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Date : 20210630


Dossier : IMM‑7276‑19

Référence : 2021 CF 694

[traduction française]

Ottawa (Ontario), le 30 juin 2021

En présence de madame la juge Sadrehashemi

ENTRE :

KHUSHWINDER KAUR LAKHANPAL

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ÉGALEMENT APPELÉ LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La demanderesse, madame Lakhanpal, a demandé la résidence permanente au titre du programme Voie d’accès provisoire pour les aides familiaux. La demande de Mme Lakhanpal a été rejetée au motif que celle‑ci ne répondait pas aux conditions d’admissibilité en matière de scolarité qui sont énoncées dans les lignes directrices du programme. La seule question à trancher dans la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si l’agent a apprécié de façon raisonnable les éléments de preuve se rapportant aux études de Mme Lakhanpal.

[2] J’estime que la décision de l’agent de rejeter la demande est déraisonnable parce qu’elle n’est pas transparente, intelligible ou justifiée eu égard aux éléments de preuve dont il disposait. Pour les motifs qui sont énoncés ci‑après, j’accueille la présente demande de contrôle judiciaire.

II. Contexte

[3] Mme Lakhanpal est une citoyenne de l’Inde. Elle détient un diplôme d’études secondaires du conseil scolaire du Pendjab et a décroché un diplôme en soins infirmiers généraux et obstétrique après avoir étudié pendant environ quatre ans au Collège des soins infirmiers de l’Institut de formation en soins infirmiers Sigma, en Inde. Mme Lakhanpal travaille au Canada depuis août 2016 à divers titres liés à la prestation de soins.

[4] Après avoir travaillé pendant quelque trois ans à la prestation de soins au Canada, Mme Lakhanpal a demandé la résidence permanente. Elle a présenté sa demande au titre d’un programme spécial, la Voie d’accès provisoire pour les aides familiaux (le programme Voie d’accès provisoire) créé par le ministre en vertu du pouvoir qui lui est conféré par l’article 25.2 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] lorsque l’intérêt public le justifie.

[5] Le programme Voie d’accès provisoire consistait en un cheminement provisoire vers la résidence permanente qui était offert à « certains aides familiaux étrangers temporaires travaillant en milieu familial qui sont venus au Canada en pensant obtenir la résidence permanente, mais qui ne répondaient pas aux critères des voies qui étaient offertes aux aides familiaux » (Canada, Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, Politique d’intérêt public visant à rétablir une voie d’accès provisoire à la résidence permanente pour les aides familiaux (Ottawa : Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, 2019) (le document d’information)). Il s’agissait d’un programme gouvernemental unique, de courte durée, qui était entré en vigueur le 4 mars 2019 et avait pris fin trois mois plus tard, le 4 juin 2019.

[6] Par ce programme, le gouvernement voulait reconnaître que, dans la foulée de la refonte du programme des aides familiaux résidants, en 2014, certains travailleurs étrangers qui étaient entrés au Canada en vertu des programmes pilotes des aides familiaux croyaient à tort qu’ils avaient accès à une voie directe à la résidence permanente après avoir travaillé pendant deux ans au Canada, comme le prévoyait le programme des aides familiaux précédent. Cette voie unique, à court terme, a été élaborée afin d’« atténuer les vulnérabilités particulières que les aides familiaux étrangers temporaires au Canada vivaient du fait qu’ils ne pouvaient pas obtenir la résidence permanente par l’une des voies d’accès actuellement offertes » tout en visant à « reconnaître l’apport important des aides familiaux aux familles canadiennes » (le document d’information).

[7] Un agent (l’agent) du Centre de traitement des demandes d’Edmonton du ministère de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté du Canada (IRCC) a rejeté la demande de résidence permanente de Mme Lakhanpal le 21 novembre 2019. L’agent a établi que la demanderesse ne répondait pas aux conditions d’admissibilité énoncées dans les lignes directrices du programme parce qu’elle n’avait pas réussi à prouver qu’elle avait obtenu au moins l’équivalent d’un diplôme d’études secondaires canadien.

[8] Il s’agit du contrôle judiciaire de ce refus.

