléments de preuve qui ont été fournis, le degré d’établissement de Mme Titova au Canada est faible à modéré, et accorde à cet élément peu de poids dans la demande.

[15] En ce qui concerne la relation de Mme Titova avec son ex‑époux, l’agent prend note des allégations qui ont été formulées par le conseil dans les observations jointes à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Il souligne que le conseil de Mme Titova a affirmé que l’ex‑époux de Mme Titova avait vidé son compte bancaire et épuisé ses ressources financières, avait annulé sa demande de parrainage conjugal, avait exigé qu’elle lui verse de l’argent et menacé de la faire arrêter et déporter, avait parlé de faillite, ce qui l’avait amenée à verser encore plus d’argent à sa mère et à lui, et n’avait pas contribué aux dépenses du ménage. L’agent souligne toutefois que Mme Titova ne réside plus avec son époux, qu’elle en est séparée depuis mars 2019 et qu’elle a entamé une procédure de divorce. Il compatit à sa situation, puisque la demande de parrainage de Mme Titova a été retirée après avoir été approuvée en principe, mais il souligne qu’il n’est pas rare que des relations prennent fin pendant un processus de parrainage conjugal. L’agent accorde un certain poids à cet élément, mais fait valoir que ce n’est là qu’un facteur parmi beaucoup d’autres éléments importants à prendre en compte dans une décision fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et qu’il ne l’emporte pas sur tous les autres facteurs dans un dossier.

[16] L’agent souligne que Mme Titova n’est pas visée par une mesure de renvoi du Canada, que son permis de travail est encore valide, et qu’elle peut présenter une demande pour la prolongation de son statut de résident temporaire au Canada. Il précise que cela permettrait à Mme Titova de régler ses affaires au Canada, de finaliser son divorce, et de réclamer de l’argent à son ex‑époux. Mme Titova a aussi un visa de résident temporaire à entrées multiples, qui est valide jusqu’en mars 2024.

[17] En ce qui concerne les difficultés auxquelles elle serait exposée en Russie, l’agent renvoie encore aux observations formulées par le conseil, notamment que Mme Titova devrait repartir à zéro, qu’elle ne pourrait pas reprendre son emploi précédent en Russie et que le gouvernement de ce pays ne verse pas d’aide sociale. Il souligne que Mme Titova ne retournerait pas dans un pays inconnu et étranger puisqu’elle est née, a étudié, a occupé un emploi et a résidé en Russie. L’agent juge que Mme Titova est très instruite et qu’elle connaît vraisemblablement encore bien la société, les coutumes, la langue et la culture du pays. Il fait remarquer que Mme Titova a inscrit ses parents, son fils adulte et deux sœurs comme résidant en Russie, qu’il y a peu d’information selon laquelle sa famille ne pourrait pas ou ne voudrait pas veiller à son bien‑être affectif et physique et/ou lui apporter un soutien à court terme. De plus, il souligne que Mme Titova, avec ce qu’elle a vécu au Canada, a fait preuve de résilience et de débrouillardise. Mme Titova a aussi acquis une expérience de travail et des compétences linguistiques susceptibles de favoriser ses perspectives d’emploi. L’agent estime que ces liens pourraient faciliter sa réinstallation en Russie. En somme, l’agent conclut que la demanderesse n’a pas démontré que les conséquences découlant de sa situation particulière étaient plus importantes que les conséquences normalement occasionnées par un départ du Canada et accorde peu de poids aux difficultés d’un retour en Russie.

[18] L’agent résume l’objet de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, et, en dernière analyse, juge que les motifs d’ordre humanitaire invoqués par Mme Titova ne justifient pas l’octroi de la mesure exceptionnelle que constitue une dispense aux termes du paragraphe 25(1) de la Loi.

IV. Article 25 de la Loi

[19] L’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LC 2001, c 27) [la Loi] est ainsi libellé :

25 (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire — sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35 ou 37 —, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada — sauf s’il est interdit de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 — qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

[20] Le ministre énonce dans son mémoire les principes qui s’appliquent. Selon un principe fondamental inscrit dans le droit canadien, les personnes qui veulent devenir des résidents permanents du Canada doivent demander la résidence permanente de l’étranger. Cette obligation figure au paragraphe 11(1) de la Loi, et est réitérée à l’article 6 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés DORS/2002‑227 [le Règlement].

[21] Ce n’est que dans les cas exceptionnels que le ministre peut permettre qu’une personne soit dispensée de cette obligation clairement édictée. Il incombe à la personne qui demande la dispense de démontrer qu’il s’agit d’un tel cas, et les facteurs qu’elle fait valoir doivent être appréciés dans leur ensemble plutôt que séparément. Le paragraphe 25(1) de la Loi n’est pas censé constituer un régime d’immigration parallèle (Kanthasamy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2015] 3 RCS 909 au para 23).

