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Date : 20210625


Dossier : IMM-5513-20

Référence : 2021 CF 672

Ottawa (Ontario), le 25 juin 2021

En présence de l’honorable madame la juge Roussel

ENTRE :

RAFAELE ZAMOR

JAN GREGOR ZAMOR

partie demanderesse

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La demanderesse principale, Rafaele Zamor, et son frère, le demandeur associé, Jan Gregor Zamor, sont citoyens d’Haïti. Ensemble, ils sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision rendue le 29 septembre 2020 par la Section d’appel des réfugiés [SAR]. Celle-ci rejette leur appel et confirme la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] qui rejette leurs demandes d’asile. À l’instar de la SPR, la SAR conclut que les demandeurs ne sont pas crédibles sur des éléments essentiels de leurs demandes et que la preuve documentaire présentée par les demandeurs ainsi que la preuve documentaire sur Haïti dans le Cartable national de documentation [CND] ne permettent pas de surmonter les problèmes de crédibilité des demandeurs.

[2] Les demandeurs soutiennent d’abord que la SAR a erré dans son analyse sous les articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], violant ainsi les principes de l’équité procédurale et de justice naturelle. Ils reprochent à la SAR d’avoir conclu qu’il importait peu que la SPR ait analysé leurs demandes sous l’article 96 ou 97 de la LIPR puisqu’elle a jugé que leurs allégations n’étaient pas crédibles. Les demandeurs soutiennent que la conclusion qu’un demandeur n’est pas crédible n’entraîne pas nécessairement le rejet de la demande d’asile en vertu des articles 96 et 97 de la LIPR. Ils font valoir qu’il était nécessaire de prendre en considération la preuve objective dans le CND, car celle-ci aurait pu amener la SAR ou la SPR à conclure que les demandeurs étaient des réfugiés ou des personnes à protéger, indépendamment de leur crédibilité. Selon les demandeurs, leurs demandes auraient dû être analysées tant sous l’article 96 que sous l’article 97 de la LIPR puisque, d’une part, leurs demandes comprenaient des motifs liés à la Convention, soit la religion et l’appartenance au groupe social de la famille et, d’autre part, elles soulevaient un risque de menace à leur vie en raison des groupes de bandits qui les persécutaient.

[3] Ensuite, les demandeurs soutiennent que l’évaluation par la SAR de leur crédibilité était déraisonnable. Bien qu’ils concèdent que des modifications importantes au formulaire de Fondement de la demande d’asile [FDA] peuvent affecter la crédibilité d’un demandeur d’asile, ils soutiennent que, dans les circonstances de leurs demandes, il s’agit d’une erreur de baser le rejet essentiellement sur les modifications au formulaire FDA. Ils soutiennent que la SAR a mal interprété, tout comme la SPR, leurs explications justifiant les changements apportés à leurs récits.

[4] Enfin, les demandeurs reprochent à la SPR et à la SAR leur évaluation de la preuve documentaire soumise au soutien de leurs demandes d’asile.

[5] La Cour ne peut souscrire aux arguments des demandeurs.

[6] Premièrement, l’argument soulevé par les demandeurs relativement à l’obligation de la SAR d’analyser les demandes d’asile sous les articles 96 et 97 de la LIPR ne soulève pas une question d’équité procédurale. Cette question ainsi que celles portant sur la crédibilité et l’évaluation de la preuve doivent être examinées en regard de la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 10, 16-17 [Vavilov]; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 au para 35; Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 732 (CAF) (QL) au para 4; Abdelgadir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 721 au para 8 [Abdelgadir]). Les demandeurs n’ont pas démontré que les exceptions qui permettent de réfuter la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable sont applicables en l’espèce. Une décision raisonnable est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov au para 85).