III. Questions en litige et norme de contrôle

[9] La seule question en litige est celle de savoir si l’agent a apprécié de façon raisonnable les éléments de preuve en ce qui concerne le niveau de scolarité de la demanderesse.

[10] Dans mon examen de la décision de l’agent, j’appliquerai la norme de contrôle de la décision raisonnable. Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a confirmé que le caractère raisonnable était la norme de contrôle qui est présumée s’appliquer quant à l’examen du bien‑fondé des décisions administratives. Les parties conviennent que la norme de la décision raisonnable est celle qui s’applique, et l’affaire ne soulève aucune question qui justifierait que l’on s’écarte de cette présomption.

IV. Analyse

[11] L’agent a rejeté la demande présentée par Mme Lakhanpal parce que celle‑ci ne répondait pas aux conditions du programme relativement à la scolarité; plus précisément, Mme Lakhanpal avait omis de présenter des éléments de preuve indiquant que son niveau de scolarité équivalait au moins à un diplôme d’études secondaires canadien.

[12] J’estime que, pour arriver à cette conclusion, l’agent a omis d’apprécier véritablement les constatations du rapport d’évaluation des diplômes d’études. L’agent n’a pas expliqué pourquoi il croyait que les études postsecondaires faites par Mme Lakhanpal en Inde, considérées comme équivalant à trois ans et demi de formation et d’études en milieu hospitalier au Canada, ne correspondaient pas aux conditions minimales en matière de scolarité de l’équivalent d’un diplôme d’études secondaires canadien.

[13] Les lois ou règlements fédéraux ne prévoient pas de condition d’admissibilité expressément pour le programme Voie d’accès provisoire. IRCC a diffusé des lignes directrices expliquant les conditions d’admissibilité au programme, y compris le niveau de compétence linguistique, le type et le nombre d’années d’expérience de travail au Canada, et le niveau de scolarité minimal.

[14] Les seules exigences qui concernent le présent contrôle judiciaire ont trait aux études. Elles sont décrites en ces termes :

Ont obtenu :

a. un diplôme canadien complété équivalant au moins à un diplôme d’études secondaires; ou

b. une attestation d’études, un certificat ou un diplôme étranger ainsi qu’une attestation d’équivalence – délivrée dans les cinq années précédant la date de présentation de la demande – indiquant que l’attestation d’études, le certificat ou le diplôme équivaut à un diplôme d’études secondaires canadien complété.

[15] Puisque Mme Lakhanpal a obtenu son diplôme d’études secondaires en Inde, la seconde possibilité s’appliquait à elle, et elle devait présenter une évaluation des diplômes d’études démontrant qu’elle détenait l’équivalent d’un diplôme d’études secondaires canadien.

[16] Les demandeurs ont été informés qu’ils pouvaient répondre aux exigences en matière de scolarité du programme en démontrant qu’ils détenaient un diplôme d’études secondaires canadien ou un diplôme plus élevé) (comme il est mentionné dans les instructions de programme et la liste de contrôle des documents accompagnant les formulaires de demande). De plus, l’organisme désigné par IRCC pour l’évaluation des diplômes d’études, World Education Services (WES), dans le cas de Mme Lakhanpal, donne instruction aux demandeurs de présenter leur diplôme d’études le plus élevé pour fins d’évaluation.

[17] Mme Lakhanpal a suivi ces instructions et a fourni les documents se rapportant à son diplôme d’études le plus élevé, soit ses études en soins infirmiers en Inde, à l’organisme désigné pour l’évaluation des diplômes d’études, WES. Elle a aussi envoyé son diplôme d’études secondaires et ses relevés de notes.

[18] WES a établi que le diplôme de la demanderesse en soins infirmiers généraux et obstétrique, qui était inscrit dans le rapport comme étant le titre de compétence évalué, équivalait à [traduction] « trois ans et demi d’études et de formation en milieu hospitalier au Canada ». L’organisme a ajouté au rapport une [traduction] « remarque » selon laquelle ce diplôme [traduction] « n’équiva[lai]t pas à un diplôme d’études secondaires canadien complété ». Le diplôme d’études secondaires qu’avait aussi présenté Mme Lakhanpal n’a pas été évalué.