[22] Dans le contexte d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, il incombe au demandeur d’établir que la dispense est justifiée. En somme, la dispense pour des motifs d’ordre humanitaire ne vise pas à éliminer les difficultés pour les demandeurs, mais plutôt à offrir une réparation en cas de « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées ». Le demandeur doit convaincre l’agent que, compte tenu de sa situation personnelle, l’exigence d’obtenir un visa de l’extérieur du Canada de la façon normale lui causerait de telles difficultés.

V. Les arguments soulevés par la demanderesse

[23] Devant la Cour, Mme Titova prétend que les motifs de refus écrits de l’agent dénotent un examen arbitraire de sa situation et de ses éléments de preuve. En premier lieu, Mme Titova affirme que l’analyse de l’agent ne contient aucun examen ou approfondissement raisonnable de sa situation, à part une mention des renseignements sur la violence conjugale, et banalise la violence conjugale. En second lieu, elle ajoute que, au sujet de son établissement au Canada, l’agent n’a fait qu’une mention succincte de ses études universitaires à temps plein continues en français, leur a accordé un poids insuffisant et a conclu, sans fournir d’explications, que celles‑ci étaient négligeables.

VI. Observations des parties et analyse

A. Norme de contrôle

[24] Je conviens avec les parties que la norme de contrôle qui est présumée s’appliquer est celle de la décision raisonnable, et rien ne permet de s’écarter de cette présomption en l’espèce (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]; Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 44 [Kanthasamy]).

[25] Lorsque la norme du caractère raisonnable s’applique, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, au para 100). La Cour « doit s’intéresser à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » (Vavilov, au para 83) pour établir si la décision est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). Il n’appartient pas à la Cour de substituer l’issue qui serait selon elle préférable (Vavilov, au para 99).

[26] Comme l’a affirmé la Cour suprême au paragraphe 125 de l’arrêt Vavilov, il est acquis que le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise et qu’à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait. Les cours de révision doivent s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur ». D’ailleurs, bon nombre des mêmes raisons qui justifient la déférence d’une cour d’appel à l’égard des conclusions de fait tirées par une instance inférieure, dont la nécessité d’assurer l’efficacité judiciaire, l’importance de préserver la certitude et la confiance du public et la position avantageuse qu’occupe le décideur de première instance, s’appliquent également dans le contexte du contrôle judiciaire.

B. L’agent a‑t‑il banalisé la violence conjugale?

[27] Mme Titova fait d’abord remarquer que le commentaire de l’agent selon lequel il n’est pas rare que des ressortissants étrangers retournent dans leur pays d’origine après avoir étudié ou travaillé au Canada pendant quelques années n’a pas sa place dans l’examen de motifs d’ordre humanitaire dans un contexte de violence conjugale. Cependant, elle souligne que la demande précédente concernait un parrainage, et non pas un permis d’études ou de travail (ce qui, soutient‑elle, suppose le retour dans le pays d’origine). Cette observation laisse entendre que la demande invoquant la violence conjugale est futile.

[28] Mme Titova ajoute que l’analyse de l’agent n’est pas intelligible, transparente, et par ailleurs raisonnable. Plus particulièrement, elle précise que l’analyse n’est pas suffisamment étoffée pour expliquer les conclusions de l’agent, notamment sur sa relation avec son ex‑époux. Elle fait remarquer que l’agent s’est contenté de reconnaître certains des éléments relatifs à la violence conjugale, notamment que son époux avait vidé son compte bancaire et épuisé ses ressources financières, avait annulé sa demande de parrainage conjugal à deux occasions, avait exigé qu’elle lui verse de l’argent et menacé de la faire arrêter et déporter, avait parlé de faillite, ce qui l’avait amenée à verser encore plus d’argent à sa mère et à lui, et n’avait pas contribué aux dépenses du ménage. Mme Titova soutient que l’agent n’a pas soupesé ces éléments de preuve, et s’était contenté de souligner qu’ils ne l’emportaient pas sur les autres facteurs.

[29] Mme Titova ajoute que l’agent a banalisé sa situation quand il a souligné qu’il n’était pas rare que des relations prennent fin pendant un processus de parrainage conjugal. Elle précise que les fondements sur lesquels repose cette conclusion ne ressortent pas clairement, et que la conclusion est incompatible avec la politique d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada sur la violence conjugale, et le fait que sa demande avait été jugée prioritaire pour ces raisons.

