Dossier : IMM‑1152‑20
Référence : 2021 CF 691
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 30 juin 2021
En présence de madame la juge Fuhrer
ENTRE :
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SIMRANPREET SINGH
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1]
M. Simranpreet Singh a présenté une demande de permis de travail en mars 2009 dans le cadre du Programme des travailleurs étrangers temporaires afin de travailler comme conducteur de grand routier au Canada pendant deux ans. Auparavant, il avait travaillé pendant plusieurs années comme camionneur aux Émirats arabes unis dans deux entreprises différentes qui lui ont remis des « certificats d’expérience »
ou des lettres de recommandation. M. Singh a joint ces documents ainsi que d’autres à sa demande de permis de travail.
[2]
Un agent des visas de l’ambassade canadienne à Abu Dhabi, aux Émirats arabes unis, a rejeté la demande de M. Singh pour deux motifs. L’agent n’était pas convaincu que M. Singh (i) quitterait le Canada à la fin de son séjour comme le mentionne le paragraphe 200(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (le RIPR), [traduction] « en raison de ses liens familiaux au Canada et dans [son] pays de résidence »
; et qu’il (ii) serait en mesure d’effectuer le travail adéquatement. Voir l’Annexe A du présent jugement et des présents motifs pour consulter le paragraphe 200(1) du RIPR.
[3]
M. Singh demande le contrôle judiciaire de la décision de l’agent des visas. Pour les motifs que j’exprimerai plus en détail ci‑dessous, je conclus que la décision de l’agent manque de justification, d’intelligibilité et de transparence et j’accueille donc la demande de contrôle judiciaire du demandeur.
II.
La question en litige et la norme de contrôle
[4]
Tous s’entendent pour dire que la seule question à trancher en l’espèce est celle de savoir si la décision de l’agent est raisonnable. L’affaire dont je suis saisie ne comporte aucune des situations dans lesquelles la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable peut être réfutée, situations décrites par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 17 et 69.
III.
Analyse
A.
A. Les liens familiaux
[5]
En ce qui concerne le premier motif de rejet, je conclus que l’absence de motifs clairs justifiant la conclusion de l’agent selon laquelle M. Singh ne quitterait pas le Canada à la fin de son séjour à cause de ses liens familiaux au Canada rend la décision déraisonnable par manque de justification : Vavilov, précité, au para 86. À mon avis, il est évident d’après le dossier que rien ne prouve que M. Singh a des liens familiaux au Canada, chose que le défendeur a admise dans ses observations écrites et dans ses plaidoiries devant la Cour. Au contraire, selon la preuve produite par M. Singh, son épouse, son enfant et ses parents vivent en Inde. J’ajoute qu’il n’est pas évident de savoir à quel pays l’agent renvoyait lorsqu’il a parlé du « pays de résidence »
. S’agissait‑il des Émirats arabes unis, de l’Inde ou d’un autre pays?
[6]
Les brèves notes dans le Système mondial de gestion des cas (SMGC), qui font partie des motifs de l’agent expliquant son refus d’approuver la demande de permis de travail de M. Singh, ne traitent pas non plus de la famille de ce dernier. Par souci de clarté, ce n’est pas la longueur des notes du SMGC qui me préoccupe. C’est plutôt le fait que la demande de M. Singh a été refusée sur ce fondement, ce qui, pour paraphraser l’arrêt Vavilov, précité, au para 86, ne correspond pas contexte factuel et n’est pas étayé par des motifs, encore moins par un raisonnement intelligible et rationnel.
B.
B. La capacité d’effectuer le travail
[7]
Bien que la conclusion ci‑dessus soit déterminante, je vais néanmoins faire quelques commentaires sur le deuxième motif de refus, car à mon avis, l’agent a commis une erreur là aussi. Plus particulièrement, je juge que le motif de l’insuffisance de la preuve invoqué par l’agent pour justifier sa conclusion selon laquelle M. Singh ne serait pas en mesure d’effectuer le travail adéquatement de manière à assurer la sécurité des Canadiens, manque d’intelligibilité et de transparence, et rend donc sa décision déraisonnable.
[8]
L’agent s’est fondé sur deux éléments pour évaluer si M. Singh serait en mesure d’exercer le poste de conducteur de grand routier que l’entreprise Light Speed Logistics Inc., basée à Calgary, lui avait proposé. Premièrement, l’agent a conclu que les éléments de preuve présentés par M. Singh ne suffisaient pas à prouver qu’il avait de l’expérience comme camionneur. Deuxièmement, l’agent n’était pas convaincu que M. Singh possédait un niveau d’anglais suffisant pour effectuer le travail, en se fondant sur sa note de 4,5 en lecture dans le Système international de tests de la langue anglaise (IELTS). J’examinerai chacun de ces éléments tour à tour ci‑dessous.