[7] Les motifs de la SAR doivent être examinés en fonction des arguments qu’ont présentés les demandeurs en appel. Malgré la conclusion de la SPR « qu’il n’y a[vait] aucun lien entre les allégations des demandeurs et l’un des cinq motifs de la Convention, soit [leurs] convictions religieuses », les demandeurs n’ont pas soulevé l’argument en appel que la SPR avait erré en concluant ainsi. Ils ont plutôt reproché à la SPR de ne pas avoir examiné leurs demandes en vertu de l’article 97 de la LIPR. Puisque les demandeurs n’ont pas contesté les conclusions de la SPR concernant l’article 96 de la LIPR, la SAR n’avait aucune raison de s’attarder sur l’analyse de la SPR sur ce point. Il s’agit d’un nouvel argument qui n’était pas devant la SAR et il serait donc inapproprié pour cette Cour de le considérer (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61 aux para 22-26; Akintola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 971 au para 21; Khan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 855 aux para 29-30).

[8] De plus, une conclusion que les demandeurs manquent de crédibilité suffit pour justifier le rejet d’une demande d’asile fondée sur les articles 96 et 97 de la LIPR, à moins que le dossier ne comporte une preuve documentaire indépendante et crédible permettant d’étayer une décision favorable aux demandeurs. Il incombait aux demandeurs de démontrer que cette preuve existe (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Sellan, 2008 CAF 381 au para 3; Qahramanloei v Canada (Citizenship and Immigration), 2021 FC 422 au para 28; Ali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 77 aux para 28-29).

[9] Deuxièmement, les conclusions de la SAR quant à la crédibilité des demandeurs sont basées sur l’importance des changements apportés au récit accompagnant le formulaire FDA et sur le témoignage des demandeurs à l’audience.

[10] Dans le récit initial, la demanderesse principale allègue la crainte d’être persécutée en raison du passé militaire de son père. Elle affirme que le 10 juin 2017, un homme inconnu se présente chez elle, alors qu’elle est assise sur la véranda de sa maison. Cet homme lui demande s’il s’agit de l’endroit où demeurent les enfants du capitaine Zamor. Lorsqu’elle répond que oui, l’homme lui dit d’une voix menaçante, « faites bien attention à vous ». Le lendemain, elle retrouve son chien mort empoisonné sur les escaliers de la maison. Elle indique que la référence à son père est pour elle un indice et explique ensuite le passé militaire de son père et la persécution contre les anciens militaires qui sévit en Haïti.

[11] Deux (2) ans plus tard, la demanderesse principale amende son récit et allègue désormais avoir été la cible de menaces aux mains d’une cousine de sa mère, qui est prêtresse de vaudou, et de ses acolytes. Celle-ci aurait toujours voulu que les demandeurs soient ses « serviteurs pour ses services de vodou [sic] », mais ils ont refusé en raison de leurs croyances religieuses. Elle affirme que cette cousine est responsable des évènements du 10 et 11 juin 2017.

[12] Dans ses motifs, la SAR note qu’à l’audience, la demanderesse principale a témoigné qu’elle craignait uniquement la cousine et ses acolytes et non les groupes qui sont contre les anciens militaires. Lorsqu’elle a été questionnée sur l’omission de mentionner l’agent ou le motif de persécution dans le récit initial, la demanderesse principale a indiqué qu’elle croyait qu’il s’agissait d’un détail. La SAR note, cependant, que lorsque la SPR lui a souligné que les ajouts étaient importants, la demanderesse principale a témoigné que la cousine « est le centre de l’histoire, c’est elle la menace ». La SAR a jugé que le récit amendé changeait le fondement même de la demande d’asile ainsi que l’auteur de la persécution et ses motifs.

[13] La SAR a également considéré le témoignage du demandeur associé, dont la demande d’asile était fondée sur celle de sa sœur. Elle note que ce dernier a déclaré en début d’audience craindre à la fois la cousine et les « groupes extrémistes qui détestent les anciens militaires ». Suite au témoignage de sa sœur qui affirmait craindre seulement la cousine, le demandeur associé a ajusté son témoignage et a indiqué craindre uniquement la cousine, comme sa sœur.

[14] Il est bien établi que tous les faits importants du récit doivent apparaître au formulaire FDA et que l’omission de les inclure peut porter un coup fatal à la crédibilité d’une demande d’asile (Occilus c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 374 au para 25). L’identité de l’agent persécuteur constitue un fait important (Garcia Hidalgo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 229 au para 17).