[30] Le ministre réplique d’abord qu’il incombe à la demanderesse de faire valoir les circonstances qui justifient une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire et que le paragraphe 25(1) de la Loi n’est pas censé constituer un régime d’immigration parallèle (Kanthasamy, au para 23). Il ajoute que le fait que les conditions dans le pays d’origine sont moins favorables qu’au Canada ne justifie pas en soi une dispense (citant, entre autres, Adams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1193 au para 29) et que le rejet d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire n’est pas une décision relative aux droits du demandeur (Barrak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 962 au para 29). Il précise que la décision ne prive pas Mme Titova d’un statut au Canada, mais l’obligeait simplement à présenter une demande de l’extérieur du Canada, conformément au paragraphe 11(1) de la Loi. Mme Titova ne s’est pas acquittée du fardeau qui lui incombait de montrer que le fait de présenter sa demande à l’extérieur du Canada lui causerait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives (Ibabu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1068 au para 22).

[31] Le ministre soutient que la décision de l’agent tenait compte de tous les éléments de preuve et soupesait les facteurs invoqués par Mme Titova. De plus, il prétend que les arguments avancés par Mme Titova contestent des exemples qui ont été choisis pour tout simplement étayer les conclusions de l’agent. La Cour ne devrait pas réévaluer les éléments de preuve ou les facteurs. L’agent a expressément souligné qu’il avait accordé du poids aux circonstances malheureuses et à la fin de la relation de la demanderesse avec son ex‑époux. Le ministre cite la décision JML c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1152 [JML], dans laquelle la Cour a rejeté une demande invoquant la violence conjugale.

[32] Au sujet de la décision JML citée par le ministre, Mme Titova réplique en soulignant qu’une comparaison des situations de violence conjugale est injustifiée et préjudiciable. Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada a dressé une liste des types de violence conjugale dont aucun n’est plus [traduction] « dramatique » que l’autre. Elle ajoute que l’analyse effectuée par l’agent dans la décision citée était raisonnable et intelligible, contrairement à l’analyse de l’agent dans son cas.

[33] Mme Titova ne m’a pas convaincue que l’agent a banalisé la violence conjugale. J’ai lu attentivement les motifs fournis par l’agent, et je constate que celui‑ci a bel et bien souligné et reconnu les faits rapportés par le conseil et la situation malheureuse de Mme Titova.

[34] L’affirmation de l’agent selon laquelle il n’est pas rare que des ressortissants étrangers retournent dans leur pays d’origine après avoir étudié ou travaillé au Canada pendant quelques années faisait partie de cette appréciation du degré d’établissement de Mme Titova et, même en supposant qu’elle était déplacée, elle ne rend pas la décision déraisonnable. De plus, la demanderesse ne m’a pas convaincue que l’affirmation de l’agent selon laquelle il n’était pas rare que des relations prennent fin pendant un processus de parrainage conjugal était déraisonnable et justifiait l’intervention de la Cour. Le fait que Mme Titova soit séparée et ne réside plus avec son époux depuis mars 2019, qu’elle ait entamé une procédure de divorce, et qu’elle ait une certaine marge de manœuvre en ce qui a trait à son statut et son entrée au Canada pouvait raisonnablement être considéré comme pertinent par l’agent vu les circonstances.

[35] Comme l’a affirmé la Cour dans la décision JML, « [i]I ne faut pas oublier qu’une exemption en vertu de l’article 25 est une “mesure exceptionnelle” qui dépend du pouvoir discrétionnaire du ministre. Le demandeur n’a pas un droit absolu à un certain résultat et il n’est pas suffisant que la situation du demandeur appelle la sympathie. Le demandeur a le fardeau de convaincre l’agent que, compte tenu de sa situation personnelle, l’exigence d’obtenir un visa de l’extérieur du Canada de la façon normale lui causerait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées. Que le Canada puisse être un meilleur endroit où vivre que le pays d’origine du demandeur ne peut pas servir de critère. La Cour ne devrait pas non plus intervenir pour la simple raison qu’elle aurait pu tirer une conclusion différente. Tant que l’agent a examiné correctement toute la preuve et a tiré une conclusion défendable et acceptable, sa décision devrait être protégée du contrôle judiciaire puisque le poids à accorder aux faits particuliers relève entièrement de la compétence de l’agent ».

[36] Et la Cour a précisé : « Il est bien établi en droit que le critère approprié pour l’évaluation d’une demande CH est de déterminer si l’obligation générale imposée à tous les étrangers de présenter une demande de résidence permanente de l’extérieur du Canada causerait au demandeur des difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées ».