[19] Outre le rapport d’évaluation des diplômes d’études de WES, l’agent disposait aussi du diplôme d’études secondaires de Mme Lakhanpal et de deux approbations relatives à des études d’impact sur le marché du travail (EIMT) au Canada, selon lesquelles un diplôme d’études secondaires était le niveau de scolarité minimal requis.

[20] Dans la lettre de décision qui a été envoyée à Mme Lakhanpal, l’agent a affirmé que la demande était rejetée parce que les conditions d’admissibilité n’étaient pas remplies et il a coché la case correspondant aux exigences en matière de scolarité. Les exigences sont énoncées incorrectement dans la lettre de décision. Ces erreurs ne sont pas très importantes et n’ont pas été soulevées par la demanderesse étant donné que, dans les notes consignées par l’agent (le SMGC), lesquelles, les parties en conviennent, font partie des motifs de décision de l’agent, les exigences du programme en matière de scolarité sont exemptes d’erreurs. Après avoir énoncé les exigences, l’agent s’est contenté d’écrire ce qui suit :

[TRADUCTION]

La DP [demanderesse principale] a présenté l’EDE [évaluation des diplômes d’études] réalisée par World Education Service (WES) datée du 31 août 2019. La DP a l’équivalent canadien de : trois ans et demi d’études et de formation en milieu hospitalier. Puisque la DP n’a pas l’équivalent canadien d’un diplôme d’études secondaires complété, la demande est rejetée parce que les conditions d’admissibilité ne sont pas remplies.

[21] En dépit du fait que l’agent renvoie à la conclusion figurant dans le rapport de WES selon laquelle Mme Lakhanpal a trois ans et demi d’études et de formation en milieu hospitalier, il n’explique pas pourquoi le tout ne correspond pas à l’exigence de l’équivalent d’un diplôme d’études secondaires canadien. L’agent n’a pas expliqué à la demanderesse pourquoi sa formation postsecondaire, qui avait été évaluée comme l’équivalent de trois ans et demi de formation et d’études en milieu hospitalier au Canada, ne démontrait pas qu’elle avait une scolarité suffisante pour remplir la condition minimale de l’équivalent d’un diplôme d’études secondaires canadien.

[22] La Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov, au paragraphe 13, a décrit la norme de la décision raisonnable comme un type de contrôle qui appelle la retenue judiciaire, mais qui demeure « rigoureux », et dont l’analyse a pour point de départ les motifs du décideur. La Cour a expliqué que les décideurs administratifs, dans l’exercice du pouvoir public, doivent veiller à ce que leurs décisions soient « justifié[es], intelligible[s] et transparent[es] non pas dans l’abstrait, mais pour l’individu qui en fait l’objet » (Vavilov, au para 95). Les motifs doivent être adaptés en faisant ressortir qu’ils sont justifiés « au regard de l’ensemble du droit et des faits pertinents » (Vavilov, au para 105).

[23] L’agent omet d’apprécier les trois ans et demi d’études et de formation en milieu hospitalier eu égard à la condition d’admissibilité concernant les études secondaires. C’est là une lacune fondamentale dans le raisonnement qui oblige la demanderesse à se livrer à des conjectures quant aux raisons pour lesquelles ses diplômes d’études étrangers ne sont pas considérés comme suffisants. Comme le juge Favel l’a fait remarquer dans la décision Samra c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 157, au paragraphe 23 : « Des motifs détaillés ne sont pas requis, mais il doit tout de même y en avoir plus que dans cette décision; il doit y avoir une explication quant à savoir pourquoi l’agent en est arrivé à la conclusion qu’il a rendue. »

[24] L’omission de l’agent de fournir des motifs adaptés est particulièrement préoccupante dans ce type de demandes, puisque le programme visé avait pour but d’offrir une voie d’accès provisoire à la résidence permanente aux travailleurs qui, par ailleurs, ne pourraient pas y être admissibles en vertu d’autres programmes. Les conséquences d’une décision pour le demandeur constituent un facteur contextuel susceptible de peser dans l’appréciation du caractère raisonnable (Vavilov, au para 135) :

Bon nombre de décideurs administratifs se voient confier des pouvoirs extraordinaires sur la vie de gens ordinaires, dont beaucoup sont parmi les plus vulnérables de notre société. Le corollaire de ce pouvoir est la responsabilité accrue qui échoit aux décideurs administratifs de s’assurer que leurs motifs démontrent qu’ils ont tenu compte des conséquences d’une décision et que ces conséquences sont justifiées au regard des faits et du droit.