(1)
L’insuffisance de la preuve
[9]
En ce qui concerne l’insuffisance de la preuve, l’agent a reconnu que M. Singh détenait un permis de conduire des Émirats arabes unis lui permettant de conduire des véhicules lourds, mais il a conclu que les lettres de recommandation à elles seules ne démontraient pas que M. Singh avait effectué le travail allégué. Je remarque que les trois lettres de recommandation confirment que M. Singh occupait un poste de conducteur de poids lourds. En outre, l’agent n’a pas contesté expressément l’authenticité de ces lettres. Il a plutôt noté ceci : [traduction] « par exemple, il n’y a pas de talon de paie pour démontrer qu’un salaire a été versé et [M. Singh] n’a pas non plus fourni de copie de son visa des Émirats arabes unis sur lequel sa profession est indiquée »
.
[10]
À l’audience devant moi, le ministre a fait valoir que les lettres de recommandation ne donnent de pas de détail sur les fonctions réelles de M. Singh ni sur son « expérience »
en tant que camionneur. Autrement dit, les lettres ne démontrent pas que les exigences du poste correspondent à celles du poste de « conducteur de grand routier »
dans la classification nationale des professions (la CNP) et donc, ne démontrent pas sa capacité à effectuer le travail. Je ne suis pas en désaccord. Par contre, ce n’est pas ce que l’agent a dit à propos de l’insuffisance de la preuve. De plus, il n’appartient pas à la Cour de combler les lacunes dans les motifs du décideur : Vavilov, précité, au para 96.
[11]
Je suis plutôt d’avis que la justification de l’agent montre qu’il doutait de l’authenticité des lettres de recommandation, comme l’a soutenu le demandeur, et que c’est pour cette raison qu’il a demandé des talons de paie, une preuve de dépôt de salaire et le visa des Émirats arabes unis pour corroborer ces lettres. Je conviens avec le demandeur qu’aucun de ces types d’éléments de preuve ne démontrerait l’expérience de M. Singh ou sa capacité à effectuer le travail de manière à assurer la sécurité des Canadiens, et qu’ils auraient plutôt permis de vérifier s’il avait réellement occupé les postes qu’il prétendait avoir occupés.
[12]
Même s’il n’y a aucune mention expresse de la crédibilité dans les notes du SMGC, je juge que le renvoi, par l’agent, à des éléments de preuve que le demandeur pouvait ou aurait pu produire pour corroborer son emploi de camionneur plutôt que sa capacité à effectuer le travail équivaut à « un moyen de déguiser (ou “d’énoncer en termes voilés”) une conclusion inexpliquée quant à la crédibilité »
: Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14 au para 35. À mon avis, l’explication de l’agent concernant l’insuffisance de la preuve, motif sur lequel il s’est fondé pour dire qu’il n’était pas convaincu de la capacité de M. Singh à effectuer le travail, est lacunaire ou inintelligible et manque de transparence, ce qui justifie l’intervention de la Cour.
(2)
La note en lecture obtenue à l’examen de l’IELTS
[13]
En ce qui concerne la note de 4,5 que M. Singh a obtenue au volet lecture à l’examen de l’IELTS, l’agent n’était [traduction] « pas convaincu que [M. Singh] possédait un niveau d’anglais suffisant pour effectuer le travail adéquatement, notamment parce qu’il sera tenu de lire des manuels, des règles, des formulaires et autres documents sur le camionnage »
. Aussi brefs ces motifs soient‑ils, j’estime qu’ils sont suffisants pour comprendre les préoccupations de l’agent concernant la capacité de M. Singh à effectuer le travail. Prenant note du pouvoir discrétionnaire considérable et de la déférence auxquels les agents des visas ont droit dans les affaires comme celle‑ci, je conclus qu’il appartenait à l’agent de déterminer l’importance du niveau de lecture du demandeur dans les circonstances : Patel v Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 573 aux para 26 et 27. Cela étant dit, le prochain agent des visas qui procédera au nouvel examen de la demande de permis de travail du demandeur sera tenu d’examiner à nouveau la totalité des documents produits par le demandeur, y compris sa note globale à l’examen de l’IELTS, et de rendre ses propres conclusions.
IV.
Conclusion
[14]
Pour les motifs qui précèdent, j’accueille la demande de contrôle judiciaire du demandeur. La décision rendue par l’agent des visas le 12 février 2020 est annulée et l’affaire sera renvoyée à un autre agent des visas pour qu’il rende une nouvelle décision.
[15]
Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé de question de portée générale à certifier et je suis d’avis qu’aucune ne se pose dans les circonstances.
JUGEMENT dans le dossier IMM‑1152‑20
LA COUR STATUE :
La demande de contrôle judiciaire du demandeur est accueillie.
La décision rendue par l’agent des visas le 12 février 2020 est annulée et l’affaire sera renvoyée à un autre agent des visas pour qu’il rende une nouvelle décision.
Il n’y a aucune question à certifier.
« Janet M. Fuhrer »
Juge
Traduction certifiée conforme,
Mélanie Vézina
Annexe « A »
: Dispositions applicables
Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM‑1152‑20
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INTITULÉ :
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SIMRANPREET SINGH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 28 juin 2021
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LA JUGE FUHRER
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DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :
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Le 30 juin 2021
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COMPARUTIONS :
Peter W. Wong
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Pour le demandeur
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Camille N. Audain
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Peter W. Wong
Caron & Partners LLP
Calgary (Alberta)
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Pour le demandeur
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Procureur général du Canada
Calgary (Alberta)
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Pour le défendeur
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