[37] En l’espèce, l’agent a bel et bien examiné les allégations formulées par le conseil et a accordé un certain poids à la situation difficile de Mme Titova. Toutefois, il était loisible à l’agent d’estimer que ce facteur figurait parmi de nombreux autres et qu’il ne l’emportait pas nécessairement sur eux, particulièrement à la lumière des circonstances plus récentes. En dépit du fait qu’un autre agent aurait pu tirer une conclusion différente, l’appréciation de l’agent est intelligible, cohérente et transparente. Elle correspond aux éléments de preuve qui, en fait, ont été produits à l’appui de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Il n’incombe pas à la Cour dans les contrôles judiciaires d’apprécier à nouveau les différents facteurs, et la conclusion de l’agent ne justifie pas l’intervention de la Cour.

C. Établissement

[38] Mme Titova soutient que son principal argument se rapporte à l’analyse de son établissement au Canada effectuée par l’agent, et que l’agent n’a pas accordé un poids approprié à cet établissement en le jugeant faible à modéré et en lui accordant peu de poids. En fait, Mme Titova estime que les éléments de preuve montrent le contraire. Elle précise que l’examen de son établissement au Canada qu’a effectué l’agent était contradictoire parce qu’il présentait deux points de vue opposés sur le même sujet (essentiellement en faisant état de facteurs d’établissement favorables tout en leur accordant peu de poids). Elle fait remarquer qu’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est interprétée du point de vue d’une personne raisonnable (Kanthasamy. au para 101) et que le fait d’utiliser ses réussites ou ses efforts en matière d’intégration pour rejeter la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est incompatible avec les directives de la Cour fédérale (Lauture c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 336 aux para 20, 24, et 26). Ces réussites ne peuvent pas être évoquées pour laisser entendre qu’elles se reproduiront à l’étranger.

[39] Le ministre réplique que la décision de l’agent tenait compte de tous les éléments de preuve et soupesait les facteurs présentés par Mme Titova. De plus, il prétend que les arguments formulés par Mme Titova contestent des exemples qui ont été choisis pour tout simplement étayer les conclusions de l’agent. La Cour ne devrait pas réévaluer les éléments de preuve ou les facteurs. Plus particulièrement, en rejetant la demande, l’agent a souligné qu’il n’avait pas reçu de lettres de particuliers au Canada à l’appui de la demande de Mme Titova et que cette dernière avait des liens importants en Russie, par son niveau d’instruction, ses liens familiaux, ses compétences linguistiques et son expérience de travail. L’agent a conclu qu’une absence de deux ans de la Russie n’était pas une période démesurément longue, puisque Mme Titova avait résidé pendant la plus grande partie de sa vie dans ce pays. Par conséquent, Mme Titova n’a pas établi qu’elle serait exposée à des difficultés inhabituelles si elle retournait en Russie.

[40] Pour sa part, Mme Titova fait remarquer que les explications données par l’agent au sujet de son retour en Russie montrent qu’un grand nombre d’éléments ont été pris en compte, comme son niveau d’instruction, son expérience de travail ainsi que ses liens sociaux et familiaux en Russie. L’analyse montre que ce sujet était le seul qui ait reçu une attention raisonnable de la part de l’agent.

[41] En ce qui concerne l’établissement, Mme Titova a invoqué le fait qu’elle avait appris le français, qu’elle allait à l’église et qu’elle s’était efforcée de devenir indépendante financièrement, ce dont on peut raisonnablement s’attendre de la part des ressortissants étrangers. Elle n’a malheureusement pas présenté beaucoup d’éléments de preuve d’un établissement plus prononcé, et l’agent a eu raison de conclure que son établissement était faible à modéré, puisque la preuve à cet égard était fragmentaire. Je peux comprendre que Mme Titova ne souscrive pas à la conclusion de l’agent, mais il n’appartient pas à la Cour de modifier le poids qui a été accordé à diverses considérations d’ordre humanitaire. Là encore, en contrôle judiciaire, la Cour ne peut pas substituer sa propre appréciation des éléments de preuve à celle du décideur administratif et doit, en fait, « éviter de soupeser et d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31 au para 55).

VII. Conclusion

[42] Pour ces motifs, la demande sera rejetée.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑1315‑20

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Martine St‑Louis »

Juge


Traduction certifiée

Line Niquet, trad. a


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

IMM‑1315‑20

 

INTITULÉ :

CHESLAVA TITOVA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (québec) – audience tenue par vidéoconférence

DATE DE L’AUDIENCE :

le 14 juin 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

la juge st‑LOUIS

DATE DES MOTIFS :

le 30 juin 2021

COMPARUTIONS :

Me Pietro Iannuzzi

pour lA demandeRESSE

Me Simone Truong

pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Pietro Iannuzzi

Montréal (Québec)

pour lA demandeRESSE

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

pour le défendeur

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.