[15] Considérant le témoignage des demandeurs qu’ils savaient, en arrivant au Canada, que la cousine était responsable des incidents du 10 et 11 juin 2017, et le témoignage de la demanderesse principale que la cousine était le « centre de l’histoire » et qu’elle ne craignait pas les groupes qui sont contre les anciens militaires, la Cour estime qu’il était tout à fait raisonnable pour la SAR de conclure qu’il ne s’agissait pas d’un détail, mais du fondement même de leurs demandes d’asile. Il était également raisonnable pour la SAR de conclure que les explications des demandeurs pour justifier l’omission de mentionner la personne au centre de leurs problèmes en Haïti ainsi que les motifs pour les cibler dans le récit initial étaient insuffisantes et que leur crédibilité en était affectée.

[16] Troisièmement, la Cour est d’avis que les demandeurs n’ont pas démontré que l’appréciation de la preuve documentaire par la SAR était déraisonnable. Les documents soumis par les demandeurs ne permettent pas d’étayer leurs allégations que la cousine est responsable des évènements du 10 et 11 juin 2017. Quant à la lettre de la mère des demandeurs qui mentionne les menaces de la cousine, la SAR indique qu’elle considère que la lettre « ne permet pas, à elle seule, d’établir selon la prépondérance de la preuve, que les faits allégués par les [demandeurs] ont eu lieu ». En effet, l’examen de la lettre démontre qu’elle ne fait qu’indiquer que les demandeurs sont menacés par la cousine sans plus de détails sur les évènements qui ont poussé les demandeurs à quitter Haïti. Après examen de la preuve documentaire soumise par les demandeurs, la Cour est d’avis que la SAR pouvait raisonnablement conclure que celle-ci n’était pas suffisante pour pallier aux problèmes de crédibilité des demandeurs. Par ailleurs, il est bien établi que le manque de crédibilité concernant les éléments centraux d’une demande d’asile peut s’étendre à d’autres éléments de la demande et s’appliquer de manière générale aux éléments de preuve documentaire présentés pour corroborer une version des faits (Abdelgadir au para 18).

[17] Quant à la preuve contenue au CND, les demandeurs avaient le fardeau d’établir le lien entre la preuve documentaire objective et leur situation personnelle. Ayant conclu que le récit des demandeurs n’était pas crédible, la SAR n’avait pas à considérer la preuve documentaire objective contenue au CND. Celle-ci ne pouvait, à elle seule, établir les allégations des demandeurs quant à l’identité et les motifs de l’agent persécuteur (Buza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 577 au para 17; Ayikeze c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1395 au para 22).

[18] Il importe de rappeler que les conclusions relatives à la crédibilité d’un demandeur d’asile et à l’évaluation de la preuve commandent un degré élevé de retenue de la part de cette Cour. Bien que les demandeurs ne soient pas d’accord avec les conclusions de la SAR et celles de la SPR, il ne revient pas à cette Cour de réévaluer et de soupeser la preuve de nouveau pour en arriver à une conclusion qui serait favorable aux demandeurs (Vavilov au para 125; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 aux para 59, 61).

[19] Pour conclure, la Cour estime que lorsque les motifs de la SAR sont interprétés de manière globale et contextuelle, ils possèdent les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité (Vavilov aux para 97, 99). La Cour ne voit donc aucune raison d’intervenir en l’espèce.

[20] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question de portée générale n’a été soumise aux fins de certification et la Cour est d’avis que cette cause n’en soulève aucune.


JUGEMENT au dossier IMM-5513-20

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée; et

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Sylvie E. Roussel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5513-20

INTITULÉ :

RAFAELE ZAMOR ET AL c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 JUIN 2021

JUGEMENT ET motifs :

LA JUGE ROUSSEL

DATE DES MOTIFS :

LE 25 juin 2021

COMPARUTIONS :

Rym Jawad

Pour LA PARTIE DEMANDERESSE

Sherry Rafai Far

Maude Normand (stagiaire)

Pour LA PARTIE DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Aristide Koudiatou Inc.

Montréal (Québec)

Pour LA PARTIE DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

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