[25] Le programme Voie d’accès provisoire était une initiative unique d’une durée de trois mois ayant été élaborée pour venir en aide à un groupe de travailleurs vulnérables qui avaient décidé de venir travailler au Canada en pensant que s’offrait à eux une voie d’accès direct à la résidence permanente. Le rejet de sa demande a eu de graves conséquences pour Mme Lakhanpal; elle ne peut pas présenter une nouvelle demande puisque cette politique d’intérêt public n’existe plus. Les motifs de l’agent et sa démarche dans le traitement de la demande ne montrent aucune considération quant à la durée limitée du programme.

[26] Le défendeur a soutenu que la mention, présentée comme une [traduction] « remarque » dans le rapport de WES, selon laquelle le niveau de scolarité de la demanderesse [traduction] « n’équiva[lai]t pas à un diplôme d’études secondaires canadien complété » constituait une preuve démontrant [traduction] « en termes non équivoques » que la demanderesse ne remplissait pas l’exigence relative aux études secondaires. Je ne suis pas de cet avis, pour deux raisons. Premièrement, il est difficile, à première vue, de savoir à quoi renvoie la remarque étant donné que le titre de compétence qui était apprécié dans le rapport était un diplôme en soins infirmiers obtenu en Inde, et non pas le diplôme d’études secondaires. Deuxièmement, et plus particulièrement, l’agent n’a pas renvoyé à cette remarque dans le rapport de WES dans sa décision. Ce n’est pas une question au sujet de laquelle les parties ou moi devrions faire des conjectures en contrôle judiciaire. L’agent aurait dû aborder cette remarque dans ses motifs si elle constituait le motif du rejet de la demande.

[27] De plus, le défendeur soutient qu’il incombait à la demanderesse de présenter des éléments de preuve exhaustifs, clairs et convaincants pour remplir les conditions d’admissibilité. Bien qu’il soit indubitablement vrai qu’il incombe à la demanderesse de présenter suffisamment d’éléments de preuve pour remplir les conditions d’admissibilité (voir par exemple la décision Hamza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 264 au para 22), il reste que l’agent a mission d’apprécier les éléments de preuve dont il dispose et d’expliquer en quoi ils ne remplissent pas les conditions d’admissibilité pour lesquelles il rejette la demande. L’agent n’en a rien fait.

[28] Les motifs peu étoffés qui ont été fournis à Mme Lakhanpal quant au rejet de sa demande n’abordent pas la question fondamentale à la lumière des éléments de preuve. L’agent a plutôt favorisé une interprétation rigoureuse des conditions sans fournir le moindre raisonnement pour expliquer pourquoi la preuve d’équivalence du diplôme produite par Mme Lakhanpal était insuffisante.

[29] Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire sera renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision conformément aux présents motifs.

[30] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM 7276‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de l’agent est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour une nouvelle décision;

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Lobat Sadrehashemi »

Juge

Traduction certifiée

Line Niquet, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑7276‑19

 

INTITULÉ :

KHUSHWINDER KAUR LAKHANPAL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ÉGALEMENT APPELÉ LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 JUIN 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE SADREHASHEMI

 

DATE DES MOTIFS :

LE 30 JUIN 2021

 

COMPARUTIONS :

Harry Virk

pour lA demandeRESSE

Kimberley Sutcliffe

pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Harry Virk

Liberty Law Corporation

Abbotsford (Colombie‑Britannique)

pour lA demandeRESSE

 

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

pour le défendeur

 

